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Jésus a lavé les pieds de ses disciples, et puis il a entamé un grand et vaste échange avec eux, comme un testament. Il leur a dit que là où il allait, eux-mêmes ne pouvaient cette fois aller avec lui, et il leur a laissé à cet instant même le commandement nouveau : « De même que je vous ai aimé, ainsi aimez-vous les uns les autres » (Jn.13, 34).
Cela les trouble, bien sûr et comment non ? Voilà plusieurs années qu’ils le suivent partout, il les a même appelés pour cela ! Il leur dit maintenant : stop, l’histoire s’arrête ici. C’est violent. D’autant plus violent qu’à Pierre, qui l’assure qu’il le suivrait partout au prix de sa vie, il annonce son reniement !
Alors, pour les rassurer, il leur dit que dans la maison de son père, il y a de nombreuses demeures, [monai] : il s’agit à la base d’un lieu de séjour, d’une auberge, d’une hôtellerie. On est donc dans l’idée du voyage. Jésus nous dit que chez son Père, on peut loger de nombreuses personnes en voyage. Et il ajoute qu’il va justement leur préparer un lieu, puis revient les prendre, pour que là où il est, eux aussi soient avec lui. Ils ne savent pas, bien sûr, où est cette « maison de mon Père« , mais il leur assure qu’ils en savent le chemin [tèn hodon].
Je fais une petite pause, ici. Jésus emploie un verbe bien particulier qu’il me semble important de souligner, quand il dit : « Et là où je vais, vous savez le chemin ». Il ne dit pas simplement « je vais », [agô], il dit [hupagô]. Il y a bien le radical d’aller, mais associé au préfixe [hupo], qui donne chez nous hypothermie, hypothèse, etc. C’est l’idée de dessous, mais pas seulement en un sens local : ce sont aussi les « dessous » de l’affaire, ce qui est « sous-jacent », ce qui est « en-dessous » du niveau attendu. Du coup, [hupagô], c’est atteler des bêtes ou réduire en servitude, traîner au tribunal (sens qui conviennent peu ici); mais c’est aussi emmener à l’écart, à l’abri. C’est aussi se retirer, ou s’avancer peu à peu, ou amener insensiblement ou gagner à sa cause. Ainsi, au seuil de sa mort-résurrection, Jésus ne parle pas simplement d’un « voyage-aller » (ou d’un « voyage retour »), il parle d’une mise à l’abri avec une nuance très douce, très progressive.
C’est là que Thomas éclate : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas [hupageis], comment pourrions-nous savoir le chemin ! » C’est plein de bon sens. Le savent bien tous ceux qui ont demandé leur chemin à quelqu’un qui n’en savait rien mais leur a obligeamment indiqué une direction !!
A cette remarque pleine de bon sens, et marquée d’une nuance de désespoir, Jésus répond par une parole à la portée exorbitante : « Je suis le chemin [hè hodon] et la vérité [hè alètheia] et la vie [hè dzôè]; personne ne vient vers le Père sinon par moi. » Personne au monde ne dirait une chose pareille : vous vous voyez déclarer cela devant qui que ce soit ?! Et je dirais même : devant un miroir !!! Déclaration exorbitante donc, et doublement exorbitante : à cause de ce qu’il dit de lui-même, mais aussi à cause de ce qu’il dit du Père.
Reprenons ceci dans l’ordre. Thomas interrogeait Jésus sur ce chemin. Il répond : c’est moi, le chemin. Déclaration lourde et absolument centrale, comme le comprendront les premiers disciples : avant qu’on ne les baptise « chrétiens », à Antioche (cf. Act.11,26), ils se disaient eux « disciples de la Voie » (cf. Act.9,2). C’est donc pour cela que, contrairement à ce que pense le gros bon sens, on peut connaître le chemin sans savoir où il mène : concrètement, on ne sait jamais trop à quoi va nous mener de suivre le Christ ! On le suit pour lui-même, et comme il va, on va ; et c’est pourquoi aussi Jésus appelle à croire en lui, c’est-à-dire à prendre le chemin et le suivre, où qu’il mène !
Et Jésus développe : s’il est le chemin, c’est qu’il est la vérité et la vie. La vérité parce qu’il est le Verbe [ho logos] : la parole, la pensée, la raison du Père -faite chair, pour nous. Vérité parce qu’il traduit « dans la chair », pour nous, sa réalité originelle et ultime de Fils. Vérité parce que le « chemin » vient de quelque part, du Père, et l’exprime. La vie parce qu’il va au Père traversant et entraînant toutes choses, et renversant la mort. Vie parce que le « chemin » qu’il est va quelque part, aboutit au Père.
Ce ne sont pas de petites affirmations : cela veut dire que nous empruntons ce chemin chaque fois que nous cherchons ou découvrons une vérité, chaque fois que nous formulons une parole, émettons une pensée, pressentons une raison, qui concernent ce monde tel que Dieu l’a voulu. Car tout cela, c’est participer au Verbe éternel. Voilà qui est une base nouvelle et magnifique pour valoriser toutes les religions (ou invalider tel ou tel aspect dans chacune, d’ailleurs). Voilà qui apporte un regard nouveau et singulièrement valorisant sur chaque homme, dans ce qu’il est comme dans ce qu’il fait. Pressentir une vérité (quelle qu’elle soit), penser, parler : c’est participer au Verbe. Mon métier de professeur de lettres est magnifique : en enseignant à parler, à penser, à écouter d’autres, il peut faire augmenter la dignité de chaque homme en le rapprochant du Verbe.
Et aussi, nous empruntons ce chemin chaque fois que nous choisissons la vie, quelle que soit l’épreuve ou la nuit que nous traversons; chaque fois aussi que nous donnons ou redonnons la vie ou l’envie de vivre; chaque fois que nous goûtons la vie et nous y livrons.
Finalement, Jésus disait une chose évidente, mais que nous ne voyions pas : « …vous savez le chemin« . Car il y a là des choses que nous savons faire. Et cela peut nous donner confiance dans les autres, aussi : il y a là des choses qu’ils savent faire ! Faire confiance à Jésus conduit à se refaire confiance comme à faire confiance aux autres; inversement, se faire ou refaire confiance, faire ou refaire confiance aux autres, c’est faire confiance à Jésus-Chemin. Exorbitant mais -pardonnez l’expression- tellement « décoincif »!! Tellement ouvrant, pour être plus correct.
Mais Jésus dit aussi : »personne ne vient vers le Père sinon par moi. » Et là, il y a du neuf aussi : jusque-là, il n’y avait que lui qui allait au Père. Maintenant, il en est question pour tous. Avec un verbe différent, toutefois, venir [erchomai]. Mais c’est venir « vers le Père« , [pros ton patera] : comme lui est, dès l’origine, vers le Dieu [pros ton théon] ( Jn.1,1). Il s’agit d’épouser, d’intégrer, son éternel mouvement vers Celui dont il est la parole, la pensée, l’image, l’expression. Forcément, c’est « par moi » [di’emou] ou encore « à travers moi« .
Et si ce mouvement, cet « aller » (ou cet allant), si faire ce chemin, c’était déjà toucher au but ? Car la « maison du Père« , ne l’oublions pas, c’est une auberge, une hôtellerie, une maison de voyage. « Je suis dans le Père, et le Père est en moi« . Si aller, mettre sa pensée en mouvement, tendre la main vers les autres, retrouver une confiance (même en soi), si toutes ces dynamiques étaient déjà la maison du Père ?
2 commentaires sur « Dimanche 14 mai : aller vers le Père. »