Conditions d’un procès (Mc.14,1-2)

La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu deux jours après. Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse, pour le faire mourir. Car ils se disaient : « Pas en pleine fête, pour éviter des troubles dans le peuple. »

« Or c’était la Pâque et les azymes dans deux jours. » Nous voilà au début de ce vers quoi, semble-t-il, tout l’écrit précédent conduit. Le récit qui commence comprend une foule de détails, ainsi qu’une extension comme aucun autre évènement de l’évangile de Marc. Voici que la grande fête juive de la Pâque approche, elle commence d’ici deux jours.

Marc précise : « la Pâque et les azymes« . De soi, c’est un peu redondant, parce qu’il s’agit de la même fête. Toutefois, sa précision n’est peut-être pas sans intention. La Pâque commémore la sortie d’Egypte : c’est une fête du départ, tant de la désinstallation que de la mise en route ; c’est une fête du passage et du changement ; c’est une fête de la libération. Cet aspect de la fête est particulièrement marqué par la célébration en famille du repas de la Pâque, avec notamment l’agneau. Les pains azymes (sans levain) sont intégrés à cette fête, mais ils ont probablement une origine plus ancienne, dans un culte agraire : c’est une fête du printemps, du renouveau, de la pousse du pain alors qu’on s’est débarrassé des levains anciens, du miracle de la vie.

Ainsi, ce que Marc nous indique au seuil de cette ultime partie de son œuvre, c’est d’abord qu’elle est à lire dans le contexte d’une fête : elle est un départ, un passage, une libération, un renouveau, un miracle de la vie. Et tout cela est imminent, puisque c’est dans deux jours : en anticipant sur ce qui va se passer, et que le lecteur connaît, à savoir la résurrection le troisième jour, nous sommes à l’exact symétrique de l’issue de cet ensemble.

« Et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, en mettant la main sur lui par ruse, le faire mourir. » En contraste violent avec ce qui vient d’être énoncé, l’attitude des responsables religieux. Cette fois, ils sont posés ouvertement dans le projet de le faire mourir, ce n’est pas une simple réaction à une altercation ou un échange qui s’est mal fini. Il s’agit de la préméditation d’un assassinat, ourdi par le pouvoir en place.

Il s’agit de le faire mourir, mais « en mettant la main sur lui par ruse » : étant donnée leur position, ils n’auront pas de mal à décréter la mort. Faire exécuter la sentence supposera une entente avec le pouvoir romain en place, car c’est l’occupant romain qui s’est réservé le pouvoir de vie et de mort : mais entre puissants, on peut comprendre que ce n’est pas le problème majeur. Avec des négociations, des contreparties, on peut tout obtenir. Le problème pour le moment c’est surtout de mettre la main sur Jésus.

Pourquoi est-ce un problème ? On a vu que Jésus, en journée, est dans Jérusalem, au vu et su su de tous. Mais il est très populaire. Et où disparaît-il le soir ? Les chefs n’en savent rien. Il va donc falloir ruser, pour trouver les conditions favorables à son arrestation.

« Ils disaient en effet : « Pas pendant la fête, pour qu’il n’y ait pas de tumulte du peuple. » Les fêtes pascales sont l’occasion d’un afflux populaire encore plus important que d’habitude à Jérusalem, l’historien juif Flavius Josèphe estime le nombre de pèlerins aux fêtes pascales de l’année 65 à près de trois millions ! C’est sans doute exagéré, mais on estime aujourd’hui que la population de la ville devait doubler. Le risque d’émeute est donc encore plus marqué.

Il faut se souvenir que Jésus, dans son enseignement, fait ouvertement des rappels à l’ordre adressés aux responsables (sans contester jamais leur légitimité), et que les foules « l’écoutent avec plaisir« . L’enjeu pour les grands-prêtres et les scribes est donc celui de la reconquête de leur autorité auprès du peuple : et ce n’est certes pas en affrontant ouvertement celui-ci qu’ils vont le faire, au contraire.

D’où la ruse : il faut au contraire, par le procès qui sera fait, montrer au peuple qu’il était trompé, abusé. Il faut arriver à retourner le peuple. Le principe même d’une arrestation et d’un procès sont d’ailleurs contraires à ce qui est normalement autorisé dans des jours tenus pour sacrés : là aussi, les chefs prendraient le risque d’être accusés dans le peuple d’être de mauvais observants.

Et l’on voit qu’au témoignage de Marc, le choix premier des chefs, c’est de laisser passer les fêtes et d’arrêter Jésus après, une fois que bien des gens seront repartis de Jérusalem. Ainsi, tous les obstacles seront résolus ou diminués d’autant.

La fin rencontrée à chaque instant (Mc.13,32-37)

Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père. Prenez garde, restez éveillés : car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et demandé au portier de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! »

« A propos de ce jour-là, ou de cette heure, personne ne sait, ni les anges dans le ciel, ni le fils, sinon le père. » Et voici, comme pour finir, une recommandation, une sorte de sagesse de vie maintenant que l’on sait comment il faut regarder l’histoire du monde et son évolution. Les quatre premiers disciples, étant donnée la question qu’ils ont posée et le fait qu’ils aient tirés Jésus un peu à part pour plus de confidentialité, auraient sans doute bien voulu avoir une date. Mais ici, c’est une claire fin de non recevoir : « personne ne sait…sinon le père« , ce qui veut dire que c’est une chose qu’il a souverainement choisi de réserver, de ne pas la dévoiler.

On comprend sans trop de peine la raison d’une telle retenue : savoir « le jour et l’heure » serait bouleversant pour nos vies, induirait des calculs savants ou sordides, entraînerait chez certains une absence totale de scrupule et chez d’autres une angoisse irrépressible. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les réactions provoquées par les rapport du GIEC sur l’état et l’évolution du climat, et de notre planète en conséquence : pour certains, c’est une angoisse terrible et un appel au changement, une peur éprouvée pour les générations futures et ce que nous allons leur transmettre ; pour d’autres c’est l’occasion d’un calcul sordide, jusqu’où ils peuvent aller trop loin ou « après moi le déluge »… quand ce n’est pas la dénonciation du haut d’une tribune de « la plus grande arnaque de l’histoire ». La révélation d’une échéance aussi radicale augmente encore les inégalités.

Ainsi donc, nous sommes invités à tenir compte du fait qu’il y a une échéance, mais de l’envisager avec le père comme finalité. Si c’est lui qui est le but recherché, aucun souci qu’il ait précisément en main la clé de l’échéance, elle arrivera au moment le plus propice pour que le monde et les humains dans leur ensemble atteignent leur fin, à savoir lui-même. Mais évidemment, si ce n’est pas lui qui est recherché, rien de plus frustrant que de penser que quelqu’un détient ce pouvoir. La sagesse de vie dans ce contexte est assez simple dans ce qu’elle a de fondamental : rechercher le père.

« Regardez soyez sans-sommeil, vous ne savez pas en effet quand ce sera la temps. » Et la conséquence immédiate d’un tel fondement à la sagesse de vie du disciple, c’est de ne pas « s’endormir ». Non pas du fait d’une inquiétude, mais plutôt de ne pas laisser s’éteindre la tension de l’espérance, la tension vers celui qui est notre fin; C’est à tout instant que ce « père » est recherché, qu’il est mis « au bout » de ce que fait le disciple, qu’il est la clé de sens de la moindre action (ou non-action). « S’endormir », ce serait faire les choses pour elles-mêmes, ou pour soi, ou pour trente-six choses, mais pas en vue de lui. « S’endormir », ce serait se contenter de la courte vue, de la limite. Cela ne transforme pas le monde…

« Comme un homme à l’étranger laissant sa maison et donnant à ses esclaves l’autorité, à chacun son travail, et qui commande au portier de veiller. » Et voici une comparaison soudaine, non annoncée. Qui est cet homme ? Il me semble qu’il s’agit du « Fils de l’homme » lui-même : on nous dit en effet que cet homme est « à l’étranger« , donc pas dans son lieu d’origine, et le lieu d’origine du « Fils de l’homme » d’après les doctrines où naît cette figure de salut, c’est la cour céleste, la proximité immédiate avec le trône du dieu. On nous dit aussi que cet homme est en train de laisser « sa maison » et donner « à ses esclaves l’autorité, à chacun son travail » : peut-être s’agit-il encore du même, au terme annoncé de sa mission. A « l’étranger » où il se trouve, il a néanmoins fondé une maison et s’apprête à la laisser. Et les consignes qu’il adresse à ses disciples peuvent être apparentées à la remise d’une autorité et l’assignation à certaines tâches.

Or dans cet ensemble, la tâche de « veiller » est assignée au portier. Cela peut étonner : dans les lignes qui précèdent, le Jésus de Marc ne vient-il pas de dire à ceux qui l’interrogent : « Regardez (ou prenez garde), soyez sans-sommeil… » ? Il ne l’a pas assigné comme tâche à l’un d’entre eux seulement, alors pourquoi ce mot dans la mini-parabole ?

Notons que c’est la première fois, si j’ai bonne mémoire, que Jésus évoque son « départ » : pour les disciples qui l’ont accompagné, ce n’est pas une surprise puisqu’ils l’ont constaté de visu, et que la composition même de cet évangile fait suite à ce « départ ». Mais pour ceux qui lisent l’ouvrage, cela peut-être une surprise. Ce « départ » néanmoins ne tardera pas à être narré, puisque le récit de la passion suit immédiatement notre texte.

« Veillez donc, vous ne savez en effet pas quand vient le seigneur de la maison, le soir ou au milieu de la nuit ou au chant du coq ou le matin, qu’il ne revienne pas soudainement et ne vous trouve endormis ;… » la parabole, la métaphore qu’elle constitue, se mêle en quelque sorte à la réalité ou à l’injonction, et c’est comme si tous étaient constitués « portiers ». Les quatre auditeurs doivent en effet veiller, et cela avant tout parce qu’ils ne doivent pas être surpris par le retour du Maître de maison. Voilà donc une information capitale, donnée comme en passant : il s’en va, oui, mais il revient aussi. Et la veille du portier n’a pas d’abord pour sens d’empêcher des rôdeurs ou des malvenus d’entrer, pas non plus d’accueillir d’éventuels hôtes (ce qui serait nettement plus positif), même si cela n’est pas nié : elle paraît désormais et avant tout guidée par l’attente de ce retour.

Le discours, sa fin même que nous lisons en ce moment, nous apprend en peu de temps que nous ignorons deux choses : le fameux « jour« , la fameuse « heure » qui n’est connue que du père, et maintenant le moment où le Maître de maison reviendra. Il n’en faut peut-être pas plus pour nous faire comprendre que ces deux évènements sont un seul et le même : l’évènement de la fin (le grec [kaïros] désigne le temps non par son déroulement, comme le fait [khronos], mais par son contenu), c’est à dire de l’aboutissement du peuple et du cosmos tout-entier dans la rencontre avec son dieu, est aussi celui du retour du Fils de l’homme dans la maison qu’il est venu édifier et qu’il s’apprête à laisser à présent à ses « esclaves » ou serviteurs, bref : à ses disciples. Toute une perspective s’esquisse, avec de nouveaux points de repères pour l’avenir.

Remarquons aussi les hypothèses faites à propos du moment du retour : il s’agit de quatre différents moments de nuit. Autrement dit, le départ du Maître de maison est comparé à la disparition de la lumière, et son absence est constitutive de la nuit.

« …ce que je dis à vous, je dis à tous : veillez. » Dernier conseil de sagesse : il a « commandé au portier de veiller« , mais tous sont constitués portiers, et pas seulement les quatre qui interrogent. Tous les lecteurs, et au-delà encore, tous sont portiers de la maison, tous sont appelés à veiller.

J’ai souvent entendu cet appel à veiller, développé en vigilance, en attentions diverses. Mais je ne crois pas m’être jamais entendu dire que c’est comme portier que je veillais. Et si le portier est tout ce que nous avons dit plus haut, c’est une veille plus précise, me semble-t-il, qui est décrite. On peut être portier de soi-même, car chacun peut s’envisager comme une maison pour le maître : quand y viendra-t-il ? Sous quelle forme ? A quel moment ? C’est toute la vigilance du portier, appelé non tant à écarter des importuns qu’à reconnaître en tant de rencontres quelque chose du maître qui revient.

Mais les disciples sont aussi portiers de la maison entière, et à ce titre chargés d’accueillir tout visiteur en cette maison et d’y introduire, d’y guider, comme s’il s’agissait du maître lui-même (et peut-être est-ce lui en effet). La reconnaissance n’est pas facile, car c’est de nuit. Il faut écarquiller les yeux, mais aussi porter un regard particulier, un regard qui ne s’attarde pas : quand on regarder trop longtemps au même endroit, la nuit, les choses se mettent à bouger, à changer de forme, et toute une fantasmagorie peut y naître ! Le regard de nuit est un regard mobile, attentif, jamais reposé.

Au total, cette finale recommandation de sagesse invite les disciples à rester tendus vers un retour du maître, qui coïncide avec l’aboutissement de chacun, du peuple et du cosmos dans la rencontre avec le dieu. Et cette attitude confiante n’ignore pas les malheurs du monde, mais garde en leur présence une sorte de paix : la « fin » n’est pas cela. Mais cette attitude n’est pas désengagement, elle invite au contraire à regarder tout « venant » comme une venue cachée du maître, à chaque fois comme un point de contact avec l’aboutissement ultime du monde.

Une double progression (Mc.13,28-31)

Laissez-vous instruire par la comparaison du figuier : dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles, vous savez que l’été est proche. De même, vous aussi, lorsque vous verrez arriver cela, sachez que le Fils de l’homme est proche, à votre porte. Amen, je vous le dis : cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive. Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas.

« A partir du figuier apprenez la comparaison : lorsque déjà son rameau devient tendre et que sortent les feuilles, vous connaissez que proche est l’été. » Nous voici revenus à un mode d’expression auquel nous sommes plus habitués, celui de la comparaison, ou « parabole« . Non que les parties précédents du discours aient été nettement « en clair », mais elle se situaient sur un autre mode. Voyons donc le comparant.

Le figuier reste en dormance pendant l’hiver, comme la plupart de arbres. Les figues du printemps ont déjà bourgeonné à l’automne et mûriront les premières six les conditions sont favorables. Mais vient un moment où les branches, restées à l’identique pendant l’hiver, commencent à s’allonger, et poussent des extrémités plus tendres, et les feuilles de leur côté commencent à éclore en bouquets comme on le voit sur l’image : c’est le « débourrement ». Dans les régions méditerranéennes, cela peut être courant mars, déjà ! Mais qu’importe les lieux, l’enchaînement est toujours le même : les chaleurs ne tarderont pas, et c’est parce que le figuier le « sent » qu’il commence le débourrement.

En fait, le pied dans le sol et la tête dans l’azur, il sent plus que l’être humain ne le peut le changement de saison qui s’amorce, et c’est pourquoi il est pour l’être humain un symptôme de ce changement, un signe annonciateur. A ce signe, « vous connaissez que proche est l’été.« 

« C’est comme vous aussi, lorsque vous voyez arriver cela, vous connaissez que c’est proche, à votre porte. » Le comparant était attendu, à limite du lieu commun. Le comparé, en revanche, est plus inattendu : « c’est comme vous aussi, lorsque vous voyez arriver cela« . La comparaison, ce qui fait parabole, porte sur la similitude du mode de connaissance : de même que vous savez la proximité de l’été quand vous voyez les transformations commençantes du figuier, de même aussi vous connaissez que « c’est proche, à votre porte » quand vous voyez « arriver cela« . Qu’est-ce à dire ?

En fait, tout ce passe comme si, après tout ce long discours, on en revenait à la question initiale posée par les autre premiers disciples à Jésus : « Dis-nous quand cela sera ? Et quel sera le signe, quand tout cela va s’achever ? » (Mc.13,4) Si on lit notre texte immédiatement après cette double question, l’enchaînement semble parfait. Il aura pourtant fallu tout un long discours, dont le but est clairement de préciser de quoi on parle quand on parle de fin, de dissocier la destruction du temple de l’idée de fin, pour parvenir à la réponse.

Mais dans cette réponse, il y a quelque chose d’obscur, de par l’usage de pronoms : que sont « cela« , « ces choses » que l’on voit arriver ? qu’est-ce qui est « proche » ou « tout proche » ? Sont-ce les mêmes choses, des choses différentes ? Pour ma part, j’ai tendance à distinguer ces deux termes, et à les identifier chacun aux deux réalités que le discours a voulu distinguer. Cela expliquerait, me semble-t-il, que le discours s’insère entre la question et la réponse. « Ces choses« , « cela« , qu’on voit arriver, se rapporterait aux événements douloureux et terribles qui sont longuement décrits : guerres, famines, bouleversements de la planète, poursuites de certains devant diverse assemblées, et même destruction des institutions religieuses. En revanche, « ce » qui est proche se rapporterait à l’apparition manifeste du Fils de l’homme dans sa gloire avec ses anges.

La réponse à la question initiale serait donc : lorsque vous voyez arriver tous ces évènements terribles, toute cette détresse, vous connaissez que la venue du Fils de l’homme est proche, à votre porte. Autrement dit, alors même que surviennent des évènements terribles qui nous font peur, qui nous font penser que la fin est proche, au sens où le monde arrive à son terme, à sa borne ultime, cela nous est un indice que celui qui sauve est là, que sa survenue est en train de se faire, et qu’il mène le monde à ce pour quoi il est destiné, au dieu cherché par les croyants. C’est d’un optimisme étonnant, déroutant. Nous sommes invités à lire les pire catastrophes comme le signe de la plus grande espérance. Qui peut faire cela ? Peut-être est-il utile de se rappeler que notre chapitre précède immédiatement le récit de la passion, de la mort de Jésus, et de sa non-demeure dans la mort : il y a sans doute une superposition des deux, l’histoire de Jésus et l’histoire du monde, livrés aux croyants comme clé de déchiffrement.

« Amen je vous dis que cette génération ne sera pas passée que tout cela n’advienne. Le ciel et la terre passeront, mes paroles, elles, pas de danger qu’elles passent. » La mise en route de cette clé d’interprétation de l’histoire est immédiate, imminente en tous cas : « cette génération ne sera pas passée » avant que ce processus ne commence, que la progression du mal vers son paroxysme ne soit le double visible (et finalement impuissant) de la progression du salut vers son achèvement. Et si tout passe (j’interprète « le ciel et la terre » comme un sémitisme, une manière de dire « tout », ainsi que commence la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre« , c’est-à-dire toutes choses), si tout passe, donc, les paroles de Jésus demeurent, restent elles une lumière interprétative permanente, un éclairage constant sur les évènements.

L’évidence du meilleur (Mc.13,24-27)

En ces jours-là, après une pareille détresse, le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ; les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l’homme venir dans les nuées avec grande puissance et avec gloire. Il enverra les anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.

« Mais en ces jours-là après cette pression-là, le soleil sera obscurci, et la lune ne donnera plus son éclat, et les étoiles seront à tomber hors du ciel, et les puissances, celles dans les cieux, seront ébranlées. » En face des « jours » de catastrophe et d’angoisse terrible dont il a été question jusqu’à présent, se dressent d’autres « jours », et ce face-à-face est caractérisé par un « mais ». Les « jours » précédents sont marqués par une « pression », mais ils auront un « après ».

Et dans cet après, les repères rassurants et fondamentaux ne sont plus ceux que l’on avait jusqu’à présent : « le soleil s’obscurcira », ce ne sera plus de lui, de sa magnifique lumière, de sa douce chaleur, que viendra ce qui calme et qui rassure, la sensation de goûter des instants délicieux ; «la lune ne donnera plus son éclat », ce ne sera plus elle qui rendra la nuit un peu moins obscure, un peu moins inquiétante ; « les étoiles seront à tomber hors du ciel», ce ne seront plus elles à donner cette impression d’éternité, cette profondeur unique ouvrant sur l’infini ; «les puissances célestes seront ébranlées » quelles que soient ces puissances, bonnes ou mauvaises, voilà qu’elles n’auront plus tous pouvoirs. Des représentations figuratives anciennes montrent souvent cela par un ciel sous la forme d’un parchemin que l’on renroule.

Mais alors d’où viendra la paix, la lumière, l’espoir et la force ?

« Et alors ils verront [eux-mêmes] le fils de l’homme venant dans les nuées avec beaucoup de puissances et de la gloire ; » celui-là sera le véritable annonciateur de la « fin », du but tant désiré et en passe d’être enfin atteint, touché, possédé. Ce sera lui, la source de la paix, de la lumière, de l’espoir et de la force. Au point de faire pâlir et d’éclipser tout ce qui a précédé.

Il est annoncé comme « le fils de l’homme », le titre que Jesus à choisi de prendre pour d’auto-désigner, et que nul n’a osé lui attribuer parce que c’est un titre paradoxal : titre de gloire en soi (tel qu’il est forgé dans les courants apocalyptiques), mais démenti à l’évidence par les faits, tant les actes de Jesus sont sans éclat, sans brillant, et aboutissant à l’échec, la condamnation, la souffrance et la mort, choses totalement exclues du concept de « fils de l’homme ». Où est la différence alors ? S’il n’a pas échappé à l’échec, s’il n’a pas pu faire de ce monde un monde différent et délivré de tout ce qui nous angoisse, comment serait-il la personne clé pour « ces jours-là », pour en faire des jours qui s’opposent aux jours d’angoisse et de « pression » ?

D’abord, « ils le verront », et même « ils le verront eux-mêmes » : le verbe suggère une vision directe, immédiate, non par un autre. Une évidence. Qui est ce « ils » ? Ce n’est pas précisé. Ce peuvent être soleil, lune, étoiles et puissances célestes, ce peuvent être aussi tout un chacun, les croyants, mais aussi justement ceux qui récusent leur témoignage. Ce sera le temps de l’évidence incontestable. Il sera « venant sur les nuées », c’est-à-dire prenant l’initiative d’une rencontre, rendant plus courte et même achevée la longue marche du peuple croyant, mais aussi manifestant clairement son origine céleste, qui n’a actuellement rien d’évident. Ainsi vient l’amour, d’en haut et à notre rencontre, avec une effet d’achèvement. Et il viendra aussi « avec beaucoup de puissances et de la gloire », fédérant les puissances autour de lui et en entraînant la plupart dans son élan (même si, aussi, en laissant un petit nombre toujours opposées, mais semble-t-il vaincues puisqu’incapable de s’opposer à sa venue évidente).

« et alors il enverra les messagers et rassemblera en outre les choisis des quatre vents depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel. » Cette venue sonnera l’heure du rassemblement : c’est une autre difficulté que celle de la dispersion des croyants. On ne sait pas ce que chacun porte en soi de secret élan, de parenté avec le dieu, de recherche authentique pour aller à lui. Mais cette apparition à l’évidence du « fils de l’homme » aura aussi pour effet de faire apparaître en chacun, chez tous, ce qui rassemble : et ce sera là l’unité véritable, elle aussi comme une évidence. Oui ce sera vraiment un autre « jour« , une tout autre lumière, que celle qui fera apparaître chacun dans le meilleur de soi, et rendra évident aux yeux de tous ce meilleur de chacun !

La tendance du cœur, enjeu capital (Mc.13,21-23)

Alors si quelqu’un vous dit : “Voilà le Messie ! Il est ici ! Voilà ! Il est là-bas !”, ne le croyez pas. Il surgira des faux messies et des faux prophètes qui feront des signes et des prodiges afin d’égarer, si c’était possible, les élus. Quant à vous, prenez garde : je vous ai tout dit à l’avance.

« Et alors si quelqu’un vous dit : « Vois, ici, le messie ! Vois, là ! », ne croyez pas. «  Voilà un « et alors » qui sonne comme un récapitulatif de ce qui précède, et dans doute pas seulement du seul passage précédent mais, me semble-t-il, de l’ensemble du discours énoncé jusqu’à présent. Il y a en effet un écho immédiat à ce qui a été dit dès le début : « Beaucoup viendront sous mon nom, ils diront « c’est moi », et ils en égareront beaucoup » (v.6), c’était au tout début de la réponse de Jésus.

Le contexte qui a été entretemps décrit est celui de nombreuses pertes de repères : des secousses cosmiques (ce que nous appelons volontiers de « catastrophes naturelles »), des guerres et des famines, mais aussi des mises à l’épreuve des croyants, traduits devant diverses assemblées, et pour finir (c’est ce qui précède immédiatement) la destruction du Temple lui-même (pour finir, parce que c’est abordé en dernier, mais nous avons vu que justement ce n’était pas la « fin » tant redoutée par ceux qui interrogent). C’est au milieu de tout cet ensemble que « beaucoup viendront... ». Autrement dit, plus la situation porte à un stress marqué, plus il est nécessaire d’être sur ses gardes quant aux désignations ou auto-proclamations d’être le sauveur.

Cela porte d’ailleurs à réfléchir sur certaines méthodes modernes dites « d’évangélisation » : de manière délibérée, certains ont produit des « échelles de stress » en appelant les croyants à repérer dans leur entourage celles ou ceux qui seraient haut dans cette échelle en raison par exemple d’un déménagement, d’un divorce, d’un licenciement, d’un deuil, et d’identifier celles-là comme des personnes en situation particulièrement favorables pour les « évangéliser », … c’est-à-dire pour les amener au groupe religieux auquel on appartient. Il me semble que, à la lecture de ces passages, ont voit que cette tactique est loin d’être évangélique, au contraire : elle est même précisément ce dont l’évangile appelle à se méfier !

En tous cas, la consigne donnée par le Jésus de Marc face à de telles entreprises est radicale : « Ne croyez pas !« . C’est l’exact contraire de tout ce qu’il recommande sans cesse au long de l’évangile que nous lisons depuis maintenant un bon moment. Lui qui appelle sans cesse à croire, eh bien dans cette situation de stress fort, où l’on dit « voilà le messie » en désignant un autre, ou bien où l’on s’autoproclame « c’est moi », il appelle justement à ne pas croire. Ne pas engager sa foi dans des contextes pareils.

« Surgiront en effet de faux messies et de faux prophètes, et donneront signes et prodiges destinés à égarer si possible les choisis. » Les faux messies, ce sont sans doute ceux qui s’autoproclament tels. Les faux prophètes, sans doute ceux qui en désignent un autre. Ce sont peut-être les plus à craindre : on a une méfiance spontanée pour quelqu’un qui vous dit qu’il est la personne providentielle (quoique…), mais on a peut-être moins de méfiance vis-à-vis de ceux qui, amicalement et pleins d’enthousiasme, vous disent qu’ils connaissent quelqu’un de formidable qui… Ces derniers sont d’ailleurs peut-être eux-mêmes victimes : cela ne les empêche pas d’être aussi, même involontairement, faux-prophètes. Voilà qui nous invite à un regard toujours critique, à l’aune de l’évangile.

Marc écrit même que ces « faux » sont capables de produire signes et prodiges. Voilà qui est redoutable, mais qui nous ramène à la distinction mise en avant dès le début du discours : ce qui compte, c’est de garder les yeux fixés sur le but, revenir vers le dieu qui vient lui-même à la rencontre. Tout ce qui fixe l’attention sur les envoyés, au lieu de les fixer sur qui les envoie (peut-être), jette par là-même le doute sur l’authenticité de ces envoyés, et les dénonce plutôt comme faux, a fortiori quand le contexte porte au stress.

« Mais vous, regardez ; à vous j’ai tout dit d’avance. » La consigne « Regardez » est encore répétée, comme dès le début. Appel à l’attention jamais démenti. Et puis cette conclusion, « à vous j’ai tout dit d’avance. » Ce n’est pas qu’il ait fait à l’avance le récit du déroulement des choses avec force repères chronologiques, ce que demandaient d’ailleurs les quatre disciples, non ! Mais il a d’avance désamorcé les fausses stratégies et ce qui pourrait détourner les authentiques et simples chercheurs du dieu. Charge à eux maintenant de rester vigilants quant aux temps qu’ils vivent, charge à eux de passer le contexte de leur existence au crible de ces paroles pour rester tendus vers le seul but authentique et véritable selon l’évangile.

Alors une dernière réflexion me semble s’imposer : qu’en est-il des temps que nous vivons, comment se situer dans leur contexte ? Il y a de quoi engendrer de nombreuses stress, j’avoue : le réarmement est mondial, les guerres déclarées ou non s’étendent, montrent des consistances criminelles et même génocidaires terribles, les droites extrêmes semblent devenir toujours plus fortes de par le monde, l’emprise des plus riches et plus forts emblème inexorable et réduire les peuples à la servitude, les extrémismes religieux accaparent le discours dans leur domaine, le vivant est sévèrement attaqué … J’en passe sûrement, et pas des moindres. Qui ne souhaiterait dans un tel contexte, une délivrance, et pourquoi pas sous la forme d’une intervention divine ? Des Psaumes le disaient déjà : « Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu Seigneur ? »

Ce désir légitime nous rend vulnérables aux faux messies et aux faux prophètes, ceux qui « ont la solution », pardon : « LA solution ». Mais si nous pouvons légitimement souhaiter une intervention d’en-haut, le discours qui a précédé nous prévient clairement : il n’y en aura pas. Il nous dit deux choses, le discours que nous lisons : qu’aucune de ces catastrophes, si terribles soient-elles, n’est la fin de tout, et d’ailleurs que l’intervention divine a déjà eu lieu en établissant d’emblée que « ces jours » de catastrophes ont été « abrégés », et notamment par égard de ceux qui cherchent le dieu. Jamais donc aucune catastrophe ne sera le dernier mot de notre monde. Et d’autre part, que la « fin », c’est l’aboutissement au dieu qu’ils cherchent de ceux qui le cherchent : le croyant est encouragé à croire à sa force d’entraînement, à croire que dans sa lutte où il a la sensation de se perdre, il entraîne en fait le monde créé dans la direction où tend son cœur. Garder le cœur « focus », c’est un enjeu mondial.

Le Temple sera en effet détruit (Mc.13,14-20)

Lorsque vous verrez l’Abomination de la désolation installée là où elle ne doit pas être – que le lecteur comprenne ! – alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils s’enfuient dans les montagnes ; celui qui sera sur sa terrasse, qu’il n’en descende pas et n’entre pas pour emporter quelque chose de sa maison ; celui qui sera dans son champ, qu’il ne retourne pas en arrière pour emporter son manteau. Malheureuses les femmes qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que cela n’arrive pas en hiver, car en ces jours-là il y aura une détresse telle qu’il n’y en a jamais eu depuis le commencement de la création, quand Dieu créa le monde, jusqu’à maintenant, et telle qu’il n’y en aura jamais plus. Et si le Seigneur n’abrégeait pas le nombre des jours, personne n’aurait la vie sauve ; mais à cause des élus, de ceux qu’il a choisis, il a abrégé ces jours-là.

Je dois avouer que ce nouveau passage me laisse perplexe, voire mal à l’aise, tant il semble plein d’une sorte de « langage codé » pour initiés. D’ailleurs le texte prévient d’emblée, [ho anaginooskoon noéïtoo] c’est-à-dire « que celui qui sait avec certitude aie présent à l’esprit » : c’est comme un texte pour initiés, pour « ceux qui savent » (déjà) et pas pour tout le monde. C’est là une curieuse contradiction avec l’ensemble de l’évangile, qui est prêché, puis écrit, pour tous ! Est-ce donc que ce texte est une interpolation, qu’on l’a rajouté après coup au texte initial ? Ou alors ce sont tous les lecteurs qui, à ce point de l’évangile, sont sensés « savoir avec certitude », instruits qu’ils ont été par tout ce qui a précédé ? Ce serait une invitation à mobiliser tout ce que l’on a appris pour bien entendre le présent passage ? C’est possible, avançons en tous cas à pas comptés et tentons de comprendre ce que nous pouvons.

« Lorsque vous verrez l’objet d’horreur de la dévastation érigée où il ne faut pas, […], alors que ceux d’en Judée s’enfuient dans les montagnes, qui sur la terrasse ne descende ni n’entre en sa maison pour emporter quelque chose, et qui au champ ne retourne pas en arrière pour emporter son manteau. » Voilà qui fait frémir. Et cela-même éveille notre attention : jusqu’à présent, l’objet du discours de Jesus à été de rassurer ses quatre premiers disciples, ou du moins de dissocier dans leur esprit l’idée de fin de celle de destruction du Temple. Mais peut-être justement s’attache-t-il maintenant à ce dernier événement, car s’il ne constitue pas la fin, ni comme terme ni comme but, il n’a pas dit qu’il n’arriverait pas. Notre passage alors, après des généralités concernant les catastrophes qui de toutes façons arrivent et arriveront, est peut-être le cas particulier de l’une d’entre elles, la destruction du Temple… 

« L’abomination de la désolation », ou comme j’ai essayé de le rendre en serrant le grec de plus près « l’objet d’horreur de la dévastation », est une expression empruntée : elle se trouve dans le Livre des Maccabées : « Le quinzième jour du neuvième mois, en l’année 145, Antiocos éleva sur l’autel des sacrifices l’Abomination de la désolation, et, dans les villes de Juda autour de Jérusalem, ses partisans élevèrent des autels païens. » (1Macc.1,54), et aussi dans le Livre de Daniel : « Durant une semaine, ce chef renforcera l’alliance avec une multitude ; pendant la moitié de la semaine, il fera cesser le sacrifice et l’offrande, et sur une aile du Temple il y aura l’Abomination de la désolation, jusqu’à ce que l’extermination décidée fonde sur l’auteur de cette désolation. » (Dn.9,27) Cette forme d’expression, elliptique, appartient plutôt à l’apocalyptique : elle désigne une chose non par son nom propre, mais par l’effet qu’elle produit.

Elle produit, pour le croyant, pour le « juste », l’horreur ; et pour les croyants, la désertification. Il s’agit donc d’un objet qui révulse le croyant, mais qui provoque aussi leur raréfaction jusqu’à n’en laisser aucun. Dans les deux cas, cet objet est introduit et dressé dans le Temple même : or le Temple, à l’époque tardive de ces deux écrits, est perçu comme devant être dédié au dieu seul. Il s’agit donc d’un objet concurrent, ce qui explique les deux effets produits. Il s’agit sans trop de doutes d’un objet de culte qui fait concurrence au culte authentique du dieu d’Israël.

Le Jésus de Marc, autrement dit, évoque bien le Temple qui faisait l’admiration de l’un des disciples, et dont la possible fin inquiète les quatre plus anciens parmi les Douze. Et si les deux précédents passages évoquent chacun à sa manière la période dite de l’hellénisation, c’est-à-dire la tentative d’introduire les cultes helléniques dans tout l’Orient méditerranéen, à l’époque commençant aux conquêtes d’Alexandre, il s’agit sans doute ici d’une nouvelle tentative d’imposer d’autres cultes. Mais cette fois, avec un certain succès, puisque cela pourrait aboutir à la destruction du bâtiment même du Temple. Et la conduite à tenir alors est seulement celle de la fuite, aucune résistance possible (comme ce fut le cas pour les Maccabées).

Peut-être ne s’agit-il pourtant pas que d’une fuite éperdue : je remarque d’une part un mouvement contraire par lequel quand l’objet idolâtrique, celui de l’anti-culte au faux-dieu, entre dans le Temple, et en réaction les personnes sortent de chez elles, du moins n’y entrent pas, n’y rentrent pas. Il faut fuir le pays de Judée vers les montagnes, ne pas descendre chez soi depuis la terrasse (mais quoi ? Sauter alors ?), ne pas revenir là où l’on a commencé son travail dans le champ. Cette « fuite » est dans le même temps une sorte de manifeste en sens contraire. C’est comme si, entrant dans le sanctuaire officiel du Temple, l’idole était entrée en même temps au cœur du pays, dans chaque maison, dans l’âme du lieu de travail. Et quitter ces lieux est une forme de fidélité : déserter les lieux, pour ne pas déserter le vrai dieu.

Je remarque d’autre part l’insistance pour ne pas récupérer des objets, « quelque chose » chez soi, son « manteau » au bord du champ : comme si là aussi, l’introduction dans le sanctuaire du Temple d’un objet qui ne doit pas y être provoquait un abandon des objets pourtant précieux ou pouvant s’avérer nécessaire. Là encore, la réaction du croyant authentique se « spiritualise » en quelque manière, en renonçant à des objets, pour peut-être ne pas se faire prendre au piège des objets qu’on lui propose pour son culte. J’avoue que quand je vois aujourd’hui l’enflure, la tumeur devrais-je dire, que deviennent les liturgies en donnant toujours plus de place aux objets, je me dis que la réaction des croyants authentiques est peut-être bien de s’en retourner en laissant là tous ces objets et d’autres encore, par crainte d’attachements idolâtriques… Bref, il me semble que, dans l’éventualité de la destruction ou du dévoiement du temple (mais c’est peut-être là sa vraie destruction !), le Jésus de Marc appelle a des attitudes non d’affrontements mais bien de résistance par des actes symboliques contraires, qui gardent le cœur dans la perspective du but.

« Malheur à celles qui seront enceintes et qui allaiteront en ces jours-là ! Priez afin que cela n’arrive pas en hiver » Il s’agit tout de même clairement d’un malheur, cela n’est pas nié, au contraire ! Et si la fuite sans rien emporter a une dimension symbolique de protestation, cela reste une fuite. Et tout ce qui embarrasse une fuite est dangereux, périlleux. Malheur donc aux femmes enceintes ou avec un nouveau-né, malheur à tous si cette catastrophe se produit en hiver, car alors la survie est encore plus précaire. Cette dernière condition, notons-le au passage, montre que le scénario n’est pas déjà établi, et que celui qui parle ne sait rien des temps où cela se produirait.

« Ces jours seront en effet oppression, telle qu’il n’en est pas survenue depuis le début de la création que le dieu a créée jusqu’à présent, et qu’il n’en arrivera plus. » Il y aura dans cet évènement une « mise sous pression » terrible : apparemment, sans aucune comparaison possible. Et pourtant, l’histoire regorge de récits de catastrophe, l’histoire biblique aussi. Je me demande bien la raison de la redondance : « la création que le dieu a créée« . Y en aurait-il une autre ? Cela est bien étrange…

« Et si le seigneur n’abrégeait ces jours, aucune chair ne serait sauvée. Mais à cause des choisis qu’il a choisis, il a abrégé ces jours. » Dans ce paysage catastrophique, une lueur d’espoir : le seigneur continue de veiller sur ceux « qu’il a choisis« , et à cause d’eux intervient pour que cela ne dure pas jusqu’à l’insupportable, jusqu’à l’extermination totale. Ce qui pose deux questions, celle du choix de dieu, et celle de son intervention dans le déroulement de l’histoire. Dans l’évangile qui précède, dans lequel nous avançons pas à pas, il est surtout question du choix que des hommes font de dieu, mais pas tellement de l’inverse : mais peut-être faut-il entendre que ce sont les mêmes, que ceux qui choisissent de chercher le dieu sont aussi ceux à la rencontre desquels le dieu vient ? Ce serait assez « logique », cohérent avec les éléments fondamentaux de l’évangile de Marc. Quant à l’intervention dans l’histoire, on peut aussi entendre ce « il a abrégé ces jours » comme une disposition déjà prise, une disposition déjà accomplie du côté du Créateur : les jours de catastrophe ont été déjà régulés pour tous les hommes, de sorte que l’espèce humaine ne soit pas anéantie. L’exemple du Déluge l’illustre à sa manière, ainsi que le serment qui le suit de ne plus jamais laisser une telle extermination se dérouler.

On voit qu’en fin de passage, le thème de la « fin » revient. Cette catastrophe est majeure, il n’y en a pas eu, et il n’y en aura pas de plus grande… et pourtant ce n’est pas la fin au sens du « terme ». Ce thème majeur du discours perce quoiqu’il arrive, « all’ostinato » : la « fin du monde » n’est pas une catastrophe, et aucune catastrophe ne provoque la « fin du monde ».

Les yeux fixés sur Jésus (Mc.13,9-13)

Vous, soyez sur vos gardes ; on vous livrera aux tribunaux et aux synagogues ; on vous frappera, on vous traduira devant des gouverneurs et des rois à cause de moi ; ce sera pour eux un témoignage. Mais il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations. Et lorsqu’on vous emmènera pour vous livrer, ne vous inquiétez pas d’avance pour savoir ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné à cette heure-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit Saint. Le frère livrera son frère à la mort, et le père, son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort. Vous serez détestés de tous à cause de mon nom. Mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé.

« Regardez à vous-mêmes : ils vous livreront aux assemblées judiciaires et aux assemblées religieuses, vous serez écorchés (maltraités) et devant empereurs et rois vous serez placés en raison de moi en témoins pour eux. » Re-voici l’injonction à regarder, décidément tout est une question de regard en cette fin de ministère public de Jésus. Et comme au paragraphe précédent, il s’agit de regarder à soi-même, autrement dit d’être en garde. L’ensemble précédent mettait l’accent d’abord sur le but à garder devant les yeux, la meilleure manière de ne pas se perdre. Maintenant, il s’agit aussi de rester dans la pleine conscience de ce qui nous arrive.

« ils vous livreront… » qui est donc ce « ils » ? Ce n’est absolument pas précisé, et il faut remonter bien haut pour tomber sur des personnes individuelles, qui seraient alors ceux qui « viendront en mon nom » : je ne suis pas sûr que cela rendre les choses plus intelligibles. On traduit souvent par « on« , et… on a bien raison ! En fait, on ne sait pas de qui il s’agit, et ce volontairement : là n’est pas la focale du texte. Au contraire, il s’agit de prendre garde à soi !! Laissons donc tomber cette piste, manifestement fausse. Et ne faisons donc pas de ce texte une opposition entre « certains » (on sait qui vous êtes, mauvais !) et « nous » (pauvres persécutés), ne faisons pas de ce texte une école de paranoïa pour les pauvres croyants en ce monde mauvais qu’il faudrait fuir. C’est un faux sens, encore une fois.

Plutôt, le parallèle est à faire avec ce qui va suivre, pour la seconde fois : Jésus va être livré d’abord au Sanhédrin, ce qui est très exactement le mot grec que j’ai traduit par « assemblée judiciaire », et il a eu auparavant fort à faire avec les Pharisiens dans les synagogues, ce qui est très exactement le mot grec que j’ai traduit par « assemblée religieuse ». Le Jésus de Marc invite donc à prendre conscience de ce que l’on vit en le comparant avec la « destinée » de Jésus lui-même, à lire et relire sa propre histoire à l’aune de la sienne. C’est ainsi qu’elle s’illumine, qu’elle prend sens.

De fait, les maltraitances (et le mot de Marc est fort, puisqu’il parle d’être littéralement écorché) physiques sont aussi ce que va subir Jésus, il devra lui aussi comparaître devant le représentant de l’empereur, gouverneur de Judée. Dans cette comparaison avec la vie de Jésus se trouve une double clé : une clé de sens pour le disciple, pour déchiffrer sa propre histoire ; et aussi une clé à livrer à ceux qui font éventuellement subir ces choses, en leur montrant justement la similitude, et en cela ce peut être « en témoins pour eux« .

Evidemment, cela suppose que la comparaison soit valable : je veux dire que, pour soi-même, le disciple peut toujours se comparer à Jésus, il en a le droit et c’est même pour lui une quête de sens. Le disciple peut le faire quel que soit son itinéraire, quelles qu’aient été ou soient encore ses errances, quels que soient ses péchés même. Mais pour que cela devienne aussi un témoignage pour d’autres, il faut que la comparaison soit crédible, qu’elle donne matière à réfléchir à l’autre, et non qu’elle le fasse plutôt s’indigner. La notion de « pécheur public » était prise au sérieux bien plus dans l’Eglise primitive que dans celle d’aujourd’hui…. Il me semble que la raison en est précisément la crédibilité ou non du témoignage.

« Et à toutes les nations il faut d’abord que soit proclamé l’évangile. » L’incise présente peut paraître décalée, mais elle est au contraire en profonde cohérence avec ce que nous venons de découvrir. La priorité est la proclamation de l’évangile « à toutes les nations » : Jésus prend garde de ne pas oublier le but, comme il le recommande à ses disciples !! D’autre part, quelles que soient les circonstances faciles ou non, favorables ou non, il s’agit avant tout de rendre témoignage. L’attention à soi est cela : suis-je crédible en ma qualité de témoin ? Comment Jésus agirait-il (ou a-t-il agi) en semblable circonstance ? Mes choix sont-ils ceux-là ? Il ne s’agit pas de « défendre l’Eglise », de « montrer la supériorité de la religion chrétienne », de « défendre l’ordre », ni rien de semblable, mais simplement et humblement de ressembler autant que faire ce peut, et y compris pour les autres, à Jésus.

« Et lorsqu’on vous conduira pour vous livrer, n’anticipez pas (ne vous inquiétez pas par avance de ) ce que vous direz, mais ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites cela, ce n’est en effet pas vous qui parlerez mais l’esprit, le saint. » Il y aura donc des moments difficiles comme Jésus en a connu. Ce n’est pas sûr pour chacun, mais c’est possible. Ou ce n’est pas forcément aussi spectaculaire, mais c’est réel. Mais comment, justement, lui ressembler en ces redoutables circonstances ?

Eh bien Jésus ici nous ouvre son cœur, c’est très remarquable, il nous dit justement comment il fait lui-même : il n’anticipe pas. Il ne trifouille pas, comme nous aimons à le faire en de longues nuits d’insomnies, avec des arguments et de belles formules bien frappées et bien frappantes. Non, il dort bien et profondément (comme sur la barque pendant la tempête !!) et sait pouvoir compter sur un jaillissement spontané de la parole, suggérée et conçue par l’esprit saint.

L’esprit saint est toujours celui qui fait concevoir la parole : il la conçoit en Jésus qui la trouve disponible, prête. Ce n’est pas qu’il ne réfléchit pas, mais son esprit, on l’a déjà vu à l’œuvre, est tout dans l’attention aux personnes, l’écoute profonde, l’estime aussi de ses interlocuteurs mais aussi les yeux fixés sur le but ultime, le retour au dieu. Dans cette attitude, la parole lui vient spontanément. En nous disant qu’elle vient de l’esprit saint, il nous dit aussi que cette parole est ajustée à l’auditeur, parce que le même esprit le travaille lui aussi au cœur !

Donc, l’attention à être et faire comme Jésus suffit, elle met dans les dispositions suffisantes pour entendre jaillir en soi, de manière spontanée, la parole ajustée et opportune. Celle qui parfera le témoignage.

« Et le frère livrera le frère à la mort et le mère l’enfant, et se dresseront enfants contre parents et les feront mettre à mort. Et vous serez haïs par tous à cause de mon nom. » Or voici quelques mots tristes, qui explicitent un peu le fameux « ils » qui nous souciait au début : il peut s’agir d’un frère, d’une mère, d’enfants. Les relations humaines les plus proches peuvent être remise en cause. C’est dire si le repli sur la famille est un mauvais réflexe !!! Au contraire, il vaut mieux s’ouvrir, il vaut mieux compter sur les amis, avoir des échanges larges avec bien des personnes…

Je pense que la dernière phrase, « Et vous serez haïs par tous à cause de mon nom. » , est à entendre là aussi comme un écho anticipé des « à mort ! à mort ! » criés par la foule : ce n’est pas une invitation encore plus paranoïaque à se méfier de tous, mais plutôt une invitation à considérer qu’à certains moments, plus aucune parole ne peut plus rien, tout ce qu’on dit peut être mal interprété et retourné contre soi. Le silence de Jésus est à contempler avec attention dans sa passion et sa mort, il est particulièrement impressionnant chez Marc. Le texte de cette fois-ci nous en donne une clé : c’est un silence d’attention, Jésus ne veut pas perdre le but des yeux, et dans ce qui se passe il n’y a juste rien à dire.

« Or qui aura tenu ferme jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. » Voilà la clé pour le disciple : tenir ferme jusqu’à la fin. Tenir à son témoignage, à ce que nous avons modestement et difficilement tentés de déployer dans les lignes précédentes. Ce à quoi il faut « regarder« , c’est cela.

Le bon but (Mc.13,5-8)

Alors Jésus se mit à leur dire : « Prenez garde que personne ne vous égare. Beaucoup viendront sous mon nom, et diront : “C’est moi”, et ils égareront bien des gens. Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerre, ne vous laissez pas effrayer ; il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. Car on se dressera nation contre nation, royaume contre royaume, il y aura des tremblements de terre en divers lieux, il y aura des famines ; c’est le commencement des douleurs de l’enfantement.

« Or Jésus commença à leur dire : « Regardez que quelqu’un ne vous fasse dévier du but : ... » Nous sommes en face du temple et dominant légèrement celui-ci, à l’extérieur de Jérusalem. Quatre disciples ont, à part des autres, interrogé Jésus sur la fin, troublés qu’ils étaient par ce qu’il a dit d’une manière assez générale à propos du côté éphémère, non pérenne, du temple et des institutions qui vont avec.

Jésus « commence à leur dire », comme Marc a écrit un « Commencement de l’évangile… » : outre la seule présence des quatre premiers disciples, qui rappelle les commencements du ministère de Jésus, voici une nouvelle expression qui rappelle les débuts de l’ouvrage de Marc. Tout est décidément comme si le discours qui commence ici allait constituer une sorte de résumé de tout, avant de basculer dans la Pâque de Jésus.

Et que dit-il ? Cela commence par un « regardez ! » Dans le temple, il regardait (au sens de regarder en détail et réfléchir), et il a vu l’incommensurable grandeur de la veuve pauvre ; puis un disciple l’a invité à voir (au sens d’admirer) le bâtiment et l’institution du temple, et s’est vu signifier le caractère passager de telles réalités ; et voilà que c’est lui qui invite maintenant Pierre, André, Jacques et Jean à « regarder », au sens cette fois de prendre garde. Il ne s’agit plus d’une attention aux autres mais d’une attention à soi -non qu’il faille opposer ces deux dimensions de l’attention, mais sous cet aspect-ci de l’attention, on considère son propre agir, on se regarde regardant.

Et là l’attention est à ce que nul ne nous fasse dévier du but. Autrement dit, l’attention aux autres peut porter à faux, elle peut conduire à perdre de vue l’essentiel, ou plutôt le but. Quel est le but ? Si nous nous rappelons les débuts de l’évangile de Marc, Jésus allait à la rencontre du peuple cherchant à revenir vers son dieu : il me semble bien que c’est cela le but. Et nous voilà avertis que certaines personnes pourraient nous faire dévier, manquer ce but, en visant à coté, ou en l’oubliant.

Ce début de discours n’est-il pas étrange ? Pas si l’on considère la question que viennent de lui poser les quatre disciples les plus anciens. Eux aussi considèrent la fin. Ils pensent que Jésus a annoncé la fin du temple, et pour eux c’est aussi nécessairement la fin de l’histoire, la fin du monde. Ils ont beau être les plus anciens de ses disciples, ils risquent de se tromper de fin. De penser « terminus » quand il faut garder vivant le « but à atteindre », la « visée ». En français comme en grec, c’est le même mot « fin », mais fermant ou bien ouvrant.

Au fond, il y a un quiproquo ici : pour ces disciples, et pour beaucoup sans doute, la « fin du monde » est génératrice d’angoisse. Plus que pour sa propre mort sans doute, car on peut se consoler de sa propre mort (un peu) du fait que nous survivent des personnes que nous aimons et pour lesquelles nous avons essayé de vivre. L’arrêt et la dissolution de tout ne laisse même pas cette consolation. Cela vient du fait que tout repose sur nous, ce que nous aurions fait ou pas fait, dit ou pas dit. Mais si le but est une rencontre, si nous cherchons à revenir vers un dieu qui lui-même marcherait à notre rencontre, que peut bien nous faire la survivance ou la disparition de ce que, de toutes façons, nous laissons derrière nous ? Seul compte de marcher avec tous ceux que nous aimons à la rencontre de ce dieu qui vient, et rien ne peut se perdre de ceux qui sont orientés vers cette rencontre.

« …beaucoup s’en viendront sous mon nom en disant « c’est moi », et feront dévier beaucoup du but. » Cette erreur de diagnostic sera apparemment le partage de beaucoup. Et cela parce que nombreux seront aussi ceux qui « viendront sous le nom » du maître : Jésus interroge ici le rapport des disciples à lui-même. Si je fais suite à ce qui vient d’être dit, venir à Jésus parce qu’on cherche à revenir vers le dieu, cela ne fait pas se tromper de but. Mais venir à lui pour lui-même, cela fait courir le risque de manquer le but : on cherche la personne providentielle qui va nous mener à tous coups vers le bon but, mais c’est en abandonnant soi-même cette quête, en remettant à un autre de nous le faire atteindre.

On a assez vu une certaine rudesse, chez le Jésus de Marc, ou plutôt une incessante remise de ses interlocuteurs face à leurs responsabilités, à leurs désirs, etc. Lui, Jésus, ne veut pas de ce type de rapport, jugé inauthentique, où l’on s’en remet à lui de tout, où l’on se dispense de réfléchir, de désirer, de vouloir. Mais si eux, les disciples, et même les plus anciens d’entre eux, les premiers, tombent dans ce piège, ils risquent fort aussi d’y faire tomber les autres, en ministres-délégués qu’ils sont : c’est le piège du « star-system » spirituel. Je crois que notre époque, hélas, nous offre de nombreux exemples de ces gens qu’on a cherché et vénéré comme des sauveurs, comme des « autres christs », qui ont fondé des mouvements ou instituts tournant autour d’eux-mêmes, et se sont révélés d’horribles entreprises de manipulation, d’épouvantables emprises psychiques ou spirituelles.

A y regarder de plus près, l’Eglise catholique (je connais moins bien l’histoire des autres, je dois dire, mais je parierais bien qu’il en va de même) a souvent parié sur cette stratégie : capter d’abord les « âmes » « au nom du Christ », que ce soit même par violence, et après on verra, « ça ne pourra pas faire de mal » : eh bien si, cela fait du mal, parce que la relation au Christ, pour autant qu’elle s’établisse un jour de manière personnelle (ce qui n’est pas gagné d’avance), ne se fonde alors pas d’abord sur un mouvement de recherche et de retour vers le dieu. Et par là, le but est manqué. Il faut prendre au sérieux ces paroles du Christ, « beaucoup s’en viendront… et feront dévier beaucoup… » : beaucoup ! Marc dit déjà que cela va beaucoup arriver, il serait à tout le moins « pieux » d’accepter ces paroles et de constater deux-mille ans après la réalité de ce « beaucoup »…. Et de se remettre dans l’axe du but, car c’est ce qui compte par-dessus tout !

« Aussi, lorsque vous entendrez des guerres et des rumeurs de guerre, ne poussez pas de cri (ou : ne soyez pas effrayés) : il faut (bien) que cela advienne, mais en aucune manière la fin. » Ces paroles sont d’une troublante actualité : comme notre monde est angoissant, habité qu’il est, et de plus en plus, par des guerres : celles que mènent les puissants et les violents, celles dont ils menacent leurs peuples ou les autres peuples, … Or cette ambiance de « fin du monde » ne doit pas effrayer le disciple. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas un risque effectif, ce n’est pas que la planète entière ne risque pas d’y exploser, ce n’est pas que la vie ne risque pas d’y être entièrement anéantie, mais telle est la condition de ce monde où nous marchons vers une rencontre. Et Jésus le dit nettement, ce n’est en aucune manière la fin.

Au passage, je note l’erreur de traduction de l’AELF : ce n’est pas encore la fin laisse croire que ç’en est néanmoins un signe précurseur ! Ce qui est un contresens. Le texte grec dit bien [alla oupoo to télos], littéralement (et dans l’ordre mot à mot) mais en aucune manière la fin.

Le contexte de guerres, de catastrophes annoncées, le contexte que nous vivons (mais peut-être n’est-il pas si exceptionnel à l’aune de l’histoire ?), est justement celui où, désorientés, nous cherchons d’autant plus la personne providentielle : « mais que font- « ils » face à tous ça ?! ». Non, il faut prendre garde à soi-même : qu’est-ce que je fais, dans ce contexte-là ? Comment est-ce que je m’efforce, à ma mesure, à mon échelle, de faire quelque chose ? C’est cela qui est efficace, au bout du compte, et c’est cela qui mène dans la bonne direction, parce que chacun vise (en l’exprimant de mille manières, certes) « le but ». Si l’on croit que les cœurs sont habités par l’Esprit du dieu, tout cela ne peu que converger.

Il n’est pas question ici de désengagement, pas plus que d’une coupable et naïve (ou lâche) relativisation. Que se présentent des combats, il faut bien se battre : dès le chapitre suivant, Jésus va donner l’exemple qu’il faut payer certaines choses de sa vie. Mais on ne se bat pas pour « empêcher la fin », on se bat « dans la perspective de la fin », les yeux rivés sur la rencontre, pour ne pas manquer le but. Faute de quoi on se perd dans les combats que l’on mène.

« On se dressera en effet nation contre nation et royaume contre royaume, il y aura des séismes en divers lieux, il y aura des famines ; commencement des douleurs d’enfantement que cela. » Description concrète du précédent : j’ai traduit par nation le grec [éthnè], ce qui est correct mais gomme l’aspect lui aussi très actuel de guerres « ethniques » ou de conflits racistes.

L’ensemble de ces phénomènes angoissants, on le sait aujourd’hui, fait intervenir des volontés humaines, ou des absences de décisions (des lâchetés) : nous savons que l’ampleur des « catastrophes naturelles » est augmentée par l’activité humaine. Et Marc nous dit, dans une métaphore inattendue, qu’il s’agit du « commencement des douleurs d’enfantement », à moins qu’il ne faille entendre au sens large, bien attesté et sans aucune métaphore, « commencement des souffrances ». Dans les deux cas, cela indique que ces choses vont durer. Et de fait, depuis deux-mille ans, que constate-t-on ? Peut-être ce trait veut-il dire aussi, dans la bouche de Jésus : n’attendez pas qu’il n’y ait pas ces événements violents, cause de souffrances terribles, par le fait de ma venue ou par le fait qu’il y ait des disciples. Là aussi, ce serait manquer le but, en attendant de lui autre chose que ce pour quoi il vient.

Une énorme ambiguïté (Mc.13,3-4)

Et comme il s’était assis au mont des Oliviers, en face du Temple, Pierre, Jacques, Jean et André l’interrogeaient à l’écart : « Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe donné lorsque tout cela va se terminer. »

« Et après qu’il se soit assis dans la montagne des Oliviers, faisant face au-dessus du temple, Pierre et Jacques et Jean et André l’interrogeaient à part. » Nous voilà en un autre lieu que dans la séquence précédente, mais nous pourrions fort bien être dans une suite « logique » : vers le soir, Jésus sort du temple (où un de ses disciple l’interpèle sur la beauté de l’édifice), et se rend à Béthanie. Mais il fait étape au Mont des Oliviers (où il passe logiquement) et regarde le temple d’en face, mais de plus haut. D’en haut, on voit nettement le plan du temple, sa forme donc son organisation et l’idéologie qui a guidé tant sa construction que son usage. Et du Mont des Oliviers, d’en face, on voit les choses comme de l’extérieur, on n’est pas dans Jérusalem, on a de la distance.

C’est dans cette situation que quatre disciples s’approchent du maître, mais « à part« , on est sur le ton de la confidence, de ce qui n’est pas dit à tous. Pourtant, Marc l’écrit pour tous : mais il en va peut-être comme de l’épisode de la « transfiguration » où trois sont pris « à part » (exactement le même mot), reçoivent la consigne de ne rien dire avant que le fils de l’homme « ne soit relevé« , ce qui est précisément le cas quand Marc écrit. Du reste, ce sont les quatre premiers disciples qui posent la question, et qui re-créent la situation du tout-début, quand il n’y avait qu’eux avec le maître, et Marc ce faisant fait une sorte d’inclusion de son récit, comme s’il s’apprêtait ainsi à clore ce qui s’est ouvert alors, le ministère de Jésus.

Si tel est le cas, cela veut dire que le discours que nous allons avoir bientôt est à prendre chez Marc comme une sorte de conclusion du ministère de Jésus, de son ministère de la parole tout au moins. Mais voyons la question qu’ils posent.

« Dis-nous quel jour cela arrivera, et quel sera le signe lorsqu’il sera destiné à ce que tout parvienne à sa fin. » Il y a une question, en fait il y en a deux, et elles sont incluses dans une phrase qui, elle, n’est pas une question mais une injonction. Je commence par celle-ci.

Pourquoi une injonction, « dis-nous ! » ? Ils ne donnent pas d’ordre au maître, ce n’est pas le sens de cette injonction-là. Mais il s’agit plus sûrement de le presser : ce sont ces quatre disciples qui sont oppressés et qui ont besoin qu’on leur parle. Jésus leur a dit quelque chose qui les a troublé, profondément.

Leur première question est par conséquent : « quel jour cela va-t-il arriver ? » Mais de quoi parlent-ils ? « Cela« , ou littéralement « ces choses-là« , de quoi s’agit-il ? La seule chose dont il a été question précédemment, dans l’épisode d’avant, c’est du temple et de la construction socio-religieuse qu’elle symbolise. Jésus a dit que « ces choses-là » étaient éphémères, qu’elles n’étaient pas faites pour durer mais qu’elles appartiennent à ces moyens au service de ce qui est durable à savoir la rencontre des êtres humains avec leur dieu ; mais il semble qu’ils aient compris qu’il prédisait la destruction effective du temple, et dans la forme de leur question, avec l’interrogatif [poté], ils évoquent un « jour ». « Quel jour ?« 

Ce mot-là a une tout autre résonance : quand les prophètes mentionnent « le jour« , ou « le jour de Yahvé« , c’est avec l’idée du jugement, du jugement dernier : jour de destruction générale, craint de tous, et duquel doit émerger le salut pour ceux que le dieu aura choisi. Ils pensent que Jésus a annoncé la fin du monde, alors qu’il a juste dit que les institutions et leurs symboles étaient éphémères. Ils veulent s’y préparer sans doute, prendre leurs dispositions.

La deuxième question est encore plus explicite : « …quel sera le signe lorsqu’il sera destiné que tout parvienne à sa fin. » Ils demandent le signe déclencheur. Comme on scrute avec des sismographes ultra-sensibles les secousses telluriques de notre planète, afin d’avertir d’un tsunami, d’un éruption, d’un séisme, ils demandent le signe.

La réponse de Jésus est rédigée par Marc dans le discours qui va suivre, et qui va nous occuper section par section. Il est long. Mais nous devrons garder à l’esprit que Jésus va avoir fort à faire pour dissiper dans l’esprit de ses interlocuteurs l’ambiguïté qui s’y trouve, entre ce qu’il a effectivement dit, et ce qu’ils croient avoir compris. Ce sera d’autant plus difficile qu’ils sont pris par l’angoisse, ce qui n’est jamais la meilleure des situations pour réfléchir ou raisonner ! Il va lui falloir dissocier dans l’esprit de ses interlocuteurs la perception de l’éphémère des institutions de leur vision de la « fin ». Car la fin, c’est le but : et c’est précisément parce que ces institutions ne sont pas le but qu’elles sont vouées à disparaître. Leur disparition ne peut donc pas coïncider avec la fin !! C’est même plutôt le contraire, leur disparition fait mieux apparaître la fin.

L’éphémère (Mc.13,1-2)

Comme Jésus sortait du Temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde : quelles belles pierres ! quelles constructions ! » Mais Jésus lui dit : « Tu vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas ici pierre sur pierre ; tout sera détruit. »

« Et pendant qu’il sortait du temple, un parmi ses disciples lui dit : « Maître, vois la qualité de ces pierres et la qualité de cette construction ! » Voici qu’il est de nouveau question de regard. Le temps est différent de l’épisode précédent, qui pouvait se placer n’importe quand, mais à l’intérieur du temple -sans doute dans le parvis des femmes où, paraît-il, se trouvaient les troncs-. Maintenant, Jésus est en train de sortir, peut-être lors de l’une de ces allées et venues entre Béthanie et Jérusalem, puisque c’est ce mouvement pendulaire que Marc a imprimé à son récit dès l’arrivée à Jérusalem. Si c’est le cas, nous sommes sans doute aussi vers le soir, la journée finie.

C’est l’initiative de l’un des disciples qui va provoquer tout ce qui va suivre, non seulement cet épisode (très court) mais aussi les nombreux suivants. Il invite le Maître à « voir« , à « se figurer » (le verbe [éïdoo]). Placé après l’épisode précédent comme l’a fait Marc, ce conseil paraît quelque peu intempestif, ou impertinent. Ce disciple est dans une forte admiration, mais pas des gens : il regarde les pierres et les bâtiments qu’on en a tirés. Le pronom interrogatif qu’il utilise par deux fois, [podapoï], signifie littéralement « quel ?« , « de quelle sorte ? » Sa question n’en est pas une, c’est une question rhétorique, c’est une invitation à l’admiration.

Ce disciple peut bien sûr être sincère : être personnellement frappé par l’architecture du Temple, qui semble avoir été grandiose en effet. Certains passages de Psaumes expriment la même admiration. Mais justement, cela peut aussi être une admiration « convenue », qu’elle soit socialement ou religieusement correcte, ou qu’elle soit surtout guidée par l’émotion. Je pense à beaucoup de personnes qui parlent de Lourdes en disant : « Que c’est beau ! », mais je trouve personnellement que ces bâtiments sont particulièrement moches, lourds et disgracieux. J’ai le même avis à propos de la basilique du Sacré-Coeur de Montmartre ou de N-D de Fourvière. Je vais sûrement perdre ici des lecteurs ! (🤣🤣).

Car les « constructions », [oïkodomaï], sont avant tout architecturales, mais pas seulement. Derrière cette architecture, il y a aussi tout ce qu’elle symbolise, et la « construction » (au sens intellectuel, organisationnel, institutionnel, moral, etc.) socio-religieuse est présente dans cette admiration. Ce disciple n’admire pas que des pierres, il admire sans doute aussi ce qu’est le Temple, son usage, ce qu’il représente, la place qu’il tient dans l’histoire religieuse de chacun et dans l’histoire religieuse du peuple entier.

Et s’il est présomptueux, après la leçon d’observation attentive et approfondie donnée par le maître à l’épisode précédent, de l’interpeler pour qu’il voie, il faut sans doute s’attendre à ce que, dans sa réponse, il inclue tout ce qu’il voit, et donc aussi tout l’édifice socio-religieux que le temple symbolise.

« Et Jésus lui répond : « Tu vois toutes ces belles constructions ? Il ne sera laissé pour ainsi dire pierre sur pierre, qui ne soit détruite. » Puisqu’il est question de pierres, disons que la réponse est lapidaire ! Pas la moindre explication, ce pour quoi certains des disciples vont revenir sur ce point dans la séquence suivante. Mais pour l’heure, on n’en saura pas plus sur le pourquoi.

Pour autant, regardons bien (puisqu’il faut apprendre le regard) ce que nous apprenons : d’abord, la réponse appelle un autre regard. Le disciple a dit : « vois« , avec un verbe qui signifie autant le coup d’oeil que la construction que l’on en tire, un verbe qui invite à saisir ce qui apparaît, la forme, les lignes qui s’offrent au regard. Le maître répond avec un autre verbe, [blépoo], qui signifie voir au sens le plus large, faire usage de ses yeux, mais aussi « avoir un regard« , incluant l’intention, l’inclination. C’est comme s’il lui disait : « tu aimes ce que tu vois ? » Autrement dit, dans un premier temps, le maître fait prendre conscience du type de regard qui est le nôtre, peut-être de l’a priori qui nous habite.

Ensuite, la réponse est englobante, elle paraît inclure elle aussi non seulement ce que les sens saisissent, mais ce que les choses perçues entraînent. Autrement dit la dimension symbolique du temple. C’est toute la réalité socio-religieuse qui est là aussi incluse dans la réponse de Jésus, il ne répond pas non plus dans un sens purement esthétique.

Enfin, cette réponse est terrible : « … Il ne sera laissé pour ainsi dire pierre sur pierre, qui ne soit détruite. » Ce qui fait l’admiration du disciple est sans lendemain. Aussi grandiose que soit la construction, elle est vouée à la destruction. Par contrecoup, cela paraît faire contraste avec le geste de la veuve, dont Jésus a fait l’éloge et souligné la portée. Peut-être est-il suggéré ici que ce geste, lui, ne sera pas détruit, qu’il restera à jamais : et de fait, on en parle encore ! Mais le temple de pierre, et toute la construction socio-religieuse qui va avec et dont elle est le symbole, cela n’est pas fait pour durer à jamais. On pourrait dire la même chose en regardant Saint-Pierre de Rome, ou la Bourse de Wall-Street, ou que sais-je encore…

Nous voilà invités à nous interroger sur nos admirations : portent-elles sur ce qui est promis à la durée ou à l’éternité, ou pas ? Mais je voudrais aussi souligner un autre contraste avec le péricope précédent : Jésus était dans le temple et posait un regard pénétrant et admiratif sur ce qui se passait dans le coeur de la veuve pauvre. Maintenant il est hors du temple, puisqu’il est en train d’en sortir, et le disciple l’invite à regarder ce qui apparaît de celui-ci, donc du dehors. Et là, il ne rejoint pas le disciple dans son admiration mais annonce l’absence de pérennité de ce qui est regardé. Cela nous parle aussi de ce à quoi nous attachons nos regards, notre attention.

Au fond, notre regard est fait pour l’invisible. Cela semble un paradoxe, mais ce n’en est pas un. Nos sens ne peuvent pas s’attacher à l’invisible, c’est évident : mais notre regard ne consiste pas dans la seule perception, tout le monde sait d’une part que cette perception est « traitée » par le cerveau, ensuite qu’elle est sujette sans délai à interprétation. Et c’est là qu’on rejoint cette idée que notre regard est fait pour l’invisible. Et il me semble que tout art est fait pour cela, il est une quête obstinée de l’invisible, de l’indicible, pour parvenir coûte que coûte à l’exprimer. Et nos textes, que nous scrutons semaine après semaine, appartiennent à ce même ensemble qui cherche à exprimer l’indicible, et c’est avec ce regard qu’il faudrait les scruter toujours.

En regardant comme il l’a fait la veuve pauvre, Jésus a été conduit à l’invisible, à la splendeur de son cœur ; mais en s’arrêtant volontairement à l’épiphanie des choses, que pourrait-on rejoindre d’autre que ce qui n’a pas de lendemain ? On pouvait, dans le temple, admirer l’application des ouvriers, le soin et l’ingéniosité mis pour la réalisation, on pouvait deviner le cœur des ouvriers, et peut-être de leurs commanditaires (encore que là, c’est plutôt le plan d’ensemble qui le révèle, et il est terriblement hiérarchique et exclusif…). Mais ce n’est pas cela qu’a pointé le disciple, il est resté dans une admiration de façade, dans la « gloire » des constructeurs et architectes de cette organisation socio-religieuse. Or celle-ci n’a pas d’autre objet (atteint ou pas, c’est une autre question) que de conduire les êtres humains depuis leur cœur vers le dieu qu’ils cherchent : ce sont ces deux termes et leur relation qui sont destinés à demeurer, les moyens sont nécessairement éphémères.