Dimanche 22 avril : se laisser connaître et connaître à son tour.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     Nous retournons dans l’évangile de s.Jean. Et cette fois-ci, avant les événements de la passion et de la résurrection : nous ne sommes plus dans les récits de rencontres du Ressuscité, mais nous sommes invités à nous souvenir des paroles, de ce que Jésus avait dit « avant ». Dans le fond, nous partageons quelque chose de l’expérience des disciples : Luc insistait la semaine dernière sur la place, dans l’expérience pascale, de ce souvenir de « ce que Jésus avait dit ». Nous voilà maintenant, donc, avec des paroles prêtées à Jésus par s.Jean, et qu’il est le seul à nous rapporter.

     Jean situe ces paroles parmi les actes de Jésus au temple ou à proximité, avant de quitter Jérusalem et de se rendre « au-delà du Jourdain ». Il y a eu, juste avant les paroles dont sont tirées celles d’aujourd’hui, l’épisode de l’aveugle-né, qui a révélé dans leur radicalité les deux attitudes irréconciliables de Jésus et des responsables religieux, lui pour guérir, accueillir et révéler, eux pour questionner, exclure et réserver. Maintenant, Jésus prend l’initiative d’une parole qui augmente encore le contraste et dont l’effet sera qu’on va chercher à le lapider -si bien qu’il devra fuir ! Cette parole est d’abord une parabole, celle des voleurs et du berger : mais comme elle n’est pas comprise, il s’identifie dans un premier temps à la porte -ce qui est fort étonnant-, dans un deuxième temps au berger -c’est notre épisode-.

     « Je suis le berger, le bon. » On pourrait traduire « C’est moi le berger, le bon. », ce qui serait grammaticalement très juste, mais on s’est plu aussi à noter, chez s.Jean, une grande propension à mettre les mots [égô éïmi], « Je suis », dans la bouche de Jésus. Cela revient très souvent. Plutôt qu’une volonté de se définir ou de s’identifier, il faut sans doute y voir un rapprochement avec l’interprétation du nom divin donnée au troisième chapitre de l’Exode, dans la scène du buisson ardent. Le nom de « Yahvé » y est rapproché de « Je suis » en hébreu, pour expliquer (si l’on peut dire !) le nom divin : Je suis « Je suis », ou encore Je suis celui qui est, ou encore Je suis qui je suis… Discrètement mais efficacement, Jean nous rappelle à chaque fois ce qu’il écrivait dans son prologue : la Parole depuis le commencement auprès de Dieu s’est faite chair pour nous le révéler.

     Cette fois, il est le berger, après avoir été « la porte » : le berger, et non aucun des voleurs ou des bandits précédemment évoqués. Le mot [poïmèn] évoque aussi bien un pâtre qu’un berger, un bouvier ou un pasteur. C’est un mot qui peut aussi désigner le dirigeant, le chef ou le guide spirituel. C’est un titre royal ou divin, également, dans la Bible comme dans l’Ancien Orient. Mais Jésus ne se contente pas, dans l’explication de sa parabole initiale, de s’identifier au personnage du berger, il ajoute une précision : [ho kalos]. Voilà un adjectif qui a une palette de significations assez large : c’est beau, noble, honnête, honorable, pur, naturel, parfait, achevé, accompli, convenable… Il ne s’agit pas du « bon », au sens où l’on assure ne pas s’être trompé : je suggère que le lecteur prenne ici le temps d’accoler chacun de ces sens possibles, et dont aucun n’exclut les autres, au titre de berger, et considère Jésus sous ce jour. Il verra alors s’esquisser en son esprit ou son cœur une grande densité de pensées, de souvenirs et de sentiments. Dans la suite, je m’en tiendrai à « beau », non parce qu’il a ma préférence mais par refus de choisir, parce qu’il est le premier de la liste tout simplement. Et peut-être pour inviter les courageux à refaire cette liste autant de fois que l’occasion s’en présentera.

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     « Le berger, le beau, son souffle il [le] pose en faveur de ses bêtes ; » une explication est donnée à cette somme de qualificatifs : beau, noble, honnête, honorable, pur, naturel, parfait, achevé, accompli, convenable, est le berger ou le guide qui engage sa vie. En fait de vie, il s’agit du mot [psukhè], qui a donné nos psychologues et notre psychisme : le mot désigne d’abord le souffle, l’haleine, dans ce qu’ils ont l’un ou l’autre de vital, on peut le traduire par l’âme (anima) si on entend par là ce qui distingue l’animal du végétal ou du minéral. Par suite, [psukhè] peut désigner aussi la vie, mais même la personne ou l’être cher. Ce que le beau berger engage, c’est le souffle qui le fait unique : ce qui fait de lui un vivant mais aussi ce qu’il insuffle à d’autres, et sa puissance d’entraînement, et tout ce qui le fait unique. Je dis qu’il engage : cette fois, c’est le verbe [tithèmi], poser, placer, mettre à une place appropriée, et encore déposer, mettre de côté, réserver, donner en garde. L’idée ici est plutôt de gager que d’engager : le beau berger réserve son souffle et tout ce qui fait sa vie à ses bêtes. Notre verbe a encore d’autres sens : mettre dans telle situation ou dans tel état (le beau berger se mettrait dans certaines situations pour ses bêtes), ou poser en principe, admettre, accepter, regarder comme (le beau berger ferait de sa vie le principe de celle de ses bêtes, ou accepterait que sa vie passe par tel ou tel événement à cause d’elles), ou encore établir, produire, créer, provoquer, fixer, déterminer (c’est cette fois beaucoup plus actif : le beau berger fait ceci ou cela de sa vie, par égard pour ses bêtes). On ne voit pas en tout cela le sens exclusif de mourir : bien sûr, le risque pour sa vie est inclus dans plusieurs des nuances de sens précédents, mais il s’agit avant tout de vivre ! Et tous ceux dont la vie est menée au profit de quelqu’un ou d’autres personnes saisiront la nuance, et elle est d’importance. Rien de morbide ici, mais un beau berger dont la vie s’adapte, se modifie, se décide, se module, [upér tôn probatôn] : sur, au profit de « ce qui marche en avant », bétail, petit bétail, troupeau, etc. Ce qui compte, c’est la vie de ses bêtes : sa vie à lui, il l’adaptera. Exactement ce que fait la maman qui s’est enfin servie une assiettée, mais qui prend finalement son enfant qui ne voulait pas manger sur ses genoux et lui donne sa propre part -que l’enfant juge évidemment bien meilleure…

     « le serviteur à gages (n’étant donc pas le berger, à qui les bêtes ne sont pas en propre) voit le loup venir et abandonne les bêtes et fuit -et le loup les enlève de force et les disperse-, parce qu’il est serviteur à gage et les bêtes ne lui importent pas. » Un nouveau contraste sert à mieux faire comprendre. Il n’est plus question de voleur ou de bandit, mais de celui qui accomplit un travail pour un [mistos], une récompense ou un salaire. Celui-là est appelé un [mistotos] : il n’est pas le berger, parce que les bêtes ne sont pas son bien propre. Il n’a pas cette relation bien particulière qui pose les vies en dépendance mutuelle : mutuelle, car si le berger veille sur la vie des bêtes, ce sont ses bêtes qui font de lui un berger ! L’ouvrier pris à gage veut avant tout « gagner sa vie », comme on dit : il travaille pour le [mistos] qui assure sa propre subsistance. Bien sûr, il fait bien son travail, avec conscience et compétence. Mais il y a une situation limite qui fait la différence, c’est quand les vies de tous sont menacées. Celui qu’on a embauché sauve alors la sienne en s’enfuyant, et il fera bien ! Il n’est pas payé pour mourir ! Entre la vie d’animaux et une vie humaine, le choix est évident. Et celui qui parle ne lui fait là aucun reproche, chacun son rôle. Mais cette situation révèle la relation et l’attitude particulière du beau berger avec ses brebis : lui prend soin des bêtes, elles comptent pour lui, il s’en soucie. Et il frémit au mal que le loup fait à tout le troupeau : certaines bêtes, il les [harpadzéï] (mot qui donne le Harpagon de l’Avare), les enlève de force, s’en saisit à la hâte, et tout le reste du troupeau, il le [skopidzéï], le disperse (si j’osais, je dirais : il l’explose ! Car ce verbe fait directement allusion à une machine de jet de gros calibre…). Pour certaines, la vie leur a été ôtée directement par le loup, pour les autres, leur vie est gravement menacée car elles ne savent pas se conduire hors du troupeau. Elles vont se perdre, mourir de faim ou de soif, tomber dans un ravin,… Le berger est l’homme qui ne peut laisser faire cela, il affrontera le loup au péril de sa vie.

       Mais ceci est une situation limite, et le discours reprend son fil, en ajoutant à la proposition principale. Ce discours est construit comme des vagues successives qui gagnent sur la plage : maintenant, nous avons présent à l’esprit tout ce qui est inclus dans les simples mots « Je suis le berger, le beau,… », et nous sommes habités par une question : qu’est-ce que c’est que cette relation si particulière et incomparable entre le berger et ses bêtes ? « Je suis le berger, le beau, et je connais les miennes et les miennes me connaissent, comme me connaît le père et moi je connais le père, et je pose ma vie au profit de mes bêtes. » Voilà une insertion nouvelle, dans ce que nous avons déjà entendu, comme un approfondissement et une explication de la question qui est  apparue. Les bêtes sont devenues les miennes, comme en écho au fait qu’elles sont le « bien propre, particulier, personnel » du berger. Et cette appropriation est mutuelle, elle est affaire de connaissance. Le verbe [guinôskô] signifie d’abord apprendre à connaître, il désigne fondamentalement un processus. Il y a une progression continue dans la relation du berger et de ses bêtes, et pour lui comme pour elles. Mais il y a une origine, une initiative, dans cette relation : c’est premièrement le berger qui apprend à connaître ses bêtes, et deuxièmement, par voie de conséquence, les bêtes qui apprennent à connaître leur berger. D’abord se laisser connaître, puis grâce à cela connaître à son tour. Mais [guinôskô] a encore d’autres nuances de sens, qui toutes développent ce qui se passe dans ce processus continuel. [guinôskô], c’est se rendre compte : il y a prise de conscience. [guinôskô], c’est reconnaître : il y a identification, place donnée, gratitude. [guinôskô], c’est se faire une opinion, juger : il y a appréciation. [guinôskô], c’est penser : il y a ouverture, cheminement intérieur. [guinôskô], c’est encore décider, résoudre : il y a résolution, détermination. Dans le côtoiement habituel et l’interdépendance vitale du berger et de ses bêtes, se construit tout un processus de transformation de chacun. Jésus nous l’affirme : sa vie n’est plus la même depuis qu’il apprend à nous connaître ! Et de même pour nous, notre vie ne sera plus la même si…

     Une telle relation est unique, on l’aura bien compris. Elle est unique, et pourtant elle a un parallèle : la relation de Jésus avec son père. Rien de moins. A ceci près que, dans ce dernier cas, l’initiative appartient au père : c’est d’abord lui qui « connaît ». La relation Jésus-les siennes reproduit la relation père-Jésus, dans ce sens-là. Cette connexion entre les deux relations a une double conséquence : d’une part, nous découvrons à quel point apprendre à connaître Jésus, c’est apprendre à connaître le père ; d’autre part, nous réalisons quel privilège est celui d’être des « siennes ». Mais ici naît justement un malaise : et les autres ? Puisque le beau berger n’accepte pas la dispersion mortifère provoquée par les attaques du loup, les siennes qui apprennent à le connaître peuvent-elles l’accepter ?

     La réponse suit immédiatement : « Et j’ai d’autres bêtes qui ne sont pas de cet espace-ci, et il faut que j’entraîne celle-là aussi et elles entendront ma voix et elles seront un troupeau, un berger. » Il dit « J’ai » : le verbe [ékhô] signifie d’abord porter. Déjà, il les porte en lui. Et le verbe signifie aussi retenir, tenir, avoir, posséder. Pour celles qui sont (ou pensent être) « les siennes », il y a une révélation : « les siennes » ne sont pas « les seules » ! Il y en a d’autres, « qui ne sont pas de cet espace-ci ». [aoulè], c’est tout espace à l’air libre, la cour d’une maison, la demeure. Il faut consentir à ce qu’il y en ait d’autres, qui ont d’autres repères. Il faut consentir à ce qu’un processus d’apprentissage et de connaissance mutuelle se fasse aussi entre le berger et ces autres. Il faut consentir à ce que la résultante soit (forcément) différente de ce que « nous » expérimentons. Ces autres, Jésus veut (il faut, [déï]) les mener, les conduire, les guider, les mener avec soi, les mener jusqu’à…, les emmener, les porter, les entraîner, les pousser devant soi : autant de sens du verbe [agô]. Pour ce faire, le berger va faire  résonner sa [fônè] : c’est-à-dire le son, la voix, mais aussi la faculté de parler, mais aussi le cri, mais encore le chant, mais enfin le langage et la langue. A quoi ces autres sont-ils sensibles ? Là aussi, ils sont différents, légitimement. Le berger fera des essais, il apprendra à les connaître, il découvrira à quoi elles sont sensibles. L’horizon ultime, c’est un seul ([mia]) troupeau paissant et un seul berger. Mais attention : il  n’a pas dit qu’il intégrerait les autres au premier troupeau. Peut-être même sera-ce l’inverse ? On ne sait pas : silence sur cette partie du processus. Prêtons l’oreille, soyons ouverts et disponibles à la transformation, au changement. Une transposition particulière (d’autres sont possibles) : « l’Eglise » ne va pas rester nécessairement immuable quand d’autres devraient la rejoindre et s’y intégrer ; c’est peut-être elle au contraire qui devra profondément se transformer…

     Et Jésus finit cette partie de son discours en affirmant sa liberté souveraine : « C’est à travers tout cela que le père m’aime parce que moi, je dispose ma vie, afin de pouvoir à nouveau la prendre-en-main. Personne ne s’en saisit mais moi je la dispose de moi-même. J’ai la liberté d’en disposer, et j’ai la liberté de la prendre à nouveau, j’en ai reçu l’ordre de mon père. » Comme tout chez lui, cette liberté ([éxousia] : pouvoir de faire, liberté, faculté) vient de son père. Et qu’il en use, le fait aimer du père. Et cette liberté consiste dans son rapport à sa vie, dans l’établissement engageant pour sa vie d’une relation mutuelle avec « les siennes » et désormais « les autres ». Dans cette relation, il y a l’adaptation constante de sa vie (le [tithèmi] déjà explicité) et il y a [palin’] –en sens inverse, à rebours, au contraire, mais aussi à son tour, de nouveau– un [labô] : c’est prendre dans ses mains, saisir, découvrir, prendre avec soi, prendre possession, atteindre, parvenir, recevoir, recueillir. C’est un pouvoir actif, dans tous les cas. Le berger certes adapte sa vie à ses bêtes et entre en dépendance mutuelle avec elles. Mais aussi, il les conduit quelque part, il reste maître. Il garde sa vie en main.

     La relecture après Pâques de ce passage fait interpréter trop vite et de manière trop restrictive : j’ai le pouvoir de donner ma vie et le pouvoir de la reprendre. Comprenez : j’ai le pouvoir de mourir sur la croix et de ressusciter. Ce n’est évidemment pas faux, mais c’est aller trop vite à la situation extrême et dans le fond inimitable. Bien d’autres choses sont dites sur un processus en jeu tous les jours, et qui peuvent nous faire réfléchir nous aussi sur l’équilibre, et l’harmonie, à construire entre engagement et liberté.

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