12 Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert 13 et, dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient.
Jésus, le personnage principal de l’évangile de Marc, vient d’entrer en scène, en venant depuis Nazareth se faire baptiser par Jean. Voilà maintenant un deuxième temps de l’entrée en scène de Jésus, avec son passage au désert. J’ai déjà eu l’occasion de commenter deux fois ce passage, Guetter les signes d’amour et En harmonie avec le monde. A vrai dire, ce deuxième temps d’entrée en scène est plutôt une sortie de scène ! Voilà notre personnage au désert, c’est-à-dire à part de tout et de tous. C’est une nouvelle surprise, quand on l’attendrait a priori effectuant une première action éclatante.
Notre passage commence par un « aussitôt » (en grec, [éouthus]), mot que nous avons déjà rencontré il y a peu : c’est celui qui introduit ce qui se passe après le baptême de Jésus. Rappelons-nous : « Il est baptisé dans le Jourdain par Jean. Et aussitôt, remontant hors de l’eau, il voit les cieux se déchirer et l’esprit comme une colombe qui descend en lui… ». Cet « aussitôt« -là était suivi, on vient de le relire, par une mention de l’action de l’esprit : or c’est encore le cas dans cet « aussitôt« -ci. Voilà qui me fait réaliser que j’ai eu tort de penser d’abord, que l’épisode que nous abordons était réellement distinct du précédent chez Marc. Au contraire, tout semble montrer que j’aurais dû les aborder ensemble. Et l’on a sans doute pour Marc le schéma suivant : 1) Jésus remonte hors de l’eau (il redevient actif, après avoir été baptisé par Jean) ; 2) Jésus reçoit une double initiative « d’en-haut » qui consiste en 2a) une vision de l’esprit descendant en lui accompagnée de l’audition d’une déclaration paternelle, et 2b) une motion de l’esprit qui le fait changer de contexte. Ce double « aussitôt » n’en est en fait qu’un seul, il nous met aux prises avec un double déclenchement du fait de la sortie des eaux par Jésus. Je dis déclenchement, parce que nous avons il me semble mis en lumière la semaine passée qu’il n’y avait pas de relation de cause à effet entre l’action de Jésus et l’initiative céleste, mais plutôt une logique d’échange, de don et de contre-don, d’une gratuité en réponse à une autre. Gardons cela présent à notre esprit, et commençons par essayer de bien comprendre notre texte d’aujourd’hui, puis nous pourrons essayer de replacer ce que nous aurons compris dans le contexte qu’il nous semble apercevoir maintenant.
»…l’Esprit pousse Jésus au désert… », ou plutôt comme on l’a déjà remarqué dans nos deux commentaires précédents, l’esprit l’expulse ([ékballoo]) au désert. Le verbe est très fort, et nous avons déjà noté que c’est celui que Marc va employer bien souvent pour parler de l’action de Jésus lui-même avec les « démons » ou les « esprits impurs » : lui aussi les expulse, les jette dehors. Il s’agit d’une action souveraine, irrésistible, qui s’impose à celui qui la subit sans qu’aucune résistance soit possible. Mais quel peut bien être le sens de cette motion de l’esprit qui s’impose à Jésus ?
Du désert, il a déjà été beaucoup question en peu de temps, en ce début de l’évangile de Marc. La première mention vient avec la citation inaugurale du prophète Isaïe « Une voix ! Quelqu’un crie dans le désert : préparez le chemin du seigneur… » (Is.40,3) : il s’agit du retour des exilés. Le prophète annonce l’expiation achevée de la faute qui avait valu au peuple l’exil, il annonce désormais la consolation. A travers le désert (celui qui sépare Babylone de la Terre promise, si on coupe au plus court), une route se trace pour qu’ils reviennent au plus vite. Le désert est à l’évidence, matériellement, un lieu de désolation, un lieu austère : le peuple, pour rentrer au plus vite, doit passer par ce dépouillement qui ouvre à la joie d’une communion retrouvée avec son dieu. Et justement -deuxième mention-, Jean « baptise dans le désert« , c’est-à-dire que l’exercice de son ministère est à comprendre comme l’étape du retour vers le promesse. Dans cette austérité et ce dépouillement qui marquent le retour du peuple vers son dieu, le baptême de Jean se situe comme une étape décisive, un acte qui pose le choix de la « conversion » c’est-à-dire du retour, d’une vie désormais en marche vers la rencontre du dieu et de sa promesse.
Or nous avons montré à l’étape précédente que Jésus « vient » à la rencontre, il prend l’initiative de la rencontre. Mais il s’agit cette fois de la rencontre avec le peuple dans ce baptême : Marc le présente comme si lui venait depuis le point d’arrivée du peuple, car la Galilée est aussi le premier point de la Terre promise atteint si l’on vient en ligne droite depuis Babylone ! Autrement dit, Marc présente Jésus comme venant jusqu’au désert à la rencontre du peuple de retour. En filigrane, c’est le dieu qui ne reste pas en attente du retour de son peuple, mais qui prend l’initiative de venir le trouver où il est. Cela éclaire-t-il cette « expulsion » ? Il me semble que oui, et deux deux manières.
D’abord, cela montre bien l’initiative divine. L’esprit qui a l’initiative de « descendre en [Jésus]« , et la voix céleste, manifestent l’approbation divine de l’initiative de Jésus d’aller ainsi à la rencontre du peuple en recevant le baptême. Et dans le même temps, d’une façon irrésistible, ce même esprit envoie Jésus dans le désert où se trouve le peuple qui veut revenir vers son dieu. Le dieu prend à son compte l’initiative de Jésus, la fait sienne. Ensuite (mais peut-être cela vient-il plus dans l’esprit du lecteur que dans l’intention de Marc lui-même ?), cette « expulsion » évoque fortement celle du « bouc émissaire » vers le désert. On peut aller relire cela en Lv.16 : en fait, les boucs sont deux, et ils font partie de la mise en œuvre du sacrifice d’expiation (expiation qui est bien le contexte du « désert » tel qu’Isaïe 40 l’évoque, et que Marc le reprend). Ce sacrifice reprend de nombreux traits de celui, fondateur, qui instaure la première alliance (Ex.24), le sang (du premier bouc) -qui est le signe de la vie- asperge l’autel -qui est le signe du dieu-, autrement dit, c’est de nouveau la vie en communion avec le dieu qui est ré-offerte. Mais la réalité historique qui brise cette communion, les péchés, doit pour cela être effacée : les péchés sont transférés via l’imposition des mains des prêtres sur le deuxième bouc, lequel est ensuite chassé, « expulsé » au désert (où on ne sait pas ce qu’il devient, il est abandonné -puisqu’il s’agit d’abandonner ses péchés). Il me semble ainsi que Marc nous invite, dès l’abord de son évangile, à voir aussi dans « son Jésus » celui qui va être chargé des péchés du peuple, pour les faire disparaître et ôter ainsi tout obstacle à la communion du peuple avec son dieu.

Cette fois-ci, pourtant, on sait ce que devient ce « bouc émissaire » : « Et il était dans le désert quarante jours, éprouvé par le satan, et il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient. » Il y a bien rencontre avec le « Azazel » de Lv.16, appelé cette fois « le satan« , qui sans doute lui fait subir un peu ce qu’il veut (le deuxième bouc est « livré à Azazel »). Mais aussi il y a restauration de la première création, car dans ce contexte même Jésus refait la communion avec les « bêtes sauvages » comme au premier Eden, et refait la communion avec les êtres célestes, la communion de tous les vivants du ciel et de la terre. J’ai déjà montré cela dans les deux commentaires précédents. Ce par quoi Marc nous fait comprendre que, loin de devenir la « créature » du Satan, son instrument, Jésus va épuiser sur lui-même le pouvoir de celui-ci, qui ne va pas pouvoir en faire sa « chose », et il va au contraire restaurer l’harmonie de toute la créature, retrouver le fil originel de l’intention du Créateur.
Au total, donc, le premier Jésus que nous montre Marc est celui qui a l’initiative de venir à la rencontre de son peuple en partageant avec lui, dans son désir de revenir à son dieu, le combat pour se dépouiller de ce qui le retient loin de celui-ci. Il va le faire jusqu’à subir la sépulture mais il va se relever. Or le dieu se saisit lui-même de cette initiative et la fait sienne, il s’investit totalement en Jésus et le déclare son fils, met son esprit en lui, et le charge précisément de tout ce qui retient le peuple loin de lui, afin que le pouvoir de l’adversaire s’épuise sur lui, reste sans force désormais, et que la créature soit tout entière restaurée dans la perspective première. Quel tableau inaugural !!
2 commentaires sur « Le retour du peuple (Mc.1, 12-13) »