21 Ils entrèrent à Capharnaüm. Aussitôt, le jour du sabbat, Jésus se rendit à la synagogue, et là, il enseignait. 22 On était frappé par son enseignement, car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. 23 Or, il y avait dans leur synagogue un homme tourmenté par un esprit impur, qui se mit à crier : 24 « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : tu es le Saint de Dieu. » 25 Jésus l’interpella vivement : « Tais-toi ! Sors de cet homme. » 26 L’esprit impur le fit entrer en convulsions, puis, poussant un grand cri, sortit de lui. 27 Ils furent tous frappés de stupeur et se demandaient entre eux : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà un enseignement nouveau, donné avec autorité ! Il commande même aux esprits impurs, et ils lui obéissent. » 28 Sa renommée se répandit aussitôt partout, dans toute la région de la Galilée.
Après « l’épisode zéro », préalable à toute son action et l’exercice de son ministère, voici maintenant Jésus en action : Marc raconte. C’est le tout premier épisode, celui qui va peindre dans notre esprit les premières impressions sur Jésus, et ces premières impressions sont toujours décisives. Pour Marc, il s’agit de bien peser ses mots et ses choix, car une première impression est durable ; si elle est mauvaise, il faut batailler pour la corriger. Mais si elle est conforme à ce qu’on veut, on construit et on affine, comme sur du velours. Nous avons déjà commenté deux fois cet épisode dans les articles Sortir et Délivrer une parole, délivrer une personne.
Au centre de notre épisode, la présence d’un « esprit impur » ([pnéouma akatharton]) est frappante. [pnéouma], c’est un souffle, et nous en avons déjà rencontré un sous la plume de Marc : le souffle (sans autre précision) qui, sous la forme d’une colombe, est descendu en Jésus à son baptême, et qui l’a aussi « expulsé« au désert. Mais cette fois, il ne s’agit pas du même souffle, celui-ci est qualifié d’ [akatharton], c’est-à-dire qui n’a pas bénéficié d’un processus qui le rendrait propre, chimiquement pur, sans obstacle. Il me semble que qui dit souffle, dit aussi inspiration : il s’agit aussi d’une règle d’action, de la dynamique profonde qui fait la cohérence d’une vie et d’un agir. D’entrée, le Jésus de Marc, avec sa dynamique profonde, en affronte une autre.
Cette dynamique non-épurée exerce une emprise, et l’expression de Marc est tout-à-fait étonnante : « Et aussitôt il y avait dans leur synagogue un homme dans un souffle non-épuré et il poussa un cri en disant…« . Marc nous interdit (mais, me semble-t-il hélas, sans beaucoup de succès, eu égard aux traductions communes) de nous représenter un homme qui est « possédé » par un « esprit » qui se trouve « en » lui : attention à des telles représentations plus mythologiques qu’évangéliques. C’est tout l’inverse, c’est l’homme qui est dans ce souffle ! Autrement dit, il est emporté dans un souffle et selon une inspiration qui l’enserrent. Cet homme n’est pas « habité », il n’est pas « possédé » c’est-à-dire en fait dépossédé de lui-même.
Mais comment cela se traduit-il ? Marc dépeint cela au moyen d’expressions très imagées. D’abord il « pousse un cri« , il « vocifère« . Ce n’est pas la voix posée et paisible d’une personne qui dialogue normalement. Ses premiers mots sont littéralement : « Quoi entre toi et nous, Jésus nazaréen ?« . Il insiste sur la séparation, et la fait totale, rien de commun entre Jésus et tous les autres ici présents. Et c’est sans doute le sens qu’il met au titre qu’il lui reconnaît, « le saint du dieu » : est « saint » ce qui est séparé, à part. Comme si Jésus et ce qu’il propose était inaccessible, pas pour lui. L’homme emporté par cet élan non-épuré est totalement dans l’exagération, dans les oppositions absolues, et dans une forme de désespoir. Et son affirmation « Je sais qui tu es… » semble elle aussi exagérée : avec beaucoup de subtilité, Marc nous inspire l’idée que nous ne savons pas qui est Jésus, que nous ne pouvons pas l’affubler d’étiquettes toutes faites, qu’il doit être patiemment découvert sans a priori…
Et puis, au milieu de ces deux paroles, se trouve celle qui est au centre de tout l’épisode : « Es-tu venu nous détruire ? » . Le verbe [apollumi] signifie bien « faire périr« , « détruire« . C’est le verbe employé dans l’Iliade pour dire le projet des Grecs face aux Troyens : détruire Ilion. Cela veut dire vaincre, mais aussi piller et raser la cité, et lui faire perdre définitivement toute influence dans le monde des hommes. Telle est la question que pose à Jésus son interlocuteur au milieu de la synagogue de Capharnaüm, en suggérant d’ailleurs une réponse positive. L’esprit non-épuré dans lequel il est, lui fait voir en Jésus un danger, et pas un petit. Il perçoit le bouleversement, la transformation totale, le renversement. Cet esprit et cette inspiration, dits non-épurés, sont donc caractérisés par l’exagération, le tout-ou-rien, la mise en opposition violente
Cette attitude fait contraste avec l’attitude des autres dans la synagogue : ceux-ci sont plutôt marqués dès le début du passage par l’étonnement, mais aussi l’écoute, puis à la fin par la stupeur et l’admiration. Quand je dis « étonnement », le mot est à prendre en son sens originel, exact, car [ékplèssoo] signifie bien frappé, abattu par un coup, comme on est frappé par la foudre ou le tonnerre ! Le « coup » qu’ils subissent à écouter Jésus parler est ressenti par tous, cependant ils n’en viennent pas à vociférer comme cet homme. On perçoit à la fois donc, un contraste entre eux et lui, mais aussi une certaine continuité. L’homme au milieu de la synagogue traduit en fait une des réactions possibles à l’audition de Jésus : autrement dit, celle-ci remue tant de choses qu’elle met face à un choix interprétatif de ce qui se passe en soi. Le remue-ménage provoqué par sa parole qui, profondément, « dérange », bouleverse, est-il une promesse, pour un mieux, ou au contraire une menace, pour le pire ? Dans ce contexte, l’esprit ou l’influence non-épurés pourraient bien entraîner dans son sens, faire régner la peur, laisser croire que cette parole dérangeante est pour le pire, n’a pas de rapport avec nous, est trop différente et finalement ne nous concerne pas.
Car cet homme au milieu de la synagogue, il est temps de le faire remarquer, n’est pas autrement qu’au milieu des autres : si Jésus a choisi (c’était notre épisode 0) de ne pas venir seul mais d’être lui-même « en réseau », d’intervenir comme un « nous », les hommes qu’il vient rejoindre sont à leur tour « en réseau », et s’il faut leur adresser la parole, celle-ci a des effets sur chacun individuellement mais aussi sur tous collectivement. La parole de Jésus provient de lui à travers un groupe, un réseau de relations, et elle s’étend à un autre réseau de relations dans lequel les réactions des uns et des autres sont transmissibles, communicables. Or la réaction d’un homme, apparentée en bien des points (mais pas tous) à celle de tous, peut bien s’étendre à tous à cause de cette parenté même. L’esprit non-épuré en lequel il se trouve est aussi bien une influence non-épurée.
Comment Jésus réagit-il à cela ? Le mot sous lequel Marc place sa réaction est le verbe [épitimaoo], qui signifie d’abord accorder des honneurs, mais aussi faire renchérir (dans le sens d’augmenter la valeur) ou infliger, faire reproche. Que ce soit dans un sens positif ou négatif, nous sommes avec ce verbe dans l’ordre de l’évaluation. Autrement dit, l’action ou la réaction de Jésus vont faire ressortir la valeur à accorder à la réaction de cet homme dans un esprit non-épuré. Que se passe-t-il donc ? Il lui donne d’abord un ordre avec le verbe [phimoo], qui signifie « lier fortement la tête, museler » et, au sens figuré, « réduire au silence« . La traduction « Silence ! » est tout-à-fait juste bien sûr, mais le mot d’origine évoque une bride, un lien, quelque chose qui retienne. C’est une invitation faite à cet homme à ne pas « lâcher la bride » à tout ce qui l’agite.
Et il ajoute : « Et sors hors de lui !« , ordre qu’il faut bien comprendre, en fonction de ce qui a été lu plus haut. C’est d’abord une parole qui distingue : un « toi » d’une part, un « lui » d’autre part. Le texte ne dit pas : « Sors de cet homme », ce qui est une interprétation, mais bien « sors de lui« , toute la question étant celle de l’antécédent du pronom « lui« . N’ayons donc pas une lecture « mythologique » de cet ordre donné, comme si un « démon » possédant cet homme devait sortir du corps qu’il avait pris pour demeure, car c’est bien à l’homme qu’il est donné ordre de sortir de cet « esprit non-épuré » dans lequel il se tient. La chose est très importante : face à la parole de Jésus et à l’impression dérangeante qu’elle produit, l’homme n’est pas le jouet d’une force sur laquelle il n’a nulle emprise. Mais il est de sa responsabilité de faire le pas de sortir, de quitter cette inspiration « brute », non dégrossie, de ne pas rester le jouet de ses impressions premières en se laissant porter aux extrêmes. Face à une parole dérangeante, qui nous secoue dans nos fondements, nous avons une responsabilité, nous avons à prendre position.

Notons au passage que c’est la parole de Jésus qui a provoqué tout ce remue-ménage. Or, c’est encore avec sa parole qu’il intervient à ce point. Jésus est présenté par Marc comme l’homme de la parole, et uniquement comme cela. Il vient dire et déclarer, et il ne fait que cela. Il s’adresse aux autres, et ne fait que leur adresser la parole, sous différents modes certes, mais c’est ce qui unifie son ministère. Et il adresse cette parole depuis le groupe qu’il s’est constitué autour de lui, groupe qui n’a par conséquent pas non plus d’autre rôle que d’être porteur collectivement de cette parole : nous avons ici le noyau de ce que Marc pense de la « communauté chrétienne », ou de ce que nous appelons Eglise. Pas d’autre pouvoir ou puissance que ceux inhérents à la parole elle-même. Prendre d’autres moyens que ce « dire » ou ce « redire », c’est s’écarter du principe originel.
Et quel est l’effet de cette parole de Jésus sur l’homme au milieu de la synagogue ? « Et le souffle non-épuré le déchirant et criant d’un grand cri, il sortit hors de lui« . Le verbe [sparassoo] se traduit « être agité convulsivement » quand il est intransitif (ou quand il n’a pas de complément d’objet, ce qui n’est pas le cas ici), mais il signifie bien « déchirer » ou « arracher » dans l’autre cas, qui est bien le nôtre. L’injonction de Jésus, qui a la première distingué entre l’homme et l’esprit sous l’influence duquel il se trouve, n’est pas obéie sans déchirement ni souffrance. Mais je tiens que le « il » est bien toujours l’homme, et le « lui » cet esprit. Obéissant à l’ordre de Jésus, peut-être touché et rejoint de n’être pas confondu avec l’esprit sous l’influence duquel il est, l’homme a fait ce pas requis, mais c’est un déchirement. Recevoir la parole de Jésus avec sa puissance dérangeante et transformante est un déchirement.
Autour, on est stupéfait d’un tel effet. Et on se demande : « Qu’est-ce que cela ? Un enseignement nouveau selon l’autorité, et aux esprits non-épurés il commande et ils lui obéissent. » C’est avant tout la puissance de sa parole qui est repérée et mise en avant, même si l’interprétation des faits dont ils viennent d’être témoins se fait selon les préjugés du temps : ils pensent que le commandement a été donné à l’esprit non-épuré, quand il a été donné à l’homme.
Au total, on voit que l’image de Jésus que donne Marc, la première en action, est celle d’un homme porteur d’une parole puissante, qui secoue tout le monde et provoque. Face à elle, chacun est appelé à être épuré, et justement, Jésus lui-même ne confond pas les personnes qu’il rencontre avec leurs réactions, il est le premier à distinguer entre la personne telle qu’elle est en profondeur et les influences mal maîtrisées qui la dominent. En même temps, il appelle à ce que chacun fasse le pas de quitter, quelque déchirement que cela suppose, ses réactions extrêmes, exagérées, son désespoir aussi, qui tend à penser que ce que Jésus propose est trop différent, trop d’ailleurs, pour s’offrir à être travaillé par cette parole.
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