Jésus s’était assis dans le Temple en face de la salle du trésor, et regardait comment la foule y mettait de l’argent. Beaucoup de riches y mettaient de grosses sommes. Une pauvre veuve s’avança et mit deux petites pièces de monnaie. Jésus appela ses disciples et leur déclara : « Amen, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis dans le Trésor plus que tous les autres. Car tous, ils ont pris sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. »
« Et assis en face du trésor, il regardait comment la foule faisait tomber de la monnaie de cuivre dans le trésor ;… » Voilà une scène qui se passe aussi à Jérusalem : le « trésor » ne peut être que celui du Temple. Pour autant, on dirait qu’il n’y a pas de lien avec les épisodes précédents, qui étaient marqués pour la plupart par la polémique, et en tous cas par l’échange avec les responsables religieux. Cette fois, la scène pourrait être à tout moment, elle laisse plutôt penser à un moment quelconque.
Dès les premiers mots, Marc nous dit que Jésus « regardait« , et le verbe [théooréoo] (qui donne notre « théorie », notre « théâtre », nos « théorèmes ») évoque un regard prolongé, contemplatif, accompagné d’une longue réflexion. Nous voyons Jésus regarder, et peut-être apprendrons-nous ainsi nous-mêmes à regarder.
Il regarde les gens en train de faire des dons au trésor du temple : comme c’est un tronc, le geste est de déposer de l’argent par l’ouverture, afin qu’il tombe dans le tronc. En fait d’argent, le mot est précis et désigne des pièces de cuivre : il s’agit de l’as (du latin : aes, bronze ou cuivre), qui est à cette époque la monnaie la plus courante pour les transactions quotidiennes, un peu nos pièces jaunes. Il faut quatre as pour faire un sesterce (l’équivalent de nos pièces de un ou deux Euros), seize as pour faire un denier d’argent (on arrive dans l’équivalent des billets), mais quatre cents pour faire un aureus, un denier d’or.
Tous ces mots sont très précis, sans doute parce que Jésus regarde tout cela dans le détail. Marc nous dit qu’il considère comment les gens donnent, autrement dit il est attentif aux intentions, aux motivations que révèlent les gestes accomplis. Ce geste simple, si comment à toutes les religions (l’argent est le « nerf de la guerre » !) peut en effet recouvrir tant et tant de motifs. Il y a quelque chose d’émouvant, de stimulant, peut-être aussi d’éprouvant, voire invitant à un peu d’introspection, à se dire que Jésus regarde quiconque met de l’argent dans un tronc…
« … et beaucoup de riches en laissaient tomber beaucoup. » Et voilà le constat, beaucoup de riches mettent beaucoup d’argent dans le tronc. Apparemment, rien de bien extraordinaire, ils ont plus de moyens, ils mettent plus. Cela doit faire du bruit en tombant, des poignées de pièces de cuivre ou de bronze ! Mais il y a tout de même une petite anomalie : les « riches » sont plus des habitués du sesterce ou du denier. Que veut dire pour eux cette « opération pièces jaunes » ? Voyez Bernard Arnaud, ou Vincent Bolloré, ou d’autres encore de la même catégories, mettant une pleine poignée de pièces jaunes dans le tronc de la Croix-Rouge : que pensez-vous ? Or c’est cela sur quoi se braque pour le moment la caméra de Marc, et les yeux de Jésus.
« Et s’avançant, une seule veuve pauvre laissa tomber deux piécettes, un quart d’as. » « Une seule veuve« , ou peut-être « seule, une veuve » : c’est sans doute plus proche du sens recherché… Elle se distingue. Il y a tous ces gens qui laissent tomber des pièces de cuivre ou de bronze, qui sonnent en tombant dans le tronc. Et puis il y a celle-là. Son statut de veuve la fait précaire, et Marc précise qu’elle est pauvre : sans doute est-elle veuve depuis quelques temps déjà, de sorte qu’elle s’est trouvée réduite à la pauvreté. Son offrande est l’équivalent d’un quart d’as, c’est la plus petite unité monétaire frappée à l’époque. Elle donne donc mois que tous.
Mais l’observation de Jésus, ou une Marc, c’est qu’elle fait ce don au moyen de deux piécettes. Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire deux choses : la première, c’est qu’elle utilise plutôt de ces équivalences de monnaies qui ont cours entre les petites gens. Je me souviens qu’à l’époque où en Italie la Lire avait cours, quand je m’y trouvais, il arrivait qu’on paye aussi un café avec un jeton de téléphone (c’était aussi l’époque des cabines téléphonique ! Dieu, que je suis vieux ….), c’était l’équivalent de cinquante lires, je crois. Ce n’était pas une monnaie faciale, une monnaie officielle. Mais dans la vie courante, tout le monde savait que cela valait la même chose, et c’était une sorte de monnaie parallèle. Dans l’Antiquité, où la monnaie vaut le poids du métal employé, les autorités étaient très vigilantes sur la fausse monnaie, mais cela valait pour les valeurs importantes. Pour les toutes petites valeurs, les gens s’arrangeaient entre eux, et si l’on avait autrement le même poids de métal, qu’importe ! Elle paye avec deux petites choses en métal qui valent chacune un huitième d’as. Elle est vraiment dans la précarité, elle a peut-être trouvé ces petits morceaux de métal chez elle ou dans la rue, et elle les a précieusement gardés.
Mais cela veut dire aussi une autre chose: dans sa pauvreté, elle aurait pu donner une piécette et garder l’autre. Moitié-moitié : il faut honorer le Temple, mais il faut vivre aussi. C’était facile, avec deux bouts. Mais elle a mis les deux, tout ce qu’elle avait.
« Et convoquant ses disciples, il leur dit : Amen, je vous dis que cette veuve, la pauvre, a fait tomber plus que tous ceux qui ont contribué au trésor. » On se souvient que Jésus avait entrepris de regarder, d’observer, tout en réfléchissant à ce qu’il percevait. Les notations de Marc nous donnent une idée assez précise de ce qu’il a vu et de ce qu’il a pu en déduire. C’est assez en tous cas pour convoquer ses disciples et leur faire une déclaration solennelle.
Celle-ci commence par la formule « Amen, je vous dis« , qui déclare et révèle. Et lui de comparer, cette fois : cette veuve a mis plus que tous les autres. Au poids de l’argent ce n’est évidemment pas le cas, c’est donc à une autre aune qu’il déclare une telle différence. La différence est d’ailleurs déclarée d’une manière ambivalente : on ne sait pas si elle a donné plus que chacun des autres, pris dans leur totalité ; ou bien si elle a donné plus que la totalité des autres donateurs, ce qui est plus énorme encore !
« Tous en effet on fait tomber de leur superflu, mais elle c’est bien de son indigence, tout ce qu’elle avait elle a mis, l’intégralité de sa vie. » Et voici l’explication : la mesure est par rapport au donateur lui-même à chaque fois. En grec, l’opposition entre « superflu » et « indigence » est encore plus évidente qu’en français, avec les mots [périsséouôtôn] d’une part, [hustérhséoos] d’autre part : la mesure est de ce que chacun possède. Dans le premier cas, les dons sont faits à partir de ce qui excède cette mesure, dans le deuxième cas, il est pris sur ce qui est déjà déficitaire.
Et l’on comprend bien la touche finale, « l’intégralité de sa vie« , et l’on imagine sans peine le frémissement d’émotion qui l’accompagne. En effet, la veuve se met en danger pour son don : elle n’a déjà pas assez pour elle-même, mais elle prélève encore sur cette insuffisance pour en faire cadeau.
Il me semble que ce petit récit nous fait comprendre comment Jésus regarde, et nous apprend à regarder nous aussi. Son regard est attentif, observateur, il voit les gestes, il entend les sons, il voit ce qui est discret, il observe tout. C’est l’ensemble de sa palette sensorielle qui est active. Mais ce ne sont pas que des sens qui sont action, c’est aussi une réflexion, une mise en relation et en question, entre ce qui est observé et ce qui est révélé d’autre part. Le geste du don mérite d’être observé, il est beau en soi ; cependant, il n’est pas identique pour chacun, et un regard exercé peut percer le message. Le coeur de chacun se révèle dans ce geste, en définitive. La pauvreté, la vraie, est toujours pudique, mais elle peut être décelée, si l’on cherche à la secourir. Quant à l’ostentation, elle manifeste des disproportions qui ne jouent pas en sa faveur. Peut-être Marc veut-il nous inviter à savoir regarder nous aussi, mais également à rester conscient que nous ne pouvons pas « jouer » et faire semblant avec Jésus.
Dans son enseignement, il disait : « Méfiez-vous des scribes, qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat et qui aiment les salutations sur les places publiques, les sièges d’honneur dans les synagogues, et les places d’honneur dans les dîners. Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières : ils seront d’autant plus sévèrement jugés. »
« Et dans son enseignement, il disait : … » L’enseignement de Jésus continue : il vient de parler à tous, en interrogeant sur un point fondamental l’interprétation communément reçue de la figure du messie, déplaçant ainsi les cadres de l’espérance construite par les Ecritures, ou par notre lecture de celles-ci. Voilà qu’il continue à s’adresser à tous. Mais cette fois, Marc nous rapporte non pas un parler en paraboles, mais un avertissement plutôt direct.
« …gardez-vous des scribes qui veulent se promener en ornements et [aiment] les embrassades sur les places publiques et les sièges de présidence dans les synagogues et et les places d’honneur dans les dîners ; … » On a vu que les scribes pouvaient être en accord avec Jésus, on en a vu un tout au moins. Mais tous ne sont pas taillés sur ce modèle, semble-t-il, et Jésus met en garde la foule qui l’écoute, non contre tous les scribes, mais bien contre certains que leur comportement dénonce.
Ceux-là sont manifestement très préoccupés du paraître : ils s’habillent de manière ostentatoire (je ne peux m’empêcher de penser à certains excès contemporains dans les vêtements liturgiques…), ils attirent l’attention sur eux en montrant à tous qu’ils font partie du « happy few » ; et, que ce soit à la synagogue ou à la ville, ils faut toujours qu’ils soient les premiers, ceux à qui on rend hommage. Il est en effet permis de se demander ce qu’ils cherchent : en tous cas, cette description ne laisse pas l’impression qu’ils soient au service de la Parole ou des Ecritures, encore moins du peuple, mais plutôt qu’ils ont instrumentalisé l’un et l’autre pour se faire une place.
» ils dévorent les maisons des veuves et brillent par de grandes prières : … » Ces apparences ont un revers, hélas désastreux : ils « dévorent les maisons des veuves« . Les veuves, on l’a déjà dit, sont peut-être les personnes les plus en difficulté dans la société masculiniste de cette époque. Quant à l’expression « dévorer la maison », elle apparaît bien souvent dans l’Odyssée, quand il s’agit de décrire en un trait le comportement des Prétendants dans le palais d’Ulysse, en son absence : à défaut de trouver le moyen de prendre sa place et son pouvoir, ils diminuent celui-ci jour après jour en consommant ses biens au vu et au su de Pénélope comme de Télémaque.
Nul doute que cette expression n’ait ici un sens très voisin : on suggère que l’ostentation de ceux des scribes qui se comportent ainsi, se fait nécessairement au détriment de quelqu’un. Et ces « quelqu’un » sont celles qui sont le moins en capacité de se défendre, les veuves. L’adage ironique et désabusé de Camus : « il faut prendre l’argent là où il est : chez les pauvres » est manifestement de tous les temps. Or ce comportement économique est mis en contraste avec une apparence, une « opération de com’ « , de nature religieuse : ils « brillent par de grandes prières« , c’est-à-dire qu’ils se comportent comme si la piété était la première de leurs préoccupations. Ils instrumentalisent jusqu’au dieu pour cacher leur piètre ambition.
« … ceux-ci seront pris par un jugement d’autant plus sévère. » Le mise en garde est adressée au peuple, mais l’énoncé du jugement est déjà fait. Que retenir de ce bref épisode ? Peut-être d’abord que Jésus n’a pas peur, au beau milieu du temple, de dénoncer certains comportements de responsables religieux. Ensuite, qu’il y a sans doute un lien entre le comportement et la justesse de jugement : ce n’est peut-être pas par hasard que la prise de parole à cet égard s’achève précisément avec l’idée de jugement. Ce n’est pas parce que le comportement d’un scribe est ajusté, modeste, réservé, que son jugement va être juste dans l’interprétation des Ecritures ; mais à coup sûr, si son comportement montre qu’il instrumentalise les Ecritures aussi bien que le peuple, on peut tabler que ses interprétations ne seront pas justes. Et les suivre, c’est peut-être se faire complice.
Alors qu’il enseignait dans le Temple, Jésus, prenant la parole, déclarait : « Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est le fils de David ? David lui-même a dit, inspiré par l’Esprit Saint : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : “Siège à ma droite jusqu’à ce que j’aie placé tes ennemis sous tes pieds !” David lui-même le nomme Seigneur. D’où vient alors qu’il est son fils ? » Et la foule nombreuse l’écoutait avec plaisir.
« Et après avoir répondu, Jésus disait en enseignant dans le Temple… » Ce passage est distinct du précédent, mais Marc en fait une suite, grâce à ce « Et après avoir répondu », qui en contexte parait donner suite au dialogue entre le scribe et Jésus à propos du plus grand commandement. Et ici encore, on a affaire à une question d’interprétation : finalement, ce sont bien trois passages successifs qui abordent cette question de l’usage et de l’interprétation des Écritures, signe de l’importance qu’elle revêt chez Marc, et peut-être aussi du rôle clé qu’elle joue dans l’arrestation et le procès de Jésus.
Cette fois cependant, Jésus s’adresse à tous : comme si le temps des dialogues-pièges était fini, comme s’ils ne pouvaient plus avoir lieu, comme si sa sagesse avait rendu impossible de le confondre mais était en passe de gagner au contraire ceux des scribes qui étaient honnêtes, de bonne foi. Le voilà maintenant qui enseigne ouvertement dans le Temple, sans être interrompu.
« … : comment les scribes disent-ils que le Messie est fils de David ?… » La question que pose Jésus est elle aussi une question d’interprétation. Une des grandes lignes d’attente de salut, à son époque, est celle que l’on désigne par « messianisme ». Nous l’avons déjà croisée, je me contente d’en rappeler les grands traits, et d’abord sur l’idée même de « salut » et de « sauveur ».
Tout part du constat, évident et toujours actuel, que le monde tel qu’il est n’est pas cohérent avec ce que le dieu dit de lui-même dans la Révélation, dans les Ecritures : comment le dieu aurait-il pu vouloir ce monde-là ? Mais il faut aller plus loin : si ce monde n’est pas tel que le dieu créateur a pu le concevoir, comment n’intervient-il pas pour redresser les choses ? Or les Ecritures élaborent ici l’idée d’alliance. Face au mésusage que les hommes font du don du dieu, celui-ci les juge, mais aussi leur offre un « salut », une solution, qui est fondamentalement l’alliance : il leur offre de de répondre d’où qu’ils soient au don qu’il fait et d’entrer en communion de vie avec lui.
Mais ce schéma théologique, qui s’affine avec le temps, ne peut que constater à son tour un échec historique : l’alliance aussi est un échec. Il faudrait qu’au moins une personne réalise historiquement, dans sa vie, les conditions de l’alliance pour que celle-ci soit enfin scellée, et que d’autres hommes puissent grâce à ce « sauveur » entrer concrètement dans cette alliance établie et y participer. Une des figures de « sauveur » est celle du Messie (d’après l’hébreu), ou du Christ (d’après le grec). Ce nom, et cette figure, se rattachent à la figure du roi David.
Le roi David est une figure qui a été peu à peu construite par la Tradition comme celle du monarque idéal selon le cœur du dieu : plus les textes sont anciens, plus David apparaît comme un chef de bande ou un homme de parti aux méthodes peu recommandables ; mais plus les textes sont récents, plus il apparaît comme toujours accordé aux exigences divines. Pourtant, cette même Tradition ne va jamais jusqu’à faire de David le roi parfait, il a lui aussi failli dans la réalisation historique de l’alliance. Mais il en aura été le plus proche, et c’est un « nouveau David » qui est attendu comme « sauveur », qui recevra lui aussi l’onction divine (c’est ce que veulent dire, chacun dans sa langue, les titres de Messie ou de Christ), et même cette onction sera l’investiture du roi parfait, selon le cœur du dieu, qui réalisera historiquement l’alliance offerte par le dieu d’Israël.
Et pour sa légitimité, ce roi devrait régner (d’où l’aspect toujours politique du messianisme), et être « fils de David », c’est-à-dire de la dynastie davidique, puisqu’en Israël (comme souvent dans l’histoire des hommes), la monarchie était plutôt héréditaire. On sait néanmoins que dans la Bible, le terme de « fils » peut être assez lâche, et les Ecritures sont elles-mêmes témoins de plusieurs tentatives messianiques sans lien génétique avec David, jusqu’au roi Cyrus ! Mais la question que pose Jésus paraît interroger cette notion de « fils », même prise au sens large : il n’attaque pas l’autorité des scribes, mais pose une question plus fondamentale, et à eux aussi , une question de compréhension du donné des Ecritures.
« …David-même dit dans l’Esprit saint : le seigneur a dit à mon seigneur : siège à ma droite jusqu’à ce que j’ai mis tes ennemis sous tes pieds. » David est considéré dans les Ecritures comme auteur, notamment de beaucoup des Psaumes, qui ont dans leur titre la mention « de David ». Ces psaumes étant du corps même des Ecritures, il est dans ces cas-là dit « parler dans l’Esprit saint », dire des choses que l’Esprit aussi veut dire, ou par lesquelles l’Esprit aussi dit ce qu’il veut (en lien avec tout l’ensemble des Ecritures).
Et c’est le Ps.110 (109 de la liturgie catholique) que Marc cite à ce moment : « De David. Psaume. L’Eternel a dit à mon maître: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. » (Ps.110,1) Unanimement, ce psaume est tenu pour « messianique », c’est-à-dire que tous pensent que David y parle du messie, et fait son portrait. On peut le lire en son entier si l’on veut s’en convaincre. Mais si David parle, comme on le croit et comme le dit le texte, et s’il parle bien du Messie, alors il l’appelle « mon maître« , ou « mon seigneur« . Ce qui, dans les catégories antiques, est difficilement compatible avec « mon fils« , parce que le père y est conçu comme supérieur au fils, et c’est ce que pointe Jésus (ou le Jésus de Marc).
« David même le dit seigneur, et d’où est-il fils ? » Si c’est David qui désigne le Messie comme son seigneur, comme son maître, il n’y a pas à discuter. Mais ce qui est remis en cause, c’est bien l’appellation de « fils de David » comme titre messianique.
Bon, très bien : et alors ? me direz-vous… Et vous aurez bien raison, en un sens. Vers quoi avance-t-on ? A quoi sert cette belle mise en évidence ? Car Jésus ne répond pas à la question qu’il a lui-même posée. Il se contente donc de la remise en cause qu’elle provoque : mais que remet-elle en cause, au fond ? Eh bien il me semble que ce qui est ainsi remis en cause, ce n’est pas l’attente d’un messie, mais sa qualité « royale », sa qualité de « fils de David » c’est-à-dire de successeur d’une dynastie dans la ligne de celle-ci.
Ceux qui attendent un messie (et c’est toujours le cas aujourd’hui), qui attendent un changement décisif par le fait d’un personnage providentiel à caractère politique, ceux-là se fourvoient si c’est sur la base des Ecritures. S’il faut bien attendre le personnage annoncé par David, il faut se garder de l’attendre comme un autre David, comme un roi, un potentat. Celui que le dieu va susciter, et auquel il dit dans le psaume qu’il va mettre ses ennemis à ses pieds, n’est pas à situer au sommet d’une hiérarchie sociale, ne prend pas une place de dirigeant. Autrement dit, cette mise en question par Jésus de la conception messianique commune, invite à se départir de toute vision édifiée sur le pouvoir.
« Et la foule nombreuse l’écoutait avec plaisir. » Cette dernière notation de Marc est symptomatique. Qu’est-ce qui peut bien susciter dans la foule un « plaisir », qu’est-ce qui peut lui être agréable ? Sinon cette annonce enfin faite, que le salut préparé par le dieu, aux termes des Ecritures, n’est pas une prise de pouvoir de plus qu’il aura à subir comme les autres ? Car le peuple subit toujours le pouvoir, c’est pour cela qu’il est dit « peuple ». Mais ce que Marc met dans la bouche de Jésus, c’est qu’il va en être autrement. En même temps, Marc enseigne à ne pas attendre le salut sur ce plan-là : il n’annonce pas non plus la meilleure ou la plus équilibrée des anarchies. Le salut du dieu parvient aux hommes qui le cherchent, que ce soit sous la tyrannie, la ploutocratie, l’oligarchie, la démocratie ou l’anarchie : et le sauveur ne sera pas l’organisateur ou le pourvoyeur d’équilibre entre ces régimes.
En fait, la question de Jésus bouleverse en profondeur, une fois de plus, les attentes et les conceptions sur lesquelles se dessinent les espérances. Il libère l’espérance, en la délivrant de schémas décidément trop humains. Mais cela, à son tour, nous enseigne que notre espérance est une réalité qui se travaille, qui se remet en question. Trop facilement, nous donnons une forme à notre espérance (ou nos espérances), sans doute parce que nous attendons plus volontiers des réalités concrètes, mais nous ne voyons pas que ce faisant, nous diminuons en fait celle-ci. L’espérance est une ouverture, une aspiration, elle prend forcément des formes, mais il nous appartient de ne pas l’y réduire, de rester toujours conscients que les formes, ce sont nous qui les donnons : il ne faut pas qu’elles deviennent une obligation pour celui qui est au terme de cette espérance. Thomas d’Aquin écrit, dans sa Somme de Théologie, que l’espérance théologale c’est attendre « rien de moins que dieu même » : à nous de traduire cette espérance folle dans des engagements concrets, mais sans jamais confondre ceux-ci avec l’objet de notre espérance. Car le dieu ne se confond avec rien, il est trop unique.
Un scribe qui avait entendu la discussion, et remarqué que Jésus avait bien répondu, s’avança pour lui demander : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. » Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as dit vrai : Dieu est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que lui. L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. » Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse, lui dit : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » Et personne n’osait plus l’interroger.
« Et après que se fut approché un des scribes qui avait entendu leur discussion, parce qu’il voyait qu’il leur avait bien répondu,… » Voilà des indications initiales qui rattachent clairement l’épisode au précédent, mais pas comme simplement successif. En fait, il s’agit de deux parties d’un même épisode : les Sadducéens sont venus et ont été éconduits, un mauvais usage des Écritures leur étant reproché ; mais à la suite de cela, c’est un scribe, c’est-à-dire très probablement du parti des Pharisiens, opposé aux Sadducéens, mais aussi spécialiste des Écritures, qui s’approche.
Autrement dit, nous sommes toujours sur ce sujet des Écritures, de leur bon usage, de la manière de les appréhender. Celui qui s’approche maintenant ne le fait pas dans un esprit de « prendre au piège », comme les précédents : ce que Marc laisse entendre, c’est au contraire qu’il a été témoin de l’altercation précédente (peut-être parce que, initialement, il guettait un « faux-pas », c’est possible) et qu’il a été séduit, touché, des réponses de Jésus. Lui s’y est retrouvé, Jésus a sans doute mis des mots sur sa propre pratique. Qu’il s’approche dit cette fois une proximité plus intérieure.
« … il lui demanda : Quel commandement est le premier de tous ? » C’est une nouvelle question, mais celle-ci n’est pas un piège. C’est un débat de lecteurs. Les Sadducéens reprochent notamment aux Pharisiens la multitude proliférante de règles qu’ils imposent pour la vie de tous les jours. Notre scribe fait manifestement partie de ceux des Pharisiens qui en sont conscients, qui au minimum ne confondent pas les règles qu’ils proposent (souvenons-nous nous du fameux « Corbane » de Mc.7, 9-13 cf. ) avec les commandements des Écritures. Seulement voilà : quand on reçoit, et ils le font, comme Écriture normative la totalité de ce que nous appelons Ancien Testament, on se trouve devant une forêt de commandements.
Jésus a fait reproche aux Sadducéens de méconnaître les Écritures, de ne pas les traiter comme des écrits avec les règles et les distinctions qui s’imposent devant un écrit. Notre scribe fait partie de ceux qui distinguent les genres, qui distinguent une loi d’une prophétie, d’une poésie, d’un récit, etc. Et justement, des lois, on n’en trouve pas que là où un titre dit « loi ». Mais si on les sélectionne attentivement, on n’en trouve pas moins de six-cent-treize ! C’est là que la question du scribe -qui n’est pas de lui seulement- est nécessaire : comment hiérarchiser cet ensemble ?
Vous me direz : quelle nécessité à hiérarchiser ? Ne suffit-il pas de tout observer distinctement, quand cela se présente ? Si l’on croit que c’est le dieu qui donne ses commandements, ne faut-il pas croire aussi qu’il est sans contradiction et souverainement sage : n’est-il pas vain par conséquent de vouloir nous-mêmes « hiérarchiser » ? N’est-ce pas là, d’avance, faire un tri entre ce que l’on choisit d’observer et ce qu’on refuse ou que l’on oublie trop volontairement ?
Prenons par exemple Lv.20, 9 : « Tout homme qui parlera mal à son père ou à sa mère sera mis à mort ; il a maudit son père ou sa mère, son sang retombera sur lui. », et pensons à nos adolescents (ou à nous-mêmes quand nous l’étions) : y a-t-il une personne au monde qui demandera l’exécution de cette sentence ? Il est évident que non (je ne parle pas de certaines situations d’exaspération paroxystique !! 😂), mais au nom de quoi y échapper ? Il peut y avoir deux « stratégies » : la première consiste à chercher dans la formulation de cette loi quelque chose qui la rendrait inapplicable à telle situation particulière, mais le risque est de tomber dans le travers des Sadducéens en tendant à tourner la Loi au ridicule.
La deuxième stratégie est toute littéraire et cherche à objectiver, elle reconnaît dans tout écrit une intention principale, des intentions secondaires, des visées partielles et ponctuelles, etc. Les déterminer, les classer, est affaire de débats, de discussions, parce que c’est l’objectivité d’un texte complexe qui est en jeu ; mais cela permet ensuite de reconnaître une cohérence dans un ensemble complexe aux apparences nécessairement contradictoires. Ainsi, poser la question du plus grand commandement, c’est reconnaître une unité dans les Écritures, tout en y voyant des diversités, et chercher à organiser aussi objectivement que possible la compréhension de cet ensemble. C’est la question même du respect des Écritures.
« Jésus lui répondit : le premier est : Écoute, Israël, le seigneur votre dieu est le seul seigneur, et tu aimeras le seigneur ton dieu de la totalité de ton cœur et de la totalité de ton âme et de la totalité de ton intelligence et de la totalité de ta force. Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Plus grand que ceux-là il n’y a pas d’autre commandement. » Cette fois Jésus ne met aucun préalable, aucune condition, à sa réponse. Il cite pour commencer le « shéma Israël » tiré du Deuteronome : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur. Tu les rediras à tes fils, tu les répéteras sans cesse, à la maison ou en voyage, que tu sois couché ou que tu sois levé ; tu les attacheras à ton poignet comme un signe, elles seront un bandeau sur ton front, tu les inscriras à l’entrée de ta maison et aux portes de ta ville. » (Dt.6, 4-9) Comme on vient de le lire, c’est une parole que tous connaissent, puisqu’on se la répète sans cesse, au moins en se levant et en se couchant. C’est d’ailleurs cet usage qui explique le passage du « vous » (dans le Deutéronome) au « vous » (dans la récitation quotidienne).
Notons quelques aspects de la citation que fait Marc de ce passage : il n’y a pas la fin, la longue consigne insistante faisant de cette parole un mantra. J’imagine que Marc a précisément dissocié ce qu’il estime être une parole de ce qu’il estime être une consigne d’usage. Cela paraît plein de bon sens. D’un autre côté, Marc a conservé le début de cette parole, qui ne semble pas pourtant être un « commandement », alors même que le scribe demande le premier de tous. C’est un choix extrêmement interessant, dans la mesure où il montre qu’un commandement ne se comprend jamais seul, il lui faut un contexte. On pourrait dire, bien sûr, que « écoute, Israël » est un commandement : c’est certes une injonction, mais elle a plus une fonction d’interpellation, d’appel à l’attention, que d’énonciation d’un commandement.
En revanche, « Écoute Israël : le seigneur votre dieu est l’unique seigneur » crée un contexte qui rappelle immanquablement le Décalogue (Ex.20) dont le début, on l’oublie toujours parce qu’il a été coupablement exclu des catéchismes (d’autrefois au moins, maintenant je ne sais pas trop), est « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. » C’est une parole fondamentale, au sens propre, parce qu’elle donne naissance à toute la suite. Le sens est : c’est parce que moi, le dieu, je suis cela, que vous, le peuple n’honorerez pas d’autre dieu, ne tuerez personne, etc. L’agir de l’homme dessiné dans les commandements (ou plutôt les conditions de son agir, car la formulation négative pose des rails de sécurité pour décrire la route, mais ouvre aussi toute la route de la vie) est, et n’est que, le reflet dans la vie humaine de l’être du dieu. Et pris ainsi, même l’injonction, avec sa forme au futur, sonne comme une espérance : un jour viendra où tu ne tueras pas ! De même ici, le dieu pose son être comme fondement et modèle de l’agir de l’homme. Et il le pose dans le Deutéronome avec des mots qui touchent encore plus à l’universel, qui valent même pour ceux qui n’auraient pas été tirés d’Egypte : il est l’unique, l’incomparable, celui qui ne ressemble à rien de connu, l’inimaginable.
Et puis il y a ce choix, aimer. Le premier de tous les commandements, c’est, parce que le dieu est l’unique, l’incomparable, l’inimaginable, de l’aimer. Peut-on commander d’aimer ? Cela paraîtrait un peu ridicule, si d’une part pareil choix n’était vertigineux et n’avait besoin pour être osé d’un encouragement pressant, si d’autre part il n’y avait le fameux préambule, grâce auquel ce commandement devient : parce que je suis unique, incomparable, inimaginable, il est impossible que vous ne m’aimiez pas. Il ne s’agit pas d’un ordre, auquel on obéit même sans le comprendre ; il s’agit d’un appel créateur, d’un appel à faire réponse par un agir, l’amour, à un être qui précède, le dieu unique.
Cet agir se déploie en trois dimensions : cœur, âme, force, dans le Deutéronome ; s’y ajoute une quatrième dans l’évangile de Marc, la [dianoïa], que j’ai traduit par intelligence : il s’agit de la faculté de penser, de la pénétration de l’esprit. Celle-ci s’ajoute donc dans la vie de l’homme comme un des déploiements concrets de l’amour pour le dieu, avec le cœur, l’âme et la force. On ne dit pas que le dieu doive être le seul objet d’application de ces quatre facultés, on dit qu’en user avec amour , et même les déployer en totalité avec amour, quel qu’en soit l’objet, répond et fait écho à l’incomparabilité du dieu unique.
Mais la réponse de Jésus ne s’arrête par là : on lui a demandé le premier, il donne aussi le deuxième. « Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Plus grand que ceux-là il n’y a pas d’autre commandement. » Cette fois-ci c’est Lv.19,18 : « Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur. », un verset qui intervient au terme d’une véritable collection de commandements concernant les rapports sociaux. J’ai cité tout le verset, fait de quatre phrases, parce que les deux premières illustrent la régulation de ces rapports sociaux, mais aussi parce que la toute dernière fait écho à la contextualisation du premier commandement, et qu’elle ne peut pas ne pas être immédiatement évoquée dans la mémoire de l’auditeur d’alors. Cela forme comme une inclusion, et dès lors sonne comme une explication ou une justification du choix de ce commandement : venant en conclusion, il résume de manière lapidaire tout ce qui précède, et apparaît comme l’application concrète du premier commandement.
Celui-ci, on s’en souvient, recommandait un agir porté par l’amour à travers l’application totale des facultés que sont le cœur, l’âme, la pénétration de l’intelligence et la force ; mais il ne disait pas à qui ou à quoi précisément appliquer ces facultés. Le dieu peut paraître un objet (au sens grammatical) bien abstrait, mais le prochain, lui, est terriblement concret. Et la formulation du deuxième commandement unit harmonieusement soi-même et le prochain, le « comme » pouvant être entendu aussi bien comme un « à la mesure de » que comme un « aussi bien que » : pas de priorité entre soi et le prochain, pas d’opposition, mais une vraie égalité à établir.
La réponse de Jésus proposée par Marc à la question posée par le scribe n’est pas une fausse réponse, elle est au contraire une réponse très respectueuse des Écritures : elle donne la priorité au seul commandement dont l’auto-récitation soit prescrite comme quotidienne par les Écritures elles-mêmes, et développe ce commandement par un second qui répond à la seule question laissée en suspens par le premier, en le sélectionnant par l’énoncé du même critère de contexte, l’être même du dieu auquel l’agir humain est appelé à faire écho. On comprend la conclusion « pas de plus grand ».
« Et le scribe lui dit : c’est beau, maître, tu as dit avec vérité qu’il est un et qu’il n’y en a pas d’autre à part lui ; et l’aimer de la totalité de son cœur et de la totalité de sa compréhension et de la totalité de sa force, et aimer son prochain comme soi-même dépasse de beaucoup tous les holocaustes et sacrifices. » Le scribe est sincèrement admiratif. Il savoure le critère de contexte, qu’il reprend à son compte. Sa piété fait qu’il ne nomme pas le dieu, et on pourrait comprendre aussi ce qu’il dit du double commandement, renforçant l’idée de son unité organique. Dans la répétition qu’il fait du Deutéronome, il revient aux trois facultés, mais il remplace l’âme, [psukhè] par la [sunésis], qui est l’intelligence en tant qu’elle fait des liens, qu’elle embrasse en un tout. Surtout, il approuve en citant une expression qui vient du Prophète Osée « Je veux la fidélité, non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. » (Os.6,6) aussi bien que de Samuel « Samuel répliqua : « Le Seigneur aime-t-il les holocaustes et les sacrifices autant que l’obéissance à sa parole ? Oui, l’obéissance vaut mieux que le sacrifice, la docilité vaut mieux que la graisse des béliers. » (1S.15,22). Ce n’est pas neutre, car chacune de ces expressions sont tirées de ce que les Juifs appellent « les Prophètes ». Autrement dit, le scribe confirme la cohérence de la réponse de Jésus avec les grands interprètes autorisés de la Loi que sont les Prophètes.
Et Jésus voyant qu’il avait répondu de manière réfléchie lui dit : tu n’es pas loin du royaume du dieu. Et personne n’osait plus l’interroger. Les deux interlocuteurs se révèlent profondément en accord. Jésus remarque que le scribe s’est appuyé sur les Écritures, mais a aussi fait usage de son intelligence (il a répondu [nounékoos], en faisant usage de son [nous] c’est-à-dire de son intelligence). On pourrait même remarquer qu’il a appliqué tant sa faculté de pénétration, que sa faculté de réunir par l’intelligence, autrement dit qu’il vient de mettre en pratique le fameux commandement. Et Jésus d’énoncer qu’il « n’est pas loin du royaume du dieu » : c’est un étonnant renversement de la première annonce, « le royaume du dieu est tout proche », mettant l’accent sur l’action en retour, en écho, du scribe. L’épisode finit dans le silence, un silence qu’on devine plein de respect et peut-être d’une certaine crainte. Celle qui naît devant les grandes choses qu’on ne peut que laisser résonner en soi, en profondeur.
Des sadducéens – ceux qui affirment qu’il n’y a pas de résurrection – viennent trouver Jésus. Ils l’interrogeaient : « Maître, Moïse nous a prescrit : Si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme, mais aucun enfant, il doit épouser la veuve pour susciter une descendance à son frère. Il y avait sept frères ; le premier se maria, et mourut sans laisser de descendance. Le deuxième épousa la veuve, et mourut sans laisser de descendance. Le troisième pareillement. Et aucun des sept ne laissa de descendance. Et en dernier, après eux tous, la femme mourut aussi. À la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse, puisque les sept l’ont eue pour épouse ? » Jésus leur dit : « N’êtes-vous pas en train de vous égarer, en méconnaissant les Écritures et la puissance de Dieu ? Lorsqu’on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme les anges dans les cieux. Et sur le fait que les morts ressuscitent, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au récit du buisson ardent, comment Dieu lui a dit : Moi, je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ? Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Vous vous égarez complètement. »
« Et viennent des Sadducéens jusqu’à lui, de ceux qui disent qu’il n’y a pas de résurrection, et ils l’interrogent en disant :… » Les groupes se succèdent, voici la deuxième vague. Cette fois-ci, ce sont des Sadducéens : il s’agit d’un courant distinct des Pharisiens, et même plutôt opposé à lui. Tirant peut-être son nom du grand-prêtre Sadoq (l’époque de David et Salomon), ce courant regroupe plutôt des membres de l’aristocratie sacerdotale (celle qu’Hérode a en partie décimée). Leur vision de la « religion » est avant tout cultuelle, mais aussi d’un conservatisme étroit. Ils ne retiennent comme source réelle d’autorité que la Torah (nos cinq premiers livres de la Bible), et rejettent les traditions et pratiques qui n’y sont pas référencées.
De ce fait, comme le note Marc, ils ne tiennent pas la résurrection des morts (qui est une doctrine bien plus récente dans la Bible) ; ils ne tiennent pas non plus la doctrine de la survie de l’âme après la mort, qui vient de la période hellénistique, mais gardent l’idée plus ancienne de la descente des morts au « Shéol », où ils restent à l’état d’ombres. Ils ne tiennent pas non plus l’existence des anges (le développement de la doctrine des anges est récent). Bref, le groupe qui vient maintenant mettre le maître à l’épreuve n’est pas comme le précédent.
« Maître, Moïse nous a écrit que si un frère mourrait et laissait derrière lui une femme mais sans enfant, que son frère prenne sa femme et relève une descendance pour son frère. » Les Sadducéens commencent par citer les Écritures. Mais d’une façon un peu modifiée, ils se réfèrent nettement à Dt.25,5 : « Lorsque des frères habitent ensemble, si l’un d’eux meurt sans avoir de fils, l’épouse du défunt ne pourra pas appartenir à quelqu’un d’étranger à la famille ; son beau-frère viendra vers elle et la prendra pour femme ; il accomplira ainsi envers elle son devoir de beau-frère. » A comparer la citation telle que nous l’avons dans nos bibles et celle faite par les Sadducéens, on voit de légères différences. On devine dans les clauses initiale « lorsque des frères habitent ensemble… » et centrale « …appartenir à quelqu’un d’étranger à la famille… » une situation assez particulière, et qui aurait sans doute disparue, une situation assez nettement tribale. Mais la disparition de la situation suggérée par la première rédaction, loin d’avoir fait tout simplement tomber cette règle en désuétude, a conduit ces Sadducéens-là à plutôt élargir la règle à toutes les situations. Les enjeux ne sont pourtant pas du tout les mêmes : la perpétuation d’une tribu distincte n’a rien à voir avec celle de tout un peuple !
« Il y avait sept frères : et le premier prit femme et mourut sans descendance ; et le deuxième la prit et mourut sans laisser derrière lui de descendance, et le troisième de même ; et les sept n’eurent pas de descendance ; à la fin de tout, la femme mourut aussi. » Et voici maintenant un conte. Nos Sadducéens ne semblent pas gênés le moins du monde par le changement de statut, ni de genre littéraire. Je me demande ce qu’obtiendrait aujourd’hui dans un prétoire un avocat qui prétendrait démontrer un point de loi en l’établissant sur un conte, mais c’est ce qu’ils font.
Mais il ne s’agit pas tout-à-fait d’un point de « loi », à proprement parler, plutôt d’un point de doctrine. En fait, autre confusion, ils ont pris un argument juridique pour en arriver à une conclusion doctrinale, en l’appuyant sur un conte inventé….
Je me souviens d’un jeune prêtre, plutôt doctrinaire et moralisateur, qui avait une nuit de Noël totalement déconcerté son auditoire paroissial : dans son homélie, après la lecture de l’évangile de la nativité, il avait choisi de raconter un « conte de Noël ». Et n’avait fait que cela. Pas une allusion à l’évangile, pas un lien fait ni avant ni après. Le bon peuple chrétien attendait manifestement qu’on l’aide à approfondir un aspect du grand mystère, qu’on aille u peu plus loin dans l’un ou l’autre direction, mais rien. Sans doute le jeune prêtre avait-il voulu faire plus « léger » que d’habitude, mais il n’avait pas eu la moindre conscience qu’en sautant ainsi d’une genre à un autre, il tendait à faire de l’évangile un conte parmi d’autres. C’est ce qui déconcertait les gens… et c’est ce que font un peu ici les Sadducéens !
En procédant ainsi, ils ignorent que la disposition légale tient, à l’origine, à une situation particulière et désormais disparue, caduque ; mais ils reconstruisent une autre situation, n’ayant rien à voir, et qui tend à la démonstration par l’absurde. Ce faisant, ils tendent à faire conclure à l’absurdité de la loi elle-même…
« A la résurrection, quand ils ressuscitent, duquel d’entre eux est-elle la femme ? Les sept en effet l’ont eue pour femme. » Voici maintenant la question. Elle n’a rien à voir avec la disposition légale alléguée au départ. Voulant montrer que la résurrection n’est pas possible, ils ont choisi de montrer qu’elle vient contredire la loi : celle-ci étant d’origine divine, d’après eux, elle est critère de vérité. Ce qui la contredit est réputé faux. C’est assez simple. Ils admettent qu’une femme puisse avoir sept maris successifs dans l’univers du temps (mais quelle santé !! … et quelle patience !), mais posent a priori qu’elle ne peut avoir sept maris simultanément dans l’univers de l’éternité. C’est donc que ce dernier univers n’existe pas, CQFD.
« Jésus leur dit : « Ne vous égarez-vous pas à cause de cela, en ne voyant pas les Ecritures ni la puissance du dieu ? » La réponse de Jésus, procédant plutôt par questions, reste très distanciée et respectueuse. Et il pointe leur « errance », le verbe que j’ai traduit par « s’égarer » évoquant le fait d’aller sans but, sans savoir où l’on est, sans repère. Et les deux repères seraient les Ecritures, et la puissance du dieu. Les Ecritures : on a vu qu’ils naviguent en effet à l’intérieur sans la moindre rigueur, sans la prendre au sérieux dans le fond. Ils voudraient trouver tout n’importe où : mais il s’agit tout de même d’un livre (de plusieurs, même), et tout n’est pas abordé partout en permanence… Et il y a des genres, des buts variés, des moyens particuliers… La puissance du dieu : ils partent du principe que les lois humaines, comme celle du mariage par exemple, contraignent jusqu’au dieu lui-même. Cette manière dilettante de manipuler les Ecritures, d’y mêler le conte de leur propre fonds, est dans le fond très irrespectueuse, pour dire le moins.
« Quand en effet ils ressuscitent des morts, ils n’épousent ni ne sont épousés, mais ils sont comme les anges dans les cieux ; … » Et Jésus de poser que précisément, le mariage, et les lois qui le régissent, appartiennent à cet univers-ci. Dans le monde des ressuscités, il n’est plus question des mêmes contraintes. Est-ce à dire que dans le monde des ressuscités, il n’y a plus de relation régie par l’amour ? Bien sûr que non, mais ici on ne parle pas d’amour : on parle des « lois » du mariage, qui valent « jusqu’à ce que la mort vous sépare ». L’amour n’est pas une loi du mariage, c’est son âme (souhaitons-le), et celle-ci n’est pas régie par des codes et des lois. Le texte de loi allégué par les Sadducéens est à lire dans le contexte de notre société d’ici bas (et même d’une société d’un moment donné en une région donnée du monde), pas dans l’abstrait ni l’absolu.
« … à propos des morts, qu’ils se réveillent, ne savez-vous pas dans le livre de Moïse au buisson comme le dieu lui parle en disant : Je suis le dieu d’Abraham et le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob ? Il n’est pas dieu des morts mais des vivants :… » Et Jésus va au point névralgique, non énoncé par les Sadducéens mais clair à son esprit : le fond de la question, c’est la résurrection des morts. Formellement, celle-ci est énoncée dans les Livres de Maccabées, deux parmi les plus tardifs de ce que nous appelons l’Ancien Testament.
Mais Jésus va se référer à l’Exode, à l’épisode du buisson ardent. Le livre de l’Exode fait autorité pour les Sadducéen. C’est quand le dieu adresse la parole à Moïse depuis le buisson, avant de lui dire son nom « Je suis », ou « Je suis celui qui est », ou « Je suis qui je suis ». Pour se nommer d’abord d’une manière que Moïse puisse identifier, il se nomme comme « le dieu d’Abraham et le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob« . Nom d’une fidélité à toute épreuve traversant les générations. Mais Jésus remarque que le dieu ne dit pas : « J’étais le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », mais bien « Je suis… » : ce présent ne rend pas seulement présent ce « Je » qui parle, mais aussi les personnes référencées, Abraham, Isaac et Jacob. Autrement dit, sans développer le mode selon lequel Abraham, Isaac et Jacob sont actuellement vivants, il affirme au passage qu’ils le sont. Du reste, s’il était dieu des morts, qu’aurait-il à dire aux vivants ? Il attendrait simplement qu’ils fussent morts pour qu’ils soient siens. Jesus ici ne prend pas position formellement sur la résurrection, son mode, etc., il se contente d’amorcer une réflexion : Abraham, Isaac, Jacob, sont actuellement vivants. Comment ? De quelle manière ? Il ne le dit pas, mais la piste est ouverte.
« … vous vous égarez de beaucoup. » Et Jésus de reprendre, mais cette fois de manière plus affirmative, plus appuyée : vous avez perdus tous vos repères… Comme quoi, quand on croit raisonner dans le détail, on risque surtout de perdre de vue les fondamentaux. En contraste avec les Sadducéens qui traitent les Écritures avec beaucoup de légèreté, il se montre attentif, mesuré, cohérent. Il se montre aussi maître dans l’usage chaste et respectueux des Écritures, traitées pour ce qu’elles sont (des textes) et reçues pour ce qu’elles disent, pas plus, pas moins.
On envoya à Jésus des pharisiens et des partisans d’Hérode pour lui tendre un piège en le faisant parler, et ceux-ci vinrent lui dire : « Maître, nous le savons : tu es toujours vrai ; tu ne te laisses influencer par personne, car ce n’est pas selon l’apparence que tu considères les gens, mais tu enseignes le chemin de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ? Devons-nous payer, oui ou non ? » Mais lui, sachant leur hypocrisie, leur dit : « Pourquoi voulez-vous me mettre à l’épreuve ? Faites-moi voir une pièce d’argent. » Ils en apportèrent une, et Jésus leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? – De César », répondent-ils. Jésus leur dit : « Ce qui est à César, rendez-le à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Et ils étaient remplis d’étonnement à son sujet.
« Et ils lui envoyèrent certains des Pharisiens et des Hérodiens afin de le piéger par une parole. » Marc ne nous donne aucune circonstance de temps ni de lieu pour ce nouvel épisode, mais en le rattachant au précédent par un simple « et« , il nous fait comprendre que loin d’avoir abandonné la partie, le groupe hétéroclite précédent a simplement changé de stratégie. Ce « ils » tel qu’il est dans l’enchaînement des épisodes ne peut être autre que ces fameux « grands-prêtres, scribes et anciens » qui sont venus lui demander des comptes sur ses actes à caractère prophétique, et pour lesquels il a énoncé sa parabole des vignerons homicides.
Un certain nombre de délégations vont maintenant se succéder, voici la première : elle est elle-même hétéroclite, composée de « Pharisiens et d’Hérodiens« . On a déjà vu cette alliance improbable en Galilée, notamment (Mc.3,6) avec le dessein de la perdre, suite à la guérison de l’homme à la main desséchée un jour de sabbat. Rappelons que les Pharisiens sont plutôt gardiens d’une stricte orthodoxie, d’une intériorisation personnelle de la Loi, d’une pratique religieuse détaillée d’une foule de préceptes, visant à établir une « haie » entre le Juif membre du peuple du dieu et tous les autres : ils sont partisans d’une « mise à part » repérable du peuple choisi. De leur côté, les Hérodiens, partisans politiques des souverains Hasmonéens mis en place par les Romains et maintenus au pouvoir grâce à leur appui, sont plutôt partisans d’une collaboration avec l’occupant. Du reste, Hérode-le-Grand (le souverain précédent) a éliminé (physiquement) les grands-prêtres issus des grandes familles pour en installer qui viennent d’un monde plutôt hellénisé et qui ne doivent qu’à lui leur légitimité. Cette alliance a donc quelque chose de contre-nature.
Ils veulent le « piéger par une parole » : on se rappelle que ce qui les retenus d’arrêter Jésus, c’est la foule et la vénération en laquelle celle-ci tient Jésus. La stratégie, on le devine aisément, consiste donc à détacher la foule de Jésus, à la retourner. Comment faire ? Eux qui détiennent l’autorité religieuse ont sans doute encore assez de poids pour dénoncer une parole de Jésus en la faisant publiquement apparaître comme illégitime ou illégale. Ils vont donc le confronter à un certain nombre de cas-limites dont il sera toujours possible de contester la manière de trancher. Une rhétorique suffisamment habile fera le travail, une fois le sujet suffisamment glissant, suffisamment sensible dans le peuple. Les techniques de « com » n’ont pas vraiment changé…
« Et venant ils lui disent : Maître, nous savons que tu es vrai et qu’il ne t’importe pas au sujet de qui, car tu ne regardes pas au personnage des êtres humains, mais que selon la vérité le chemin du dieu tu enseignes ;… » Voilà un discours tout ce qu’il y a de cauteleux et de flagorneur. Le titre de Maître, tout le préambule prétendument flatteur, tout est fait pour manipuler les auditeurs. La controverse, il ne faut pas l’oublier, n’est pas privée mais se joue en public. Que les Pharisiens et les Hérodiens appellent Jésus « maître », ce n’est rien d’autre que se placer du côté du peuple qu’ils cherchent à entraîner de leur côté, en adoptant l’appellation couramment donnée par celui-ci à Jésus.
Le reste du préambule, avec tout ce qu’il énonce sur l’impartialité de Jésus, sur sa justice parfaite parce qu’aveugle aux intérêts particuliers, est là aussi de circonstance. En réalité, étant donnée la question vers l’énoncé de laquelle ils se dirigent, ils interdisent d’avance une quelconque réponse qui distinguerait les cas suivant les personnes, suivant les situations. Ils veulent une prise de parti massive, une injonction tranchée qui contraigne tout auditeur. Ils veulent être sûrs de faire des mécontents. Ils connaissent et pratiquent très bien l’adage politique selon lequel on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. Que les mécontents soient majoritaires ou minoritaires importe peu à vrai dire : en montant suffisamment en épingle l’avis de ceux qui seront mécontentés, ils pourront forcément convaincre les autres, qui s’apercevront qu’un avis aussi tranché ne peut légitimement s’appliquer à tous. La manoeuvre est habile.
« … est-il permis de donner le cens à César, ou pas ? Nous donnons ou nous ne donnons pas ? » Arrive la question, brutale. Elle est redoublée, avec une sorte de caractère d’urgence, avec une formulation finale d’avance simplificatrice. Voilà qui est très démagogue : toute tentative pour nuancer apparaîtra d’avance comme une manoeuvre dilatoire, comme suspecte.
Et la question porte d’emblée sur le cens à verser à l’empereur romain, à la puissance occupante. Les Romains avaient l’habitude de taxer durement les vaincus, les sommes étant souvent astronomiques. Le mot « cens » est en fait impropre, puisqu’il désigne normalement la contribution des citoyens romains à la vie publique de la République : il sert d’ailleurs au classement des citoyens, Rome étant une société de classes. Il s’agit plutôt ici de tribut, c’est-à-dire de la punition énorme infligée par Rome à ceux qu’elle a vaincus, grâce à laquelle d’ailleurs elle finance ses armées, c’est-à-dire qu’elle fait payer aux vaincus les moyens de rester vaincus. Le montant des tributs étaient fixés par le Sénat, et en général vendus à des grandes fortunes, les publicains, qui moyennant le versement de tout ou partie de la somme demandée, achetaient le droit de se rembourser sur les populations, requérant au besoin la force publique pour l’obtenir, et qui pouvaient compter que cette même force fermerait les yeux, et sur leurs exactions plus ou moins légitimes, et sur les montants réclamés aux populations avec les bénéfices.
Tout impôt est impopulaire, c’est un fait. Mais l’impôt librement consenti, au moins quant au principe, permet aux citoyens conscients de contribuer (ce sont des « contributions ») à un partage, une « redistribution » comme on dit aujourd’hui, de sorte que tous, quel que soit son niveau de vie, profite au moins un peu de la prospérité générale. Mais là, on l’a compris, il ne s’agit pas d’impôt. Néanmoins, en usant du mot de « cens« , qui entretient la confusion, les Pharisiens et Hérodiens exaltent d’avance les oppositions. Payer le tribut, c’est contribuer à la puissance de l’occupant, et donc collaborer avec l’ennemi occupant. Mais ne pas payer, et le dire publiquement, c’est se poser en anti-citoyen romain, et donc s’exposer à une réaction de l’occupant qui se cantonne rarement à une seule personne : tout ce qui est jugé séditieux est toujours interprété par un occupant comme partie d’un complot. Les punitions collectives par exécutions publiques des nazis sont encore dans nos mémoires pour que nous puissions imaginer qu’une opposition publiquement exprimée à l’occupant sera crainte par tous les auditeurs, potentiellement jugés complices et complaisants.
Donc, répondre « nous donnons », c’est se faire complice de l’occupant non-Juif et s’exposer à la critique de tous les religieux pieux et espérant la délivrance d’Israël : répondre « nous ne donnons pas », c’est mécontenter tous ceux dont la situation repose actuellement sur le consentement ou l’accord de l’occupant, et faire peur à tous à cause de la violence possible de la réaction de l’occupant. Pour autant, une fois la question posée, tous vont nécessairement attendre la réponse, dans l’espoir et sans doute la conviction que Jésus va répondre dans leur sens, car les enjeux sont énormes…
« Or lui vit leur hypocrisie et leur dit : Pourquoi m’éprouvez-vous ? apportez-moi un denier afin que je voie. » Pour Marc, Jésus voit tout de suite le piège, et l’hypocrisie des demandeurs. Car en vérité, eux-mêmes ayant autorité et n’échappant pas à la situation d’occupation, ont dû déjà prendre un parti pratique à ce sujet. Et l’on peut s’attendre à ce que les Pharisiens aient un avis théorique à ne pas payer (mais que font-ils en pratique ?), et les Hérodiens un avis théorique à payer (mais que font-ils en pratique ?). Il y a une posture pour eux à faire comme si la question était en suspens. Il analyse donc cette question comme une « mise à l’épreuve », et le dit.
Mais il ne s’y dérobe pas et demande un denier, c’est-à-dire la monnaie romaine en argent, d’usage courant (si courant même que le nom reste la base du « denaro » (argent, monnaie) italien ou du « dinar » arabe par exemple. Il correspond en gros à la journée de travail. La demande de Jésus souligne implicitement la réponse pratique apportée par ses interlocuteurs à leur propre question : la monnaie romaine, ils s’en servent déjà !
« Ils apportèrent. Et il leur parle : cette image est de qui, et l’épigraphe ? Ils lui disent : de César. » Les questions de Jésus sont rhétoriques, leurs réponses sont évidentes. Mais elles visent plutôt à faire saisir un raisonnement, une manière de réfléchir. Sur ces monnaies, les images comme les textes sont de César (Auguste). Frappées et marquées à son effigie et à son nom, elles sont en quelque sorte sa propriété, elles émanent de lui. Pour régler la vie et les échanges courants, les gens s’appuient tous sur ce même moyen, sans lequel le commerce n’est pas possible. Et sans doute, il appartient à celui qui, de fait, gouverne de fournir à tous les moyens de vivre ensemble. Ses interlocuteurs reconnaissent sans difficulté d’ailleurs la chose, et leur réponse ne se dérobe pas. Mais jusque-là, cette remarque ne règle rien.
« Et Jésus leur dit : Rapportez les affaires de César à César, et celles du dieu au dieu. » Et c’est ici que surgit la distinction qui tranche où les interlocuteurs ne l’attendaient pas. Jésus invite à reconnaître les origines des choses, ou des personnes, et à agir en conséquence. A la puissance politique d’établir la paix et de permettre les échanges, et par là l’unité des personnes humaines. Rien n’est dit sur la légitimité de telle ou telle contribution, la validité ou non d’un tribut, encore moins d’un montant de celui-ci. Il y a seulement le constat de principe : si vous vous servez de telle monnaie, il est normal de rétribuer celui qui vous la fournit. Et il est normal que tous contribuent à la paix et là l’unité générale.
Là où passe le fil de rasoir, c’est entre le politique et le « religieux » : payer ses contributions, légitimes ou non, n’est pas prendre un parti religieux. Car ce qui doit être « rendu » au dieu est d’un autre ordre. La distinction faite ici en être le politique et le religieux est au fondement même de ce que nous appelons la laïcité : elle suppose que l’engagement envers les puissances que les hommes se donnent (ou subissent) pour les conduire n’est pas le même que l’engagement envers le dieu que l’on cherche. C’est d’une grande cohérence avec une « religion du cœur ».
Il ne s’agit pas de dire que les deux domaines, le politique et le religieux, sont totalement séparés : car ce sont les mêmes humains qui vivent sur l’un et l’autre registre, et y vivent d’ailleurs en même temps. Mais justement, ce sont deux registres. Les engagements politiques peuvent être différents, voire opposés, au nom de la même foi ; et les engagements politiques peuvent aussi être les mêmes pour des motifs religieux différents voire opposés -et même en l’absence de motif religieux. La sentence n’invite pas à faire dans notre vie deux domaines aveugles l’un à l’autre, me semble-t-il, mais plutôt à ne pas chercher l’accomplissement de l’un dans l’autre. Nous évoluons dans notre conception de la Cité, et nous évoluons dans notre découverte du dieu. Et si une évolution questionne l’autre, ce sont néanmoins deux registres différents et jamais à confondre.
La question de ce qu’il faut « rendre » à chacun (c’est le mot deux fois répété) est au centre. Peut-être va-ton faire choix de rendre à César les coups reçus de lui. Peut-être va-t-on choisir de rendre à César les bienfaits reçus de lui. Peut-être va-t-on choisi de rendre à César les moyens mis à disposition par lui. Dans tous le cas, se pose aussi la question de ce que nous recevons du dieu, et de ce que par conséquent nous avons à lui rendre. Et cela montre aussi que, dans notre rapport aux autres, il y a un rapport au « prochain », don du dieu, et un rapport au « socius », celui avec lequel je fais société : mes rapports à cet autre sont par conséquent complexes, ils doivent s’entendre de deux manières, et l’un ne règle pas l’autre.
« Et ils étaient pleins d’étonnement à son sujet. » On peut l’imaginer ! La distinction prend à revers toute la conception antique, quelle que soit la religion considérée. C’est une ouverture à la pluralité sur une autre base -car il y a une vraie pluralité dans les polythéismes, par exemple- mais qui n’est pas moins réelle.
Jésus se mit à leur parler en paraboles : « Un homme planta une vigne, il l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour de garde. Puis il loua cette vigne à des vignerons, et partit en voyage. Le moment venu, il envoya un serviteur auprès des vignerons pour se faire remettre par eux ce qui lui revenait des fruits de la vigne. Mais les vignerons se saisirent du serviteur, le frappèrent, et le renvoyèrent les mains vides. De nouveau, il leur envoya un autre serviteur ; et celui-là, ils l’assommèrent et l’humilièrent. Il en envoya encore un autre, et celui-là, ils le tuèrent ; puis beaucoup d’autres serviteurs : ils frappèrent les uns et tuèrent les autres. Il lui restait encore quelqu’un : son fils bien-aimé. Il l’envoya vers eux en dernier, en se disant : “Ils respecteront mon fils.” Mais ces vignerons-là se dirent entre eux : “Voici l’héritier : allons-y ! tuons-le, et l’héritage va être à nous !” Ils se saisirent de lui, le tuèrent, et le jetèrent hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera périr les vignerons, et donnera la vigne à d’autres. N’avez-vous pas lu ce passage de l’Écriture ? La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux ! » Les chefs du peuple cherchaient à arrêter Jésus, mais ils eurent peur de la foule. – Ils avaient bien compris en effet qu’il avait dit la parabole à leur intention. Ils le laissèrent donc et s’en allèrent.
« Et il commença à leur parler en paraboles :… » L’instauration d’un dialogue franc et ouvert s’est révélé impossible : les responsables religieux s’y sont dérobés. Jésus néanmoins ne renonce pas à leur adresser la parole, il ne renonce jamais à parler à qui que ce soit. En soi, c’et déjà une belle leçon, et une belle illustration par Marc de son Jésus. Il adopte cependant une autre méthode, celle qu’il avait pris pour le tout venant et qui permettait de discriminer entre les auditeurs ceux qui ont le cœur ouvert à réflexion, à retour sur soi, et ceux qui ne s’intéressent pas : la parabole. Autrement dit, s’ils ne veulent pas d’une parole maintenant, il leur en laisse une pour « plus tard ». S’ils le méditent, s’ils s’en parlent, s’ils rentrent en dialogue sur cette base, que ce soit avec eux-mêmes ou avec un ou plusieurs autres, ce sera au fond avec lui, et cela deviendra enseignement.
« … un être humain planta une vigne, et il [la] ceignit d’une palissade et creusa une cuve et bâtit une tour, et la loua à des vignerons, et s’absenta. » Le protagoniste de ce récit-métaphore est un être humain, désignation la plus générale (que nous avons déjà croisée). Ses choix, ses réflexions, ses réactions, son ressenti, vont être de ceux que n’importe quel être humain peut comprendre, la métaphore est à la portée de tous pour peu qu’on le veuille.
Que fait cet être humain ? Il plante une vigne (entendons : un « carré de vigne », non un plant isolé), ce qui est beaucoup de travail : préparation du sol, mise en place de chaque plant selon la pente et l’ensoleillement, distance optimale entre les plants. Mais ce n’est pas tout, cet être humain entoure sa vigne d’une palissade : il ne s’agit pas d’une simple clôture, mais bien d’une édification continue, comme on en trouve dans bon nombre de « climats » en Bourgogne. La « palissade » évoque pour nous le bois, mais ce pourrait aussi bien être de la pierre. Le but est de défendre les plants contre les incursions de bêtes sauvages, sangliers ou chevreuils, renards qui sait ? (mais ils sont bien malins). Il s’agit aussi de concentrer un peu plus la chaleur du soleil grâce à la réverbération : la vigne est dans les meilleurs conditons de croissance.
L’être humain creuse aussi une cuve : il s’agit de cet espace dans le sol où le jus va pouvoir s’écouler du pressoir. Ce dernier n’est pas mentionné : peut-être s’agit-il d’un pressoir mobile, sur un véhicule prévu à cet effet, et qui peut être déplacé tour à tour dans différentes vignes ? Voilà qui souligne en tous cas clairement la finalité : cette vigne sert à faire du vin, pas du raisin de table. Et le vin sert à augmenter la joie dans la vie des hommes. Encore, il « bâtit une tour« , le mot évoque un système de défense, un rempart : cette fois, ce sont plutôt les déprédations des hommes qui sont visés. Il est vrai qu’une fois qu’on a évoqué la production de vin, on peut s’attendre à des tentatives de vols ou de destruction, guidées par l’envie ou par la jalousie, à proportion de la qualité obtenue. Autrement dit, ce qui est suggéré par cette construction de la tour, c’est la volonté de notre protagoniste d’une production de grande qualité.
Notre « être humain » fait maintenant quelque chose d’un peu inattendu au regard de tout le soin apporté et de l’investissement personnel : il confie sa vigne à des agriculteurs -forcément des vignerons !- puis s’en va. Le mot traduit par « loua » dit littéralement « donna à manger » : cela sous-entend un type de contrat particulier. Les vignerons prennent soin de la vigne, réservent une part de son produit au propriétaire, mais en tirent aussi de quoi se nourrir et vivre eux-mêmes. Il s’agit d’une forme de fermage ou de métayage. Quant à son départ, Marc se contente de dire qu’il s’absente, qu’il se rend absent. On comprend que c’est volontaire, mais sans l’évocation du moindre motif : c’est un fait, c’est tout. Le résultat en tous cas pour les vignerons est que la chose leur est confiée totalement, sans le moindre contrôle. La confiance faite est donc entière et sans réserve.
« Et il envoya aux vignerons à l’époque un esclave, afin qu’il prenne des vignerons [sa part] des fruits de la vigne. Mais après l’avoir pris, ils le maltraitèrent et le renvoyèrent vide. » Le récit de notre métaphore fait maintenant une élision notable : le travail des vignerons, son déroulement, son organisation, ses péripéties, reste totalement dans l’ombre, on saute par-dessus à pieds joints et nous voilà « à l’époque » convenable pour que le vin soit constitué. L’être humain du départ, devenu maintenant « le maître » du fait du contrat passé avec les vignerons, envoie un esclave (les sociétés antiques sont esclavagistes) recueillir ce qui lui revient « des fruits de la vigne« . Notons au passage que la formulation « des fruits de la vigne » peut laisser entendre n’importe quel état : du raisin avant pression, du jus pressé non encore fermenté, du vin non encore vieilli… tout est possible, selon ce que veut faire le maître en termes de vinification. Mais surtout, et c’est là le principal, l’élision révèle par conséquent que notre métaphore porte plutôt sur le contrat, sur la fidélité à celui-ci de part et d’autre. Or qu’en est-il ?
Du côté du maître, contrat respecté : il a confié entièrement sa vigne aux fermiers ou métayers. Du côté de ceux-ci, en revanche, ce n’est pas la même chose. Ils « prennent » l’esclave en question, le maltraitent et le renvoient sans rien. Le contexte conduirait à traduire « prennent » par « se saisissent« , plus adéquat et plus parlant. Mais on raterait alors le contraste : car c’est le même verbe prendre qui est utilisé pour l’esclave, selon les ordres du maître. Lui aussi vient « prendre » ce qui lui revient des fruits. Mais justement,, il ne se saisit pas, il demande, il attend, il vient chercher avec confiance. Or loin de donner, de remettre, les vignerons « prennent« , ils sont dans l’inversion de leur rôle, leur attitude première montre qu’ils ne tiennent déjà plus leur place dans le contrat. Pire encore, ils « maltraitent » l’esclave (qui n’y est pour rien), en rigueur de termes, ils « l’écorchèrent » : voilà qui est non seulement méchant mais cruel car gratuit dans la méchanceté. Ce qu’ils « donnent » n’est pas du bon fruit attendu, mais de la méchanceté produite par leurs cœurs ! Puis ils le renvoient « vide » : les mains vides, c’est dévident, mais sans doute lui-même vidé, réduit à rien, déconsidéré et meurtri. Il aurait dû repartir les mains pleines, il repart lui-même vidé et comme vampirisé.
« Et de nouveau il envoya auprès d’eux un autre esclave : et celui-là, ils le blessèrent à la tête et le déshonorèrent. Il envoya un autre : celui-là ils le tuèrent ; et beaucoup d’autres, les uns qu’ils maltraitèrent les autres qu’ils tuèrent. » Le maître est persévérant, il croit toujours à la validité du contrat et continue de faire confiance aux contractants. Mais les choses vont de mal en pis, et la progression dans le mal commis par les vignerons est évidente. « Ecorcher » était cruel mais peut s’entendre de contusions diverses ; la blessure à la tête, en revanche, est plus grave, elle peut causer la mort. C’est d’ailleurs le sort du troisième esclave, sans que la méthode employée soit autrement décrite (ce qui n’en souligne que plus la progression dans le mal). Je ne sais pas comment il faut entendre « déshonorer » pour le deuxième esclave : il s’agit bien sûr de « traiter avec mépris« , mais si l’esclave était une femme, on penserait tout de suite à autre chose. D’où je me demande s’il faut comprendre là un autre genre de violence, ce qui n’est pas impossible dans le contexte.
Et l’histoire se prolonge, là où normalement elle aurait dû depuis longtemps toucher son terme. L’histoire totale devrait être celle d’un être humain qui plante et aménage au mieux une vigne puis la donne en fermage, les vignerons font toutes sortes d’opérations, et à la fin donnent au propriétaire ce qui lui revient, tout en vivant eux-mêmes du fruit de leur travail. Tout le monde est content, tout le monde y trouve son compte. Mais l’histoire racontée fait ici l’élision des ouvrages des vignerons, et s’étend au contraire dans une fin sans fin où tout tourne au pire, avec des hauts et des bas que souligne l’usage des deux verbes marquant le début et la fin de la pente des vignerons vers le mal, « maltraiter » et « tuer« .
« Il avait encore un, son fils bien-aimé : il le leur envoya en dernier en disant : « ils se laisseront émouvoir par mon fils ». Le sous-entendu est terrible : tous les esclaves du maître sont morts. Il ne lui reste plus qu’une seule personne, « son fils bien-aimé« . Le vocable dit à la fois la différence de statut de cet envoyé-là et le prix que lui accorde le maître. Il dit aussi, à cause de ce lien, la stratégie adoptée par le maître : comme lui-même est attaché à son fils par un lien d’amour, il compte qu’à leur tour, les vignerons se laisseront émouvoir. Le verbe, à la voix passive, signifie, « être retourné« , « être changé« , « être amené à d’autres sentiments« . La stratégie du maître est transparente, il a bien vu que le problème venait des sentiments des vignerons, de leur attitude, de leur positionnement dans ce contrat. Et il fait tout son effort pour que les partenaires du contrat tiennent leur place, qu’ils soient d’authentiques partenaires contractants. C’est tout de même une belle persévérance et un bel esprit : d’aucuns auraient, dès la première fois, porté plainte pour non respect du contrat, la maltraitance d’un esclave s’ajoutant à cette époque aux dommages et intérêts dûs par les coupables.
« Or ces vignerons-là dirent entre eux : « Celui-ci est l’héritier ; allons, tuons-le, et à nous sera l’héritage ! » Nous voilà maintenant dans le « laboratoire interne » des vignerons. Leur raisonnement est que, sans héritier légitime, la vigne du maître leur sera entièrement dévolue à la mort de celui-ci, sans doute grâce à la force restante du contrat de fermage ou de métayage passé avec eux. C’est à vrai dire d’une grande naïveté, car il n’est pas possible dans le droit (quel qu’il soit, à quelque époque que ce soit) que l’on profite de son crime. La rapacité les a rendus aveugles. Et leur folie est doublement meurtrière, car ils comptent sur la mort du fils, qu’ils vont provoquer, pour parvenir au terme de leur dessein, mais aussi sur la mort de son père, qu’ils vont éventuellement attendre comme inéluctable, même si son absence le met hors de leur portée. Car évoquer l’héritage, c’est évoquer la mort de celui ou celle dont on hérite.
« Et le prenant ils le tuèrent, et ils le rejetèrent hors de la vigne. » Le projet est mis à exécution, impitoyablement. Ils ne se sont pas laissés émouvoir, comme l’espérait le maître. Et le dernier trait est comme une signature, « ils le rejetèrent hors de la vigne » : même le cadavre, ils n’en veulent pas. Rien qui puisse attester de la présence même passagère du fils. Cette notation, on ne l’a pas trouvée à propos des esclaves tués. Le cadavre n’est pas enterré, le crime n’est même pas caché : comme un déchet, le corps est « rejeté« . On veut effacer jusqu’à la mémoire, jusqu’au souvenir. Il faut que cette personne n’ait jamais existé. On la nie.
« Que fera le seigneur de la vigne ? Il viendra et fera périr les vignerons, et donnera la vigne à d’autres. » La question de l’après se pose. Le « seigneur de la vigne » n’a maintenant plus personne à envoyer. Il viendra donc lui-même, il effacera l’absence qu’il avait choisie, comme marque de la confiance qu’il faisait. Et s’il vient, il punira de mort ceux qui ont manié la mort. Mais fidèle à lui-même, il trouvera d’autres à qui confier sa vigne : inlassablement, il a envie de faire confiance, il a envie d’associer à son œuvre si précieuse d’autres partenaires. On ne sait pas pourquoi, mais il est comme cela, ce maître.
Et ici s’achève la métaphore énoncée par Jésus, faisant suite au refus réitéré de dialogue par les responsables religieux. Les points de contact avec la situation sont assez évidents : le refus de dialogue devient, dans la métaphore, meurtrier. Ce faisant, le locuteur (Jésus) apparaît au minimum comme l’un des envoyés, peut-être comme le dernier (le fils). Et le statut des responsables religieux apparaît comme un fermage ou un métayage, dont ils sont comptables, dont ils ne respectent pas les termes. La métaphore dénonce chez les vignerons des intentions meurtrières, qui visent immédiatement les envoyés du dieu qui a confié son peuple (la vigne, métaphore classique chez les prophètes depuis Isaïe) aux responsables religieux, mais qui au-delà visent la « mort du dieu » en voulant posséder son bien en héritage. C’est une attaque terrible.
« Vous ne connaissez même pas cette écriture : « La pierre qu’ont éliminée les bâtisseurs, celle-ci est devenue tête d’angle ; à cause du seigneur est advenu cela, et c’est une merveille sous nos yeux. » Après avoir énoncé sa parabole, l’affrontement se fait plus direct, plus ouvert. Ceux qui sont sensés enseigner les Ecritures, en dévoiler le sens pour ceux qui cherchent leur dieu, ne les « connaissent » pas, c’est-à-dire en ignorent le sens, ou n’en sont pas familiers. Et Jésus (ou Marc) cite en particulier un psaume, celui du grand Hallel chanté lors de la célébration de la Pâque.
Les bâtisseurs ont éliminé une pierre, ils n’ont pas voulu l’intégrer à leur construction. Mais celle-ci, par l’œuvre du dieu, est devenue « tête d’angle« . Cette dernière expression est illustrée par l’image ci-dessus : dans toute construction d’une maison (ou d’un édifice quel qu’il soit), les maçons commencent par poser les coins : c’est ce qui va leur permettre d’assurer la quadrature de l’édifice, gage de sa solidité et de son équilibre. Les poussées seront ainsi contenues et l’ensemble se maintiendra lui-même (ce qu’on appelle techniquement le contreventement). Autrement dit, la fonction d’une « pierre d’angle » est de permettre à l’édifice de se maintenir par lui-même. Pour ce faire, il s’agit d’une pierre très massive (sur la photo, elle est estimée à 800 kg) apte à supporter le poids de l’ensemble. C’est aussi la pierre taillée avec le plus de soin, puisqu’elle va permettre de tirer au cordeau et placer soigneusement l’ensemble des autres, avec leurs éventuelles difformités ou faiblesses, qui entreront grâce à cela dans l’appareil.
L’usage ici de cette citation, dans la suite de l’affrontement unilatéral entre les vignerons et le maître de la vigne, offre un regard croisé grâce à une autre métaphore, celle de la construction. Cette fois, ce sont des maçons qui rejettent une pierre, là où les vignerons rejetaient le cadavre du fils hors de la vigne. Mais cette autre métaphore ouvre sur une autre perspective : là où celle des vignerons s’achevait sur la triste destinée des vignerons, celle des maçons pointe sur la pierre objet de rejet. Rejetée, elle devient néanmoins, par le seul fait du dieu, et à la vue de tous, la « pierre d’angle« , c’est à dire qu’elle est celle objet du plus de soin, certes taillée, mais apte d’une part à supporter tout l’édifice que veut construire le dieu (une autre métaphore du peuple de du dieu), mais aussi grâce à laquelle toutes les autres pierres, quelles que soient leurs imperfections ou leurs faiblesses, peuvent être intégrées dans cette construction. Et cette construction tient ainsi par elle-même, chacun des matériaux contribuant pour sa part à l’édification et àla solidité d’ensemble !
Le message aux responsables religieux est, je crois, le suivant : même vos envie de meurtre et vos desseins de rejet sont voués à l’échec, le dieu fera lui-même et à sa manière aboutir son propre dessein. Par ailleurs, son projet est bien l’intégration de tous, non le tri qui fait accepter certains et rejeter d’autres. La logique même de rejet dans laquelle ils se placent est directement contraire au dessein du dieu qui les a mandatés. Et tout cela est écrit noir sur blanc dans les Ecritures qu’ils sont sensés interpréter pour la joie et l’encouragement de tous, mais qu’ils ne « connaissent » pas, avec lesquelles ils ne sont en rien familier.
« Et ils cherchaient à le saisir, et ils avaient peur de la foule, comprenant en effet qu’il avait dit cette parabole pour eux. Et après l’avoir laissé, ils s’en allèrent. » L’avertissement est à la fois saisis et non saisis. Ils ont bien saisi « qu’il avait dit cette parabole pour eux« , ils ont saisi la charge. Mais ils n’ont pas saisi, ils ne se sont en rien remis en cause, ils ne s’interrogent en rien sur leur propre manière de faire ou de comprendre, ils se sentent juste renforcés dans leur désir de « prendre » Jésus (le mot est exactement le même que dans la parabole à l’égard des esclaves et finalement du fils : la mise en abîme est immédiate). S’ils ne le font pas, c’est parce qu’ils sentent Jésus protégé par la foule, ils craignent une révolte de la part de la foule et une perte de leur autorité à son endroit. Alors ils laissent et s’en vont. Le dessein de se saisir de lui est arrêté, mais l’occasion n’est pas favorable, il va falloir la trouver…
Jésus et ses disciples reviennent à Jérusalem. Et comme Jésus allait et venait dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens vinrent le trouver. Ils lui demandaient : « Par quelle autorité fais-tu cela ? Ou alors qui t’a donné cette autorité pour le faire ? » Jésus leur dit : « Je vais vous poser une seule question. Répondez-moi, et je vous dirai par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi. » Ils se faisaient entre eux ce raisonnement : « Si nous disons : “Du ciel”, il va dire : “Pourquoi donc n’avez-vous pas cru à sa parole ?” Mais allons-nous dire : “Des hommes” ? » Ils avaient peur de la foule, car tout le monde estimait que Jean était réellement un prophète. Ils répondent donc à Jésus : « Nous ne savons pas ! » Alors Jésus leur dit : « Moi, je ne vous dis pas non plus par quelle autorité je fais cela. »
« Et ils viennent de nouveau à Jérusalem. Et comme il déambulait dans le temple,… » Les aller-retours continuent entre Béthanie et Jérusalem : c’est la troisième entrée à Jérusalem de Jésus et ses disciples. L’effet produit est bien d’installer la deuxième entrée, celle qui conduit Jésus à « faire le ménage » dans le temple, en position centrale, encadrée par le double épisode du figuier, lui-même établi comme une marie-louise ou un passe-partout dans un cadre, avec un effet de mise en valeur. Voilà qui confirme l’interprétation que nous en avons fait la semaine passée, avec le passage précédent.
Cette fois, Jésus va et vient dans le temple : sans doute faut-il comprendre cela de l’esplanade la plus grande, mais il peut aussi bien parcourir l’ensemble des esplanades. Tout se passe comme s’il voulait avant tout rencontrer les gens qui fréquentent le temple.
« …viennent à lui les archiprêtres et les scribes et les anciens et ils lui disent :… » C’est pratiquement toutes les autorités religieuses qui sont ici représentées, et ont constitué dirait-on une sorte de délégation. On pourrait penser qu’enfin, le dialogue va s’instaurer, celui pour lequel Jésus a tenu à venir à Jérusalem. Cela fait en tous cas contraste avec l’absence généralisée, le jour de l’entrée royale à Jérusalem. Il est vrai que si Jésus parcours les esplanades, il occupe visiblement le terrain, et l’on imagine bien que les autorités attachées au temple ne veulent pas le lui laisser : ce serait renoncer à leur propre autorité, en pratique. Car en matière d’autorité, quand une place est prise, c’est qu’elle était à prendre…
« Dans quelle autorité fais-tu ces choses ? Ou qui t’a donné l’autorité telle que tu les fasses ? » Le dialogue s’instaure à leur initiative, et en partant d’une double question. Ils ont été frappés eux aussi par l’agir de Jésus dans le temple, et l’accusation publique dont ils ont été l’objet d’avoir transformé le temple en « repaire de brigands« . A vrai dire, ils n’ont pas été formellement accusés par Jésus, c’est bien la foule qu’il enseignait à qui il a reproché cela. Mais cette foule n’aurait pas pu en venir là si les autorités qui veillent sur le temple n’avaient pas laissé faire. Alors certes, les apparences sont sauves, mais ils ont forcément senti le vent du boulet.
« Ces choses« , ce sont les actes de Jésus lors de son dernier passage, son « coup de balai », mais aussi l’enseignement qu’il a débuté dans le temple. Il a agi d’une manière spectaculaire, frappante, et il a enseigné : un ensemble qui a toutes les caractéristiques d’une conduite prophétique. Par voie de conséquence, ces autorités religieuse, légitimes, reconnues, viennent l’interroger sur son autorité à lui : quelle est-elle, s’il estime que cette autorité vient de lui-même (c’est l’objet de la première question : « Dans quelle autorité fais-tu ces choses ?« ), ou bien s’il estime l’avoir reçue, quelle en est l’origine (c’est l’objet de la deuxième question : « Ou qui t’a donné l’autorité telle que tu les fasses ? » ).
Cette question de l’autorité, on s’en souvient, était déjà apparue à Capharnüm, lors de l’épisode du paralytique passé par le toit puis guéri. C’étaient les scribes qui l’avaient posée, et Jésus pour toute réponse avait ordonné au paralytique, auquel il avait déclaré le pardon de ses péchés, de se lever et de marcher. C’était une démonstration, mais formellement ce n’était pas une explication, une verbalisation. Il faut dire que cette question érige ceux qui la posent en juges de l’autorité, de sa légitimité ou non. Ils sont déjà dans une enquête, ce qui n’est pas si éloigné d’un procès, et en est souvent le préalable. Il n’y a pas chez eux de remise en cause de soi, ou d’eux comme corps constitué, mais plutôt une réaffirmation implicite de leur statut.
« Or Jésus leur dit : « Je vous interrogerai sur un seul point, et répondez-moi, et je vous dirai dans quelle autorité je fais ces choses. Le baptême de Jean était du ciel ou des hommes ? répondez-moi. » Jésus met une condition à sa réponse, il ne refuse pas a priori de s’expliquer. On voit qu’il garde une révérence vis-à-vis de leur autorité, et ce toujours. Mais ce faisant, il remet en quelque sorte le dialogue dans une sorte d’égalité : lui aussi peut les interroger.
Et ce qu’il leur demande, c’est une sentence, puisqu’ils ont l’air prêts à en prononcer : « Le baptême de Jean était du ciel ou des hommes ? répondez-moi. » Ils se situent comme des autorités légitimes, il leur demande donc un jugement d’autorité légitime. Le dialogue va-t-il enfin s’instaurer entre eux ? Car Jésus leur donne l’occasion de prononcer avec autorité, et ils ne veulent rien plus que d’être ainsi reconnus. Mais la question préalable concerne Jean.
En parlant de Jean, il parle d’abord d’un autre que lui-même. C’est une manière de dépassionner le débat, en faisant un pas de côté. Avant de parler de « l’affaire Jésus », dans laquelle il est lui-même partie, parlons de « l’affaire Jean ». Et si deux parties peuvent s’accorder sur quelque chose qui leur est extérieure, ces deux parties auront un fondement solide pour aller plus loin dans leurs échanges, et peut-être vider leurs querelles. C’est de bonne politique.
Mais en parlant de Jean, il parle aussi de celui dans les pas duquel il a placé son propre ministère. Ce n’est pas tout-à-fait neutre, et quand Marc, on s’en souvient, introduit le ministère de Jésus, il rappelle que « après l’arrestation de Jean, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu » (Mc.1,14), autrement dit que le ministère de Jésus a succédé à celui de Jean, que Jésus n’a jamais voulu empiéter sur celui de Jean mais qu’il a voulu lui faire suite. Et même, Jésus « fut baptisé par Jean dans le Jourdain » (Mc.1,9), ce qui pourrait être revendiqué par Jésus comme un sorte d’adoubement de la part de Jean. Marc ne dit pas cela, et nous avons remarqué en son temps qu’il reste même d’une extrême sobriété sur cet épisode du baptême. Mais tout de même, en parlant du baptême de Jean, Jésus parle du baptême qu’il a reçu. Dans « l’affaire Jean », il s’agit donc tout de même un peu de « l’affaire Jésus », mais enfin pas directement.
Néanmoins, et cela n’est pas neutre, en parlant de Jean, il parle encore de celui que Hérode a fait arrêter puis mettre à mort. Ce n’est pas neutre parce qu’on a vu se former et perdurer l’alliance entre les Hérodiens et les pharisiens, et les scribes. Les archiprêtres sont tous du parti d’Hérode, pour la bonne raison que Hérode-le-Grand (le prédécesseur) avait fait assassiner tous les grands-prêtres (45 membres du Sanhédrin, pour être précis) pour les remplacer par des gens à sa main, des grands-prêtres d’origine étrangère. Se prononcer, c’est donc aussi donner une dimension politique à sa sentence : éventuellement faire front contre Hérode, éventuellement cautionner ce qu’il a fait, dans tous les cas s’ériger comme une autorité qui juge le politique. On mesure donc que la question adressée par Jésus à la délégation venue le trouver est loin d’être anodine.
Leur demander de dire de ce baptême s’il est « du ciel ou des hommes« , cela ressemble beaucoup aux deux questions qui lui ont été posées à lui, Jésus. Ils doivent se prononcer sur l’autorité avec laquelle Jean agissait et parlait : venait-elle de lui-même, ou la tenait-il du dieu ? Ils ont sur le fond un discernement à faire pour indiquer, comme autorité religieuse et défenseurs de l’authenticité religieuse, s’ils reconnaissent Jean comme prophète authentique ou non. Ils devront sans doute argumenter, montrer comment leur jugement se fonde sur l’Ecriture et la parole du Dieu ; ils devront aussi prendre de la distance avec tous les éléments (nous en avons énuméré beaucoup) qui pourraient influencer leur jugement. Ce faisant, Jésus les invite à montrer comment ils se servent de leur autorité, ou dans quel but.
« Et ils discutaient entre eux en disant : « Que répondons-nous ? Si nous répondons ‘du ciel’, il dira ‘A cause de quoi donc ne l’avez-vous pas cru ?’ mais disons-nous ‘des hommes’ ?… ils avaient peur de la foule, absolument tous en effet tenaient que Jean était un prophète. » La discussion entre eux est loin d’être paisible. Mais ce que Marc fait ressortir, c’est leur approche de la question. En fait, ils ne s’occupent absolument pas de la question, mais ils sont préoccupés des conséquences de leur réponse. Tout jugement tranche (qu’on se rappelle, symboliquement, Salomon), mais il ne tranche pas seulement une question, il engage celui qui l’énonce.
Et de cet engagement, ils ne veulent pas : ils ne veulent pas avoir à rendre compte de leur propre attitude, ils ne veulent pas avoir à affronter la foule en la contre-disant. Leur critériologie est uniquement celle des conséquences pour eux de ce qu’ils vont dire. Leur rapport au vrai est fuyant : le vrai peut toujours nous remettre en cause, on peut toujours nous demander des comptes sur la manière dont nous y avons été fidèle ou non. Cela suppose de mettre le vrai au-dessus de soi-même. Qu’importe si ce que je dis me dénonce en premier lieu, il faut que ce soit dit (et c’est, comme le souligne admirablement Grégoire-le-Grand, la tâche en même temps que l’humilité du prédicateur). Là, dans ce débat, on est dans la fuite, constamment. Fuir le vrai pour ne pas avoir à rendre compte de sa vie, fuir l’affrontement pour ne pas perdre son crédit devant la foule. On se croirait en pleine réunion « communication » dans un palais présidentiel…
« Et répondant à Jésus ils dirent : « nous ne savons pas ». Et Jésus leur dit : « Moi non plus je ne vous dit pas dans quelle autorité je fais ces choses ». La sentence finalement retenue est celle de l’ignorance. Elle paraît habile, dans l’immédiat : fuyant chacune des réponses possibles, elle fuit finalement la question elle-même, et maintient ainsi secrètes les raisons qui font ne pas trancher.
En réalité, c’est une réponse qui annule elle-même l’autorité à laquelle ils prétendent : ne pas savoir, c’est avouer n’avoir aucune légitimité à trancher de telles questions d’authenticité religieuse. Ils disposent normalement des textes -sources comme tous, et ont disent-ils l’instruction qui permet de les comprendre mieux que tous. On attend juste d’eux qu’ils permettent à tous d’aller lire ce qu’ils ont lu et de parvenir à la même conclusion, une fois la route de la vérité ouverte.
Et s’ils ne savent pas, s’ils n’ont, de leur propre aveu, pas de légitimité, quelle légitimité ont-ils à poser à Jésus les question qu’ils lui posent ? Quelle est leur légitimité à trancher en ce qui le concerne, lui ? C’est donc une évidence que de refuser de répondre à leur injonction, à leur procès en légitimité. Le dialogue ne s’est finalement pas engagé, ils se sont dérobés comme ils l’ont fait physiquement le jour de l’entrée royale à Jérusalem. Les choses sont vraiment mal engagées.
Le lendemain matin, en passant, ils virent le figuier qui était desséché jusqu’aux racines. Pierre, se rappelant ce qui s’était passé, dit à Jésus : « Rabbi, regarde : le figuier que tu as maudit est desséché. » Alors Jésus, prenant la parole, leur dit : « Ayez foi en Dieu. Amen, je vous le dis : quiconque dira à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, s’il ne doute pas dans son cœur, mais s’il croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé ! C’est pourquoi, je vous le dis : tout ce que vous demandez dans la prière, croyez que vous l’avez obtenu, et cela vous sera accordé. Et quand vous vous tenez en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez, afin que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes. »
Voilà une imbrication de textes vraiment savante ! On a eu une entrée triomphale à Jérusalem jusqu’au temple. Puis, on a eu un épisode avec un figuier. En troisième, on a eu un autre épisode à Jérusalem dans l’enceinte du temple, et voilà qu’on retrouve notre figuier. C’est comme si deux récits étaient chacun un pied avançant tour à tour quand une personne marche : droite, gauche, droite, gauche. De la sorte, les deux récits s’entrelacent, et s’entremêlent aussi leur signification.
« Et passant à proximité le lendemain ils virent le figuier desséché depuis la racine. » On ne sait pas où va la troupe, sans doute retourne-t-elle à Jérusalem pour la troisième fois. rien d’étonnant en ce cas à ce qu’ils retrouvent le figuier de la veille. Mais cet arbre est en piteux état : il est desséché, et ce à partir de la racine : la préposition [ék] évoque l’origine, ce dont on sort. C’est cette dernière précision qui est remarquable : car à vrai dire, un végétal boit à partir de son réseau de racines, il n’a pas d’autre moyen. Les racines du figuier vont en profondeur pour certaines, quoique pas immensément, mais le réseau racinaire le plus important court presque à la surface du sol, et assez loin de l’arbre. Cela veut dire qu’en vingt-quatre heures, il s’est trouvé un tel manque d’eau que l’arbre en a été entièrement desséché. Un grand coup de froid (un -17°, par exemple) aurait pu dessécher le figuier instantanément, mais ce n’est pas ce que dit Marc. Or quand l’arbre a soif, ses feuilles commencent par jaunir, puis ses fruits tombent avant que les feuilles ne suivent : si tel avait été le cas la veille, Jésus ne se serait même pas approché pour y chercher des figues. Il s’est donc passé quelque chose de tout-à-fait inhabituel.
« Et, se rappelant, Pierre lui dit : « Rabbi, vois le figuier auquel tu as souhaité du mal est desséché. » Pour Pierre, la situation s’explique, il la rapproche des paroles qu’ils ont entendu dire au maître la veille. Pourtant, ces paroles étaient différemment orientées : « Que plus jamais, pour l’éternité, de toinul ne mange de fruit » C’était plutôt un appel à l’oubli (qu’il ait des fruits mais que nul ne songe à aller les cueillir), ou à la stérilité (qu’il ne porte plus de fruit). Mais ce n’était pas un appel à la mort du figuier, ce qui est survenu : pas de chance qu’il reparte, un figuier qui dépérit est généralement sans remède.
Alors que faire de ce décalage, entre la parole de Jésus et l’interprétation de Pierre ?Il me semble que le figuier, ce matin-là, fait plutôt voir un mal qui était déjà à l’oeuvre en lui auparavant. Il y a le mal que Jésus lui a souhaité, et il y a ce qui lui est arrivé. Peut-être qu’un stress hydrique était déjà fort avancé, qu’il puisait la veille et depuis longtemps déjà dans ses réserves pour maintenir ses feuilles, ayant déjà abandonné ses fruits, et que ce matin-là, de manière apparemment soudaine, il n’a plus rien pu faire pour lui-même.
L’entremêlement de l’histoire du figuier et celle de l’entrée à Jérusalem, de l’impossible dialogue avec les Pharisiens, les prêtres, les scribes et les Hérodiens invite aussi à une lecture plus symbolique, comme si le figuier était une métaphore. Jésus est venu à eux comme il est venu au figuier. Il a voulu entamer avec eux un dialogue comme il a tendu les mains vers des figues. Mais ils se sont tous refusés à lui, ils se sont rendus totalement absents, comme les figues de l’arbre. Et même ds actions spectaculaires, comme une entrée royale, comme une mise au net des parvis du temple, n’amènent pas le dialogue.
Il leur a dit à propos du temple qu’ils ont, eux une interprétation dévoyée du rapport au dieu, « vous en avez fait une caverne de brigands » : mais ils n’accèdent même pas à l’idée d’une discussion sur l’interprétation d’une source commune, ils ne veulent rien avoir de commun avec lui. Concéder qu’il y a plusieurs sens possibles, entrer en discussion et en dialogue pour comparer et évaluer ces interprétations, c’est déjà s’ouvrir à la pluralité : mais c’est justement cela que ne veulent aucun des groupes sus-cités. Comme Jésus l’a déjà maintes fois dénoncé, c’est leur pouvoir qu’ils veulent sauvegarder, et cela ne se discute pas. S’ils ont des divergences d’interprétation entre eux, ils n’en discuteront qu’en interne, à l’écart de tous. Pour le « peuple », pour le vulgaire, ils font bloc, ils n’ont qu’une vision (la vraie, forcément). Alors comme pour le figuier, Jésus leur dit que nul ne trouvera jamais de fruit en eux, nul ne pourra jamais restaurer sa vie, tirer pour sa vie quelque chose.
Mais la métaphore filée du figuier montre autre chose encore, ce matin-là : en fait, il y a déjà longtemps qu’eux-mêmes ne tirent plus rien du sol où ils sont fixés. Eux-mêmes sont morts de soif. Ils puisent encore dans leurs réserves pour maintenir une apparence, mais une fin dramatique va se précipiter pour eux, et c’est avec soudaineté que va se manifester leur effondrement. Peut-être est-ce le message suggéré par Marc à ses lecteurs, presque tous issus du judaïsme sans doute. Et cet effondrement soudain ne sera pas l’effet d’une malédiction de Jésus, contrairement à une interprétation trop facile, mais plutôt un effet de leur propre erreur : ils ne vont plus puiser, depuis trop longtemps, à ce qui pourrait les désaltérer eux aussi.
« Et répondant, Jésus leur dit : « Ayez foi à dieu ; … » Jésus ne se soucie pas de démentir l’interprétation de Pierre, mais par-delà ce dernier il s’adresse directement à tous. Et il les invite à la foi. Pas à la foi en lui, mais au dieu. Sans doute, c’est lui qui est « la source d’eau vive » (Jr.2,13). Et boire, par ne pas subir la mésaventure des Pharisiens et autres, c’est avoir foi. Et nous avons vu de nombreuses fois, dans cet évangile de Marc, que la foi est le plus souvent l’énoncé confiant du désir qui nous habite dans toute sa violence et sa profondeur ( et c’est cela qui mérite le « ta foi t’a sauvé« ). Vivre de foi, c’est donc vivre à hauteur (ou à profondeur) de son désir, c’est laisser sourdre celui-ci.
« … amen je vous dis que qui dirait à cette montagne : sois soulevée et sois jetée dans la mer, et qu’il ne balance pas dans son coeur mais croie qu’advient ce qu’il dit, pour lui cela sera. » Et voici un « cas » bien extraordinaire, et bien impossible disons-le : mais qui voudrait qu’une montagne se jette dans la mer ? A quoi bon ? Mais ce qui compte sans doute dans ce « dit » frappant ( et frappant précisément parce qu’il évoque un fait aussi massif qu’inutile), c’est justement l’énoncé clair et articulé du désir.
Cet énoncé, « …sois soulevée et sois jetée dans la mer,… » suppose l’intervention d’un tiers, les deux impératifs sont au passif. Il ne s’agit pas d’un acte de puissance, mais d’un désir profond et fou qu’un autre manifeste sa puissance. Mais il y a autre chose encore, il y a le fait que « il ne balance pas dans son coeur« . Pas de tergiversation, mais une simplicité du cœur. Le simple s’oppose au composé : et c’est le « composé » qui fait que le cœur balance. Mais si le cœur est habité par une seule chose, si le désir est à ce point intense qu’il exclut toute autre pensée, comme la nuée a expulsé du temple les prêtres de Salomon le jour de la dédicace du temple, alors il s’agit vraiment de la foi. Et c’est ce que nous avons vu bien souvent dans cet évangile de Marc, et c’était toute la « maïeutique » de Jésus que de faire s’énoncer le désir de son interlocuteur avec toute la simplicité possible, et ainsi pour lui cela s’est fait. Comprenons que la formule « pour lui cela sera » ne veut pas dire que l’intéressé se fait illusion, qu’il préfère penser que les choses sont comme il les désire, mais bien plutôt que en sa faveur, en réponse à son désir, les choses se conforment à ce désir.
« Par là je vous dis, tout ce pour quoi vous priez et suppliez, croyez que vous l’avez reçu, et pour vous cela sera. » L’énoncé est presque le même que précédemment, mais moins spectaculaire. Mais cette attitude de foi devient aussi attitude prière : et la prière n’est dès lors pas une « demande pour tenter sa chance », mais elle est débordement du cœur par le désir qui l’habite et qu’il faudra préalablement aller chercher au fond de soi. Quel est notre désir, le vrai, le profond ? Je le mets volontairement au singulier, car il me semble que, pour être simple, il faut qu’il soit unifiant et unique… Il me semble que beaucoup de questions posées sur la prière de demande, à quelles conditions elle serait exaucée ou pas, trouvent ici non pas leur réponse mais plutôt leur dissolution.
« Et lorsque vous vous tenez debout à prier, laissez aller si vous avez quelque chose contre quelqu’un, afin que votre père qui est dans les cieux laisse aller pour vous vos fautes. » On trouve ici un écho du « NotrePère », que Marc ne rapporte pas. Mais dans le contexte, on peut comprendre qu’atteindre notre désir unifiant et profond est impossible quand on a « quelque chose contre quelqu’un ». Il est des rancunes ou des batailles qui occupent le cœur, au sens où la France était occupée en 1942. Il faut un cœur libre pour atteindre à son désir. Et en miroir, il faut sans doute aussi le même cœur libre pour recevoir le don du dieu. Et c’est peut-être la première demande, le premier désir, que d’être libéré des attaches qui nous retiennent d’aller au profond, et ce sera peut-être le premier don, la première réponse à la prière et à la foi, que d’être libéré de ses fautes, de ses échecs, des fausses pistes qui nous empêchent d’être en simplicité avec le dieu. Ressasser les raisons qu’il aurait de ne pas nous accorder quelque chose est la première chose dont il peut nous délivrer, si nous le désirons vraiment.
Ils arrivèrent à Jérusalem. Entré dans le Temple, Jésus se mit à expulser ceux qui vendaient et ceux qui achetaient dans le Temple. Il renversa les comptoirs des changeurs et les sièges des marchands de colombes, et il ne laissait personne transporter quoi que ce soit à travers le Temple. Il enseignait, et il déclarait aux gens : « L’Écriture ne dit-elle pas : Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations ? Or vous, vous en avez fait une caverne de bandits. » Apprenant cela, les grands prêtres et les scribes cherchaient comment le faire périr. En effet, ils avaient peur de lui, car toute la foule était frappée par son enseignement. Et quand le soir tomba, Jésus et ses disciples s’en allèrent hors de la ville.
« Et ils arrivèrent dans Jérusalem.« , c’est-à-dire exactement où Jésus se rend depuis un moment déjà, et où il a fait une entrée triomphale, royale, il y a peu. Cette fois-ci, pas de monture. Mais notre texte s’enchaîne très bien avec le précédent : Jésus et les siens sont retournés dormir à Béthanie, et ils reviennent de là le matin pour être en journée dans Jérusalem.
« Et après être entré dans le temple, il commença à expulser ceux qui faisaient du négoce et ceux qui faisaient leur marché dans le temple, et il renversa les tables des changeurs [de petite monnaie] et les chaises des vendeurs de colombes et il ne laissait pas [faire] que quelqu’un transporte un équipement à travers le temple,… » On se souvient que lors de son entrée royale, Jésus était allé jusqu’au temple, d’où il était reparti après un regard circulaire. C’était surtout l’absence des interlocuteurs qui était manifeste. Mais on a ici la suite de ce qu’il a vu, et dans l’évangile de Marc, tout se passe comme si c’était la première fois qu’il venait au temple, comme si c’était la première fois de sa vie qu’il découvrait les lieux.
Peut-être faut-il s’entendre sur ce que signifie « entrer dans le temple » : le temple est situé au nord-est de la ville enceinte de murs, ce qui veut dire qu’il est en « centre-ville », dans la terminologie d’aujourd’hui. Une première enceinte percée de nombreuses portes ouvre sur la vaste « Cour des Gentils ». Une deuxième enceinte, intérieure à cette cour, délimite le premier espace réservé : en avant, la « Cour des Femmes » ; plus haut et plus proche du sanctuaire, la « Cour d’Israël » (par élimination, entendez « cour des hommes ») entoure le sanctuaire. Une nouvelle enceinte détermine la « Cour des prêtres », au milieu de laquelle se trouve l’autel des sacrifices. C’est de cette dernière qu’on pourrait accéder au sanctuaire fermé, d’abord au Hékal (le « Saint ») puis au Debir (le « Saint des Saints »).
Lorsque Jésus « entre dans le temple« , il pénètre tout simplement dans l’une des « Cours », ou « Parvis », et a priori dans la première d’entre elles, savoir la « Cour des Gentils ». C’est le lieu où les gens sont les plus nombreux, et de toutes provenances comme son nom l’indique. Si on a souvenir de certains lieux très religieusement connotés, comme Lourdes, ou Rome, ou d’autres encore, on voit tout le négoce qui peut se déployer autour des pratiques rituelles ou religieuses. Et si l’on imagine la fréquentation importante, on peut deviner sans peine les commerces attenants qui ont pu se développer, pour des raisons de restauration, de confort, etc. Jésus « commença à expulser ceux qui faisaient du négoce et ceux qui faisaient leur marché dans le temple,… », les vendeurs comme les acheteurs. Comment s’y prend-il ? Marc ne le dit pas. Peut-être par des injonctions de la voix, qui en imposent. Après tout, Marc ne nous a-t-il pas montré Jésus imposer le calme à la mer elle-même par sa seule voix ?
Il ne s’arrête pas là : « …et il renversa les tables des changeurs [de petite monnaie] et les chaises des vendeurs de colombes… ». Les commerces engendrent les banques (ces dernières voudraient nous faire croire le contraire, mais génétiquement, c’est bien ainsi que les choses se sont produites !) : ainsi y a-t-il dans l’esplanade du temple également des « changeurs de petite monnaie », ce qui veut dire soit qu’ils permettent à des possesseurs (étrangers) de monnaies n’ayant pas cours dans cette région de faire l’échange, soit qu’ils permettent à des possesseurs de grosses valeurs de se lancer dans du commerce de détail, soit qu’ils permettent à des vendeurs de rendre la monnaie… soit tout cela à la fois. J’avoue, oui j’avoue, que l’image de Jésus renversant les comptoirs des banquiers me réjouit aujourd’hui. Plaisir coupable ?
Mais on a aussi les « chaises des vendeurs de colombe« . Les colombes sont utilisées pour les sacrifices, ce sont les substituts prévus pour les plus pauvres, ceux qui ne peuvent pas offrir les victimes « canoniques ». Donc, il y a sûrement des vendeurs d’animaux pour les sacrifices, et même des vendeurs de colombe. Et ces vendeurs ont des chaises : il faut bien qu’ils s’assoient, ces gens-là. Mais les autres aussi, après tout ? Pourquoi ne sont-ce que de ceux-ci que Jésus renverse les chaises ? Je l’entends comme une touchante observation de Marc : les colombes, il ne les a pas touchées, peut-être à cause de ce qu’elles lui rappellent au début de son ministère ? Peut-être parce qu’elles sont destinées aux plus pauvres ? En tous cas, il a préféré renvoyer leurs vendeurs.
« et il ne laissait pas [faire] que quelqu’un transporte un équipement à travers le temple,… » On a dû prendre l’habitude de traverser le parvis pour couper, pour aller au plus court. Cela aussi est une atteinte à la destination première du temple. Les parvis, l’enceinte même, sont faits pour interroger. Franchir une porte, c’est toujours entrer dans un nouvel acte, dans un nouvel état d’esprit. Comment peut-on franchir la porte du temple simplement pour prendre un raccourci ? C’est un dévoiement complet, bien ordinaire mais d’autant plus significatif d’une perte de sens.
« …et il les enseignait et leur disait : « N’est-il pas écrit : ‘ma maison sera appelée maison de prière’, par (pour) toutes les nations ? Vous cependant l’avez faite grotte de voleurs (d’usurpateurs). »Jésus explique ce qu’il fait, il n’en fait pas un geste « prophétique », auquel d’autres doivent trouver un sens.Il s’agit pour Marc d’un enseignement, l’acte avec son explication. Et l’explication est d’abord une citation des Ecritures en rapport.
Ici, il s’agit d’une citation d’Is.56,7 : « Et les fils de l’étranger, qui s’agrègent à l’Eternel, se vouant à son culte, aimant son nom et devenant pour lui des serviteurs ; tous ceux qui observent le sabbat et ne le profanent point, qui persévèrent dans mon alliance, je les amènerai sur ma sainte montagne, je les comblerai de joie dans ma maison de prières, leurs holocaustes et autres sacrifices seront les bienvenus sur mon autel ; car ma maison sera dénommée Maison des prières pour toutes les nations. » La vision du prophète est une vision universaliste : tous ceux qui, quelle que soit leur origine, se tournent vers le dieu d’Israël, pourront s’approcher de lui et lui offrir des sacrifices.
Si l’on repense à l’architecture du temple, avec ses cours concentriques qui marquent des exclusions progressives, il s’agit d’une vison assez révolutionnaire. Pas totalement cependant, puisque la « Cour des Gentils » existe bel et bien, et que sans doute Jésus s’y trouve précisément en rappelant ce passage. Tout est une question d’interprétation des choses, de dynamique : certains verront dans ces « Cours » la marque d’une hiérarchisation infrangible, d’autres -et c’est manifestement le cas du Jésus de Marc- y verront un appel, une orientation. Tout est fait pour que le dieu d’Israël devienne le dieu de tous.
Mais il est le dieu qui répond à la prière, le lieu est fait pour la relation avec lui, et pour rien d’autre. S’il y a exclusive, dans l’interprétation du Jésus de Marc, ce n’est pas une exclusion de certains, des « Gentils » en l’occurence, mais une exclusion de ce qui ne relève pas immédiatement de la relation au dieu. Et Jésus fait un reproche indistinct, à qui veut l’entendre manifestement, à ceux qui ont fait les choses de cette façon, qui en tirent parti, qui laissent faire, ou à tous ceux qui trouvent que « c’est bien comme ça » en général. Le lieu, de « maison de prière par toutes les nations« , est devenu « grotte de voleur » ou « d’usurpateur« . Le terme de grotte vise bien la caverne, à la base, mais plus largement le repaire, le lieu de rendez-vous et de repos, d’accumulation du butin également. Et il me parait aussi très intéressant que le terme choisi par Marc, parmi les nombreux possibles, désigne ici des brigands voleurs ou des usurpateurs. La faute est aussi bien de prendre du bien injustement ou de prendre une place injustement.
Ici, il faut faire une pause. La pratique établie dans le temps, acceptée de tous et couverte de l’autorité tant des prêtres que des Pharisiens et d’Hérode, a fait émerger une dimension économico-financière qui est devenue contradictoire avec la visée première de la pratique dont le temple est le lieu autant que le symbole. Et Marc choisit d’en écrire, comme si ce n’était pas un sujet dépassé. Sans doute le risque est-il toujours présent, toujours vif. Dès lors qu’une religion s’institutionnalise, elle prend cette dimension économico-financière, et comment faire dès lors pour que cela ne devienne pas prévalent ? Car l’argent est le « nerf de la guerre », et sans lui tout l’édifice s’écroule, sapé par la disparition de sa cause matérielle. Cela invite à réfléchir. La réflexion d’un François d’Assise allait à éliminer purement et simplement cette dimension. A son époque, on reprochait pour cela aux franciscains de dépendre de la prospérité des autres, de ne vivre ainsi que parce que par ailleurs tout allait bien. Quand l’Eglise de France se trouve dans la nécessité d’indemniser les victimes des prédations sexuelles de ses clercs, elle prétend mettre des plafonds d’indemnité, en disant qu’elle n’aura pas les moyens : mais c’est en fait une question de priorité, car les moyens, elle les a si l’on chiffre. Mais ce serait renoncer à d’autres choses, et peut-être n’en a-t-elle pas le courage. Où est ce qui est le nécessaire, et jusqu’à quel point faut-il prendre sur son nécessaire ? C’est une question redoutable. Mais le Jésus de Marc pose en tous cas la priorité clairement, et c’est scandale quand cette priorité n’est pas respectée.
« Et écoutaient les grands-prêtres et les scribes, et ils cherchaient comment le perdre ; ils avaient en effet peur de lui, car toute la foule était frappée de son enseignement. » Entende qui veut, chacun selon son niveau de responsabilité. Les grands-prêtres et les scribes comprennent clairement qu’ils sont eux aussi visés, et ils veulent faire disparaître cet accusateur. On comprend, dans la formulation de Marc, que la mort est décidée. La question est plutôt du moyen désormais. La décision est liée à cette mise en cause par rapport à la forme qu’a pris le culte et au dévoiement du temple dont ils sont comptables. Cela, ils ne l’acceptent pas. Mais ce Jésus leur fait peur, parce que la foule est frappée par son enseignement, les rapprochements qu’il fait avec les Ecritures sont claires et parlantes, chacun peut arriver à la même conclusion. Comment faire si le peuple est avec lui ?
« Et lorsqu’arriva le soir, ils s’en allèrent hors de la ville. » Jésus ne reste pas le soir à Jérusalem. Cette notation de Marc a quelque chose de sinistre : avec la foule, Jésus est protégé. Sans elle, il est vulnérable, et ne faut pas être à portée de main des grands-prêtres et des scribes. Un jeu du chat et de la souris est désormais en place.