Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Le passage d’aujourd’hui, une fois n’est pas coutume, fait directement suite à celui de dimanche dernier. Il est précieux de pouvoir suivre un texte dans l’ordre où il a été écrit, car cela en respecte bien plus la pensée et produit l’effet voulu chez le lecteur. S’imaginer que l’on puisse prendre un grand texte, le morceler puis mettre les passages dans n’importe quel sens est tout de même léger. Saint Irénée faisait remarquer, au II° siècle où il écrivait, qu’on pouvait, avec les mêmes tesselles, recomposer une mosaïque en un tout autre visage : il parlait ainsi de l’hérésie.
Mais qu’importent ces considérations annexes. Pardonnez-moi, pour bien situer le texte d’aujourd’hui, il faut que je nous raccorde à celui de la semaine dernière, et notamment à la fin, dont je n’avais pas fait état.
En appelant à croire en lui, Jésus venait d’évoquer la demande : « Ce que vous demanderez en mon nom, c’est cela que je ferai, afin que soit glorifié le Père dans le Fils. Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai moi-même. » La répétition donne un peu le tournis ! Mais on voit bien deux formulations parallèles, encadrant un but énoncé. Le but : « afin que soit glorifié le Père dans le Fils. » Il me semble que cette « gloire », il nous faut en chercher la signification dans la notion hébraïque du [kabôd] : c’est ce que Dieu manifeste de lui-même -car Dieu lui-même ne se laisse pas voir-, et c’est conjointement ce qu’il accomplit dans l’histoire des hommes et qui oriente celle-ci. Le mot a été étymologiquement rapproché de celui de « poids » : la gloire, c’est comme un poids, notion physique fort mystérieuse car elle inclut une présence mais aussi une force entraînante relevant de l’attraction liée à cette seule présence. Au centre et au bout, donc, de ces demandes auxquelles Jésus nous invite, il y a l’idée que le Père « ait du poids » dans (en grec :[én]) le Fils.
Et de fait, ces demandes sont à chaque fois assorties d’une précision ou d’une condition : elles sont faites [én tô onomati mou], « en mon nom« . Toujours le même [én], dans. Jésus s’engage à faire ce que nous demanderons « en son nom« , et c’est si l’on demande « en son nom » qu’il fera lui-même. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de nom, apparemment si déterminante ? Difficile à dire, tant il y a là de richesse, je me bornerai à quelques remarques.
Pour commencer, nommer une chose c’est l’accueillir dans son univers et pour ce qu’elle est : c’est ainsi que le premier homme à qui Yahvé-Dieu amène les animaux qu’il vient de créer (cf. Gn.2,19-20) les nomme, mais sans trouver ce qui fera qu’il ne soit plus seul -ce que Dieu ne jugeait pas bon ! Et quand le Même lui amène la femme après l’avoir formée, l’homme dans un cri de joie lui donne un nom, « femme » (en hébreu, [isha]), pour l’accueillir comme celle qui est « à la fois semblable et opposée à lui« . Et il faut remarquer qu’au passage, l’homme a lui-même changé de nom. Seul, il est [adam], l’homme ou l’humain au sens générique. Mais avec la femme, il est devenu [ish], dont vient le nom [isha], comme un couple masculin-féminin. Ainsi, ce n’est pas la femme qui vient de l’homme, mais tous deux adviennent d’une séparation puis d’une rencontre. Ainsi aussi, le nom dit et fait la place d’une réalité dans un univers.
Mais le nom, c’est aussi et par là-même le secret, le mystère d’un être. Quand le père de Samson demande son nom à l’ange qui lui annonce un fils, celui-là lui refuse : « Pourquoi t’informer de mon nom ? Il est merveilleux. » (Jg.13,18). A l’inverse, le gage unique que Dieu donne à Moïse au buisson ardent, c’est la révélation de son nom pour toujours, assorti de la charge de sanctifier ce nom (c’est-à-dire de manifester au monde que Dieu est « l’autre ») : « Je suis qui je suis » (Ex.3,15). Un nom unique qu’aucun peuple n’emploie, un nom aussi qui dit l’impossibilité de nommer Dieu, car nommer c’est aussi comparer, et à qui pourrait-on comparer Dieu (cf.Is.46,5) qui est unique, non seulement numériquement, mais surtout « unique en son genre » comme dit l’expression.
On le voit : demander quelque chose « en mon nom » ou « dans mon nom« , c’est se situer dans l’univers et le point de vue de Jésus, mais aussi dans son mystère inépuisable. Jésus ne nous donne pas une recette magique pour que nos demandes aboutissent : ce serait l’acte magique par excellence, la réalisation ultime de nos appétits de puissance. Non, il nous invite à une conversion, à un changement de point de vue. Demander, c’est d’abord se convertir. Mais si nous épousons son propre point de vue, nous nous situons dans la perspective de ce qu’il fait. Et il peut nous certifier quant à l’objet de nos demandes : « Ce que vous demanderez en mon nom, c’est cela que je ferai ». Autrement dit, une fois que vous avez adopté mon point de vue, vous demanderez cela-même que je veux faire. Et il peut aussi nous certifier quant à l’acteur : « Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai moi-même. » Autrement dit, une fois que vous avez adopté mon point de vue, si une demande vous vient, sachez que c’est justement ce qui me tient à cœur et que je suis en train de faire.
Mais alors, comment avoir avec lui une telle proximité ? Comment être ajusté à lui en fait, et non par illusion ? Car l’illusion est le grand écueil de la vie spirituelle… Jésus énonce deux conditions, et c’est justement le début de l’évangile d’aujourd’hui (enfin ! me direz-vous…) La première : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements. » Quelques instants auparavant, dans le même discours d’adieu, il a dit : »Je vous donne un commandement neuf : aimez-vous les uns les autres; comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » Alors, première condition pour changer de point de vue et adopter celui de Jésus : vivre dans un amour mutuel comparable au sien.
Deuxième condition : « Et moi j’interrogerai le Père et un autre paraclet il vous donnera, afin qu’il soit avec vous en vue de l’éternité, l’Esprit de la vérité, celui que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas ; vous, vous le connaissez, parce qu’il demeure chez vous et il sera en vous« . A propos de nos demandes, Jean a mis dans la bouche de Jésus le verbe [aitéô], qui veut dire demander quelque chose, pour soi ou pour quelqu’un d’autre. Pour lui-même, c’est un autre verbe que Jean met dans la bouche de Jésus, [érôtaô], qui veut dire demander au sens d’interroger, et qui devient demander avec prière, avec insistance.
Surtout, s’il dépend de nous de vivre dans l’amour mutuel, il faut un autre pour épouser totalement le point de vue de Jésus, un autre « paraclet ». Le [paraklètos], c’est quelqu’un qui ne se substitue pas à vous, mais qui vous accompagne, qui vous encourage par sa présence, qui vous fortifie, qui vous conseille. Dans le droit français, c’est un peu celui que vous avez le droit de prendre avec vous quand vous êtes convoqué par votre chef pour un entretien décisif : vous pouvez parler avec lui, il peut vous parler, il peut poser des questions au chef, etc.
Ce rôle, c’est jusqu’à présent Jésus lui-même qui l’a tenu auprès des disciples, il a été le premier « paraclet ». Mais il s’en va, et il va envoyer « un autre« paraclet. Mais il n’est pas un autre au sens d’une deuxième aventure, qui s’ajouterait à celle vécue avec Jésus. Si les disciples le connaissent, c’est parce qu’ils se sont accoutumés à lui en côtoyant Jésus, et c’est comme cela qu’il demeure déjà « chez eux » ou « à côté » d’eux. C’est l’Esprit même de Jésus, autrement dit l’intimité même de Jésus. Côtoyer Jésus prépare à recevoir son Esprit, et enseigne aussi à le reconnaître. La nouveauté, c’est qu’ « il sera en vous« , toujours et encore le même [én], dans. La voilà, l’intimité de Jésus, son mystère, son nom partagé.
Le don en sera sans retour, les dons de Dieu sont de vrais dons. Il sera donné pour nous faire entrer dans l’éternité (c’est la particule [eis], indiquant le mouvement qui fait entrer, qui est encore employée ici). Ce don fait la différence, il fait ce que nous mêmes ne pouvons pas faire : nous mettre « dans le nom » de Jésus. C’est grâce à lui que nos demandes ne sont plus des actes de puissance pour faire advenir nos volontés, mais qu’elles se convertissent dans le point de vue, dans l’univers, dans le mystère personnel de Jésus : qu’elles visent que le Père « ait du poids ».
Car en vérité, il semble que Dieu le Père ait peu de poids. Combien de choses se passent, dans le monde, qu’il n’a pas voulues et ne veut toujours pas ? « Que ta volonté, enfin, soit faite sur la terre, comme elle l’est au ciel« .