Dimanche 28 janvier : sortir.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

Nous voici donc dans la première étape du résumé initial de l’activité de Jésus proposé par Marc. L’essence de celle-ci nous a déjà été livrée, il s’agit de « clamer la bonne nouvelle » : voici venu le temps de l’initiative de Dieu, son royaume est désormais à portée de la main. Nous allons voir que cette proclamation n’est pas de seules paroles, mais qu’il s’agit d’une véritable inauguration en actes.

« Et ils s’introduisent dans Capharnaum » : « ils« , ce sont Jésus et les quatre qu’il a appelés à sa suite. Marc étant identifié comme le secrétaire de Pierre, il est probable que celui-ci racontait en disant « nous« . Dès le début, Jésus est au pluriel, et ce n’est pas la moindre des nouveautés. Ces cinq-là sont l’initiative de Dieu, ils constituent comme le noyau de son royaume désormais si proche, et ils manifestent cette proximité par celle vécue par les quatre disciples avec Jésus : autant Jésus est proche d’eux, autant le royaume est proche de chacun. Le verbe [éisporéouô] combine au verbe [poréouô], transporter, apporter, conduire, envoyer, le préverbe [éis] qui signifie dans au sens où l’on progresse vers et dans une chose (comme entrer dans l’eau). Ce verbe est ici au moyen, voix qui marque l’implication du sujet. La première action indiquée ici marque donc bien qu’en venant dans Capharnaum, les cinq y apportent quelque chose par leur propre présence. Ceci me conduit à me demander avec qui je suis « plusieurs » au nom de Jésus, avec qui je m’implique envers d’autres : à deux, auprès de ma famille -et même plus qu’à deux, car au fond elle est l’affaire de chacun de ses membres ; à plus, auprès d’autres…

L’écho de cette première action se fait sentir à la fin du récit : « Et sortit son bruit aussitôt partout dans toute la région de la Galilée« . Cinq pénètrent dans Capharnaum, et quelque chose en sort, [éxèlthén]. [érkhomaï] c’est déjà venir, aller, s’en aller; [éxérkhomaï] c’est aller en dehors, sortir pour aller au loin, émaner et même aboutir. Et ce qui se répand ainsi au loin, c’est [hè akoè aoutou]. [hè akoè], c’est d’abord le sens de l’ouïe, c’est aussi l’oreille, et encore l’action d’écouter ou d’entendre (et par suite parfois l’obéissance); c’est encore ce qu’on entend : le récit, le bruit, la tradition, l’ouïe-dire. Mais cela ne concerne pas un pluriel, [aoutou] est un singulier : soit c’est le bruit de l’agir de Jésus seul qui se répand, soit c’est celui du groupe, plus uni que jamais. Le contraste s’augmente encore : les cinq s’introduisent dans un lieu précis, circonscrit, limité : à Capharnaum. Mais l’écho qui en naît se répand [pantakhou], partout, en tout lieu, mais aussi absolument ! L’engagement, l’investissement de soi, ou plutôt de plusieurs avec Jésus, aussi limité, précis et restreint soit-il apparemment, est le véritable moyen de toucher à l’universel. Le « aussitôt« , [éouthus], si cher à Marc, qui signifie aussi « directement » (« direct », comme on dirait dans le langage familier d’aujourd’hui), en souligne l’effet immédiat. Cela me conduit à me demander dans quel « Capharnaum » (sans sous-entendu !!!) je m’implique, dans quelle réalité restreinte, finie, peut-être obscure ? Car c’est là que commence le royaume.

Et une fois dans Capharnaum ? « Et aussitôt, les sabbats (c’est bien un pluriel dans le texte !), entrant dans la synagogue il enseignait. » S’instaure « direct » une habitude : de semaine en semaine, les sabbats, Jésus enseigne dans la synagogue. Depuis Esdras, au retour d’exil, les Juifs se rassemblent : selon la Mishna, dès lors que dix sont rassemblés pour prier, ils constituent une « synagogue ». Des lieux pour cela, distincts du Temple, se multiplient, il y en a même plusieurs dans les villes importantes. Dans ces lieux, on lit la Torah et on l’explique : c’est sans doute à ce dernier moment que se situe l’enseignement de Jésus. Jusqu’à présent, rien que de très habituel, et ce n’est pas cela qui constitue la nouveauté, la tradition s’étant perpétuée (et hyper-formalisée) que chaque israélite lise à son tour la Torah. « Et ils étaient frappés à propos de son enseignement :« , non pas qu’il enseigne, mais de son style, de sa manière. [plèssô], c’est (puisqu’il est au passif) être frappé, être heurté, être vaincu, mais aussi être atteint. Or Marc utilise un verbe, [ekplèssô], comportant le préverbe [ex] (« hors de« ) que nous avons déjà rencontré, un verbe encore plus fort : c’est (puisqu’il est au passif) être abattu comme par la foudre, être frappé de stupeur, être étonné (au sens premier : frappé par un tonnerre), mais aussi être jeté hors de, être détourné par la force (on pense à Saul sur le chemin de Damas). On pourrait ajouter : être atteint dans ses fondements. Voilà ce qui arrive aux auditeurs de l’enseignement de Jésus ! Ils sont secoués dans leurs fondements, parce qu’ils sont atteints dans leurs fondements. Et je me demande aussi à quel point je me laisse atteindre par la parole de Jésus -par la parole de l’autre, aussi, écoutée en son nom, à quel point je me laisse secouer.

Et pourquoi sont-ils à ce point secoués ? La suite l’explique immédiatement : « car les enseignant comme ayant autorité et non comme les lettrés ou les scribes« . Il y a une manière des scribes, de ceux qui ont appris et qui enseignent à leur tour ; et il y a la manière de Jésus qui s’en distingue nettement, qui est presque à l’opposé : il a autorité. [exoussia], encore un mot en [ex], le troisième dans ce passage ! Décidément, il y a chez Marc une extraordinaire insistance sur la sortie, l’issue, l’ouverture, l’échappée. [ousia], en philosophie (à laquelle le mot appartient d’abord), c’est l’essence, la substance, l’être et la réalité d’une chose; dans un langage plus courant, ce sont les biens, la fortune, la richesse de quelqu’un. On devine déjà que l'[exousia], c’est ce qui émane de l’être-même, ce qui vient du fond de soi, ce qui permet (éventuellement grâce à la richesse) d’agir, d’influer, de diriger. Et de fait, il s’agit du pouvoir, de la liberté, de la faculté, de la ressource de faire une chose. On traduit souvent par « autorité », mais on voit bien dans quel sens il s’agit de cela : Jésus enseigne et expose la Torah comme si elle venait de lui, comme si c’était une réalité qui sortait de lui -et non pas, comme le faisaient les scribes, comme nous le faisons nous-mêmes ici, vous et moi, en essayant péniblement d’entrer dans ce qui nous est étranger. De Jésus, cela sort ! Dans « autorité », il y a « auteur » : Jésus expose la Torah comme s’il en était l’auteur. On comprend mieux le coup de tonnerre.

Cette « sortie » est d’une telle puissance qu’elle va en provoquer une autre. Marc nous en fait un récit pittoresque, comme il sait si bien le faire. « Et aussitôt », là encore, l’effet est immédiat, Marc ne cesse de nous montrer une sorte de puissance nucléaire qui entraîne de nombreux effets quasi simultanés, et il le fait d’ailleurs en torturant un tant soit peu la langue ! « Et aussitôt il y avait dans leur synagogue un homme dans un esprit impur et il poussa un cri, disant : ‘Quoi de nous à toi, Jésus le Nazarène ? Es-tu venu nous perdre ? Je sais qui tu es, le saint du dieu.’ Et Jésus lui fait reproche, disant : ‘Sois réduit au silence et sors au loin !’ Et l’esprit, l’impur, l’agitant convulsivement et criant d’un grand cri, sortit au loin hors de lui. » Les auditeurs de l’enseignement de Jésus sont secoués et atteints dans leurs fondements, de même cet homme est [sparaxan] : le verbe [sparassô] signifie secouer, agiter par des convulsions, mais aussi déchirer. Ce qui émane de Jésus, ce qui sort de lui, instaure le règne de Dieu, au point de chasser au dehors, et loin, toute opposition. Le mot est exactement le même que celui employé pour la diffusion au loin (« partout dans toute la région de la Galilée« ) du bruit fait par l’action de Jésus. Comme si l’effet produit poursuivait la puissance adverse, quelle qu’elle soit, jusqu’aux confins, hors des régions conquises au Royaume.

Notons la situation de ce pauvre homme : l’esprit impur n’est pas en lui, c’est lui qui est « dans un esprit impur« , comme s’il s’agissait de quelque chose qui le recouvrait, qui l’enveloppait, sans doute qui l’enfermait et le coupait des autres -et de Dieu. [katharos], c’est propre, mais aussi pur de tout mélange et aussi débarrassé de tout obstacle. [akathartos], l’adjectif employé ici par Marc, n’en est pas tout-à-fait le contraire, comme la terminaison le fait voir, c’est plutôt « qui n’a pas bénéficié d’un processus qui le rendrait propre, chimiquement pur, sans obstacle« . Notre homme est enfermé faute d’une « catalyse », rôle que va jouer précisément la parole et l’ordre de Jésus : celle-ci va le débarrasser de tout ce qui fait obstacle à l’immédiateté du royaume, va faire de lui un homme « chimiquement pur », va le rendre à son humanité, débarrassée de tout ce qui est inhumain et profondément unifié. Et qu’est-ce que c’est que cela ? La seule chose qui m’apparaît évidente, à ce sujet, c’est que cet « homme rendu à son humanité » est celui qui devient un interlocuteur unique pour Jésus.

Car il est frappant ici que Jésus ne discute pas, il ne répond rien aux vociférations provocantes de… de qui, au fait ? Car « l’homme dans l’esprit impur » (ce qui fait déjà une multiplicité) parle au pluriel ! Il dit « nous« , mais d’une manière qui n’a rien à voir avec les Cinq, entrés dans Capharnaum. Car ceux-ci sont plusieurs, mais parlent d’une seule voix, identifiée, celle de Jésus, qui tient toute sa place et dit « Je ». Ce pauvre homme, divisé, enfermé, éparpillé, est tel qu’on ne sait plus trop qui parle : lui ? Quelque chose en lui ? Des choses en lui ? Un autre en lui ? Mais Jésus n’entre pas en discussion, il n’a pas d’interlocuteur à ce point. Il commande d’être muselé, d’être réduit au silence, et de sortir (comme, chez saint Jean, il le commandera à Lazare : « Sors dehors« ). Et toute la puissance d’enfermement et de division sort, en obéissant exactement et point par point. Le commandement ? [Exelthé ex aoutou]. L’accomplissement ? [exèlthén ex aoutou]. Mais en secouant convulsivement et en « criant d’un grand cri » : Marc utilisera les mêmes mots au moment de la mort de Jésus, conclusion dramatique et absolue de cette action inaugurée ici.

Et je me demande ce qui me divise, me déchire ? ou bien me multiplie, me disperse ? dans quoi je suis enfermé, par quoi je suis recouvert ? Toutes choses qui m’empêchent d’être un véritable interlocuteur pour la Parole. Et cet ordre d’arrêter de discuter, de tergiverser, de multiplier les mots qui sont autant de défenses et de boucliers que je lève. Cet ordre de me taire et de sortir. [ex], dehors !

Un commentaire sur « Dimanche 28 janvier : sortir. »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s