Murmure intérieur : dimanche 10 mai.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Il y a trois ans, j’ai déjà présenté et situé ce même texte, et me suis surtout attaché à sa première partie, le dialogue avec Thomas dont l’affirmation centrale de Jésus est qu’il est le chemin, la vérité et la vie. Cette fois, je voudrais plutôt m’attacher à la deuxième partie, le dialogue avec Philippe.

Mon modeste commentaire

     Jean vient de mettre dans la bouche de Jésus les paroles suivantes : « Moi je suis le chemin : et la vérité, et la vie ; personne ne vient vers le père, sinon par moi. » L’apparence de ces mots semble très exclusive, je pense qu’il faut plutôt les prendre en sens inclusif : si tu vas vers le père, c’est que c’est par lui, le sachant ou non. Mais le lien étroit et assuré des deux, de Jésus et du père, fait ajouter : « Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon père. » Le premier verbe, [gig’noskoo], signifie principalement apprendre à connaître, se rendre compte, il désigne un processus. D’autre part, ce verbe est à l’indicatif parfait : dans le système conditionnel du grec, il indique donc non pas une hypothèse irréelle en elle-même, ou non réalisée, mais plutôt l’étape conditionnelle dont dépend l’affirmation suivante. On pourrait donc très justement traduire : « Commencez par apprendre à me connaître, c’est ainsi que vous apprendrez à connaître mon père.« 

     La fréquentation attentive de Jésus nous fait, sans que nous ne nous en apercevions, fréquenter aussi le père. Ce qui est extraordinaire ici, pour moi en tous cas, c’est qu’il ne s’agit pas d’un point d’arrivée, mais bien d’un processus : dès qu’on commence, dès qu’on essaye, ça y est on est sur le chemin, et on est en présence, et on touche au but. Déjà ! Cela est confirmé par l’affirmation suivante : « Et désormais [c’est] lui [que] vous apprenez à  connaître et lui [que] vous avez regardé. » Le « désormais » est tout aussi bien un « à partir de ce même instant » : le fait même que le principe précédent ait été énoncé le rend opératoire et actif. Je vous dis qu’en vous mettant à apprendre à me connaître, c’est le père lui-même que vous apprenez à connaître, et de ce seul fait la chose est commencée. Elle est même rétroactive, et c’est ce que la forme du deuxième verbe laisse entendre : c’est lui que vous avez regardé, ou que vous avez vu, ou dont vous vous êtes occupés. Vous ne l’avez pas encore réalisé, mais à me fréquenter, vous avez posé les yeux sur lui.

     Le père… Dans tout ce passage, le mot apparaît pas moins de douze fois !! Dont une seule fois dans les cinq versets précédents : autrement dit, il est vraiment au centre de tout le passage auquel nous nous attachons cette fois-ci. Dans tout cet ensemble, deux fois seulement est-il désigné par Jésus comme « mon père » ; toutes les autres fois, Jean a choisi la forme plus emphatique, ou peut-être plus solennelle « le père« . C’est un choix de vocabulaire qui ne manque pas de sens : au moment même où Jésus expose à ses disciples qu’en le côtoyant, ils découvrent un autre, il désigne celui-ci de manière plus « absolue », moins en rapport avec lui-même. Tellement il cherche un rapport de chacun avec son père… Celui qui l’a engendré, celui qui l’a envoyé, celui qui lui donne toute sa confiance, celui en qui il se confie pour tout, celui qui l’aime et qu’il aime en retour : celui-là, il veut le donner à chacun. Au bout du chemin, il y a QUELQU’UN. Il est vraiment extraordinaire, ce Jésus qui ne veut pas ramener à soi, mais qui veut instaurer une relation avec un autre que soi : quelle dépossession ! Quelle gratuité ! Quelle chasteté !

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     Il me semble aussi qu’avec cette mention du père, à ses disciples assigné comme but à leur recherche, à leur apprentissage, à leur connaissance, nous sommes tous mis face au but ultime de nos existences. Que cherchons-nous, au fond ? Et quand nous exerçons une responsabilité quelconque vis-à-vis d’autres, que ce soit dans une famille, dans une association, dans une structure professionnelle ou civile, ou autre chose encore : où les conduisons-nous ? Car d’une manière ou d’une autre, les buts que nous poursuivons nous engendrent, et engendrent nos actes et nos choix. Nos buts sont nos pères. Nos vies sont les enfants des buts que nous poursuivons, que ce soit pour nous-mêmes ou pour d’autres. Et apprendre à connaître Jésus a aussi cette vertu de faire apparaître à notre conscience ce que nous cherchons vraiment, au fond. Ce n’est pas facile d’en avoir conscience : il y a tout un monde, en nous mêmes, qui reste immergé dans les profondeurs de notre inconscient. Mais les choix multiples et progressifs que supposent d’être vraiment disciple (il ne s’agit pas du tout de « pratique religieuse », on en est même loin !) font peut à peu émerger toutes ces profondeurs, et nous mènent vers ce qui engendre notre vie, nos choix, etc.

     Philippe fait alors une demande, qui est presque plutôt une remarque : « Seigneur, montre-nous le père, et cela nous suffit. » [déïknumi] c’est montrer : faire voir, produire, représenter, mais aussi faire connaître, indiquer, désigner, expliquer révéler, dénoncer, prouver. Ce qui est commun à toute cette famille de sens, c’est l’idée de quelque chose désigné de loin, un peu « intellectuellement » ou « idéalement ». Philippe parle d’une connaissance « notionnelle », non d’une connaissance « expériencielle » ou de ressemblance (c’est-à-dire qui fait ressembler, qui modifie celui qui connaît). Alors que Jésus a parlé de « apprendre à connaître », donc d’une expérience éprouvée et qui apporte une modification, qui transforme, qui fait faire un chemin. D’autre part, avec ce mot, Philippe sous-entend que ce but, ce père, est ailleurs, qu’il ne peut être qu’aperçu ou expliqué. Il y a dans sa manière de parler comme un découragement. Du reste, il ajoute : « cela nous suffit« . Le verbe qu’il emploie, [arkéoo], c’est écarter, repousser, ou encore résister, tenir bon, et par suite suffire. On voit qu’il y a sous-tendue l’idée d’une force ou d’une capacité de résistance. C’est comme si Philippe disait : si on voit le but de loin, on sera en mesure de résister. Il parle comme un assiégé dont le but n’est que de survivre !

     Mais s’agit-il de survivre ? Notre perspective de vie est-elle donc d’être seulement des survivants, des êtres qui ont beaucoup perdu mais qui ont sauvé « l’essentiel », à savoir… quoi d’ailleurs ? Vous voyez comme ce texte nous ramène sans cesse à ce qui compte avant tout pour nous ? à ce qui est pour nous l’essentiel ? A ce qui engendre en nous la vie ? Quels vivants serons-nous donc ? Des assiégés, des repliés , toujours sur la défensive ? Ou des donneurs, à profusion ? Des apprenants insatiables ? Des gens qui ne cessent de s’ouvrir à tout et à tous, émerveillés et confiants ?

     La réaction ne tarde pas, avec une forte charge ! « Tant de temps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ?! Qui m’a regardé a regardé le père : comment demandes-tu « montre-nous le père » ?! » Il y a de l’indignation, dans cette réaction, peut-être aussi de la tristesse… « Tu ne me connais pas… » c’est le mot du début, apprendre à connaître : comme si Philippe, avec la remarque qu’il a faite, manifestait qu’il n’avait toujours pas commencé. Ce doit être décourageant. Mais il a manifesté dans sa remarque, avec les mots qu’il a choisis, qu’il n’est pas dans le bon registre… Et on voit bien, tout de suite après, où est son erreur : en « regardant« , en observant Jésus, en s’attachant à ses pas, en apprenant de lui comment vivre et réagir, choisir, etc., c’est le père même qu’il a regardé. Mais ce « regarder » est d’ordre contemplatif, c’est-à-dire qu’il est transformant. « Adorer, c’est devenir ce que l’on regarde » disait Elisabeth de la Trinité. C’est exactement de cela qu’il s’agit. Mais Philippe veut regarder 1) ailleurs et 2) de loin. C’est une double erreur. Le disciple s’attache à celui qui s’est fait tout proche, à Jésus, et il le regarde pour en être transformé.

     « Tu ne crois pas que moi [suis] dans le père et le père est en moi ? » Il y a une inclusion réciproque : c’est une réalité de l’amour, cela. Ce sont les êtres qui s’aiment, qui sont l’un en l’autre. Tout ce que l’on fait, tout ce que l’on vit, on le fait ou on le vit avec la personne aimée. C’est le ressort même de la fidélité : ne jamais être, sans la présence physique de l’autre,  autrement qu’avec lui. Parce que les cœurs habitent l’un en l’autre, entraînant la totalité de l’être. « Les mots, que je vous dis : de moi-même je ne les parle pas ; mais le père demeurant en moi fait ses œuvres. » On peut « parler » pour ne rien « dire ». Mais on dit quelque chose dès lors que les mots ont du sens : aussi bien pour celui qui les prononce que pour celui qui les entend. Ainsi Jésus a-t-il dit des mots, mais ils n’ont pas en lui-même leur origine : ils sont un « dire » du père à l’adresse des disciples (et de tous les hommes). Ils sont un « dire », parce qu’ils ont du sens pour le père à leur origine, et qu’ils en ont pour les hommes qui se laissent gagner par eux. Et dans ces deux cas, ce sont « les œuvres » (au pluriel)) du père. Parce qu’il est celui qui envoie Jésus son fils, et parce que c’est de lui que Jésus parle, il est l’origine de ces paroles (de mots, elles deviennent paroles, parce qu’elles « disent » quelque chose). Mais aussi parce que c’est lui qui se murmure dans leur vie comme le but de l’existence des hommes : ceux qui trouvent intérêt aux paroles de Jésus, trouvent en fait dans ses paroles un écho à leurs attentes, à leurs espoirs, qui engendrent leur vie. C’est lui des deux côtés.

     « Croyez-moi : je [suis] dans le père et le père en moi ; sinon, à cause des œuvres mêmes, croyez ! » Insistance capitale : regarder Jésus pour y chercher le père. Dans le cas contraire, il n’est que le paravent de nos illusions ou le passe-temps de notre vacuité. Sinon, à cause des « œuvres » : lesquelles ? Mais celles dont il vient d’être question bien sûr : l’écho même que nos coeurs ressentent dans les paroles de Jésus quand il nous parle du père doit nous mettre la puce à l’oreille ! Celui qui vient à nous à travers les mots de Jésus, c’est celui-même qui murmure en nous comme la source cachée et profonde. Et la correspondance de ces deux choses nous touche, nous remue, il n’est que d’en prendre conscience !

     « Amen amen je vous dis : celui qui croit en moi, les œuvres que je fais : de telles œuvres il fera ; et même il en fera de plus grandes, parce que je chemine vers le père. » Les œuvres conduisent aux œuvres : apprendre à connaître Jésus –et en lui le père–, reconnaître dans ses mots une parole qui vient du père et qui fait écho à cette aspiration profonde qui est en nous, cela conduit à faire de notre vie une parole : une vie qui vient de quelque part et qui va quelque part, une vie qui a du sens et qui en produit pour d’autres, qui rejoint aussi ou éveille des aspirations profondes.  A quelle grandeur conduit l’attention aux paroles de Jésus, et l’attention à cette source qui murmure en nous !…

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