Dimanche 15 avril : voir comme un aveugle.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     Et nous voilà aujourd’hui dans l’univers, encore différent, de Luc. Cela donne un peu le tournis, mais c’est ainsi. Gardons simplement présent à l’esprit que nous ne sommes ni dans l’univers de Marc, ni dans celui de Jean, et qu’il faut nous garder de confondre ces univers.

      Nous sommes dans le dernier chapitre de l’évangile de Luc, à la jointure de son œuvre en deux tomes que constituent « l’Evangile » et « les Actes des Apôtres ». Luc développe une vision de l’histoire, il a cette préoccupation, et la Passion, la Résurrection ainsi que la montée au ciel de Jésus en constituent le sommet, c’est pourquoi ces trois évènements constituent la charnière de ses deux livres. Et nous sommes précisément dans les moments charnières, à la fin du Tome 1 (le Tome 2 reprend certains de ces évènements). Dans un premier temps, « les femmes » (Luc ne précise pas) viennent au tombeau, constatent l’absence du corps de Jésus et deux hommes « en habit d’éclair » leur annoncent son « réveil » en leur rappelant qu’il le leur avait dit : revenant, elles l’annoncent « aux Onze et aux autres » qui ne les croient pas. Pierre est tout de même allé voir mais est resté perplexe. Dans un deuxième temps, deux disciples quittant Jérusalem déçus font sur le chemin d’Emmaüs la rencontre du Ressuscité : ils reviennent à Jérusalem pour le dire aux Onze, lesquels les accueillent en leur disant qu’il est apparu aussi à Simon. Dans un troisième temps, Jésus leur apparaît à tous, se fait reconnaître d’eux et leur donne mission, tout en leur disant d’attendre « la puissance d’en-haut« . Dans un quatrième et dernier temps, Jésus les entraîne jusqu’à Béthanie et est emporté au ciel devant eux. Notre épisode d’aujourd’hui est, comme souvent, assez mal coupé : il commence à la fin du deuxième temps, et s’arrête juste avant la fin du troisième (la recommandation d’attendre la « puissance d’en-haut« ). Je laisse donc tomber le début du passage qui nous est donné, raccommodage malhabile, et commence avec le v.36.

     « Or [pendant qu’] ils parlaient de toutes ces choses, lui-même se tient au milieu d’eux et leur dit : paix à vous. » La mention de la circonstance est loin d’être anodine : les « Onze et ceux d’avec eux » sont en train d’échanger les témoignages avec les deux qui reviennent de la route d’Emmaüs, ils parlent de Jésus ressuscité, et c’est alors qu’il se tient au milieu d’eux. Le verbe [istèmi], que nous avons déjà rencontré, signifie se placer debout, se tenir debout, se dresser, demeurer : l’idée de Luc est lumineuse, il suffit de parler de Jésus, d’être rassemblés à cause de lui, pour qu’il soit là en personne, vivant, debout (et non plus couché, comme une fois mort). Et ce n’est pas par un quelconque « pouvoir » des disciples, mais tout simplement parce que c’est dans ce rassemblement et dans cette parole échangée qu’il demeure. Les disciples ont vu cette apparition, mais c’est pour que le lecteur sache que pour lui aussi, la réalité est la même, y compris s’il ne voit rien. C’est là une des leçons constantes de Luc dans ses récits d’apparition, particulièrement identifiable dans le récit précédent à l’auberge sur le chemin d’Emmaüs : au moment-même où « ils le reconnurent« , il « disparut à leurs regards« . Les apparitions n’ont qu’un temps, elles ont une portée pédagogique, elles visent à enseigner aux disciples à reconnaître la présence du Ressuscité dans l’invisible. Or la reconnaissance de cette présence est source de paix, « paix à vous !« .

    Néanmoins, cette apparition ne provoque apparemment pas la paix ! « Mais terrifiés et devenant épouvantés il [leur] semble voir un esprit. » Le premier mot dit vraiment être frappé d’effroi, être terrifié, voire être frappé de démence ou d’une folie passionnelle, le deuxième mot interdit sans doute ce tout dernier sens en orientant vers la peur qui envahit. D’où vient une peur pareille ? C’est qu’ils pensent avoir le spectacle d’un [pnéouma], d’un souffle, d’une ombre, d’un vent. Le mot est inattendu, il ne paraît jamais dans la littérature classique pour désigner le fantôme d’un mort (même si, dans la tradition biblique, le [shéol], les enfers, est le lieu des ombres). En revanche, dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, le mot désigne parfois les mauvais esprits, les démons. Cela laisse penser que, quoiqu’ils fussent en train de parler de Jésus, aucun des disciples ne le reconnaît quand sa présence devient apparente. C’est un fait récurrent : il semble que le Ressuscité n’ait pas la même apparence, sa reconnaissance n’est jamais spontanée. Les cinq sens ne suffisent plus, ou peut-être ne sont plus adaptés.

     Duccio apparition aux apôtres« Et il leur dit : de quoi êtes-vous troublés et quelles réflexion monte dans votre cœur ? Voyez à mes mains et mes pieds que c’est moi-même; tâtez-moi et voyez, qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous constatez que j’en ai. Et en disant cela il leur montre les mains et les pieds. » Il commence par dénoncer les deux obstacles qui empêchent cette reconnaissance. D’une part, il y a le trouble, l’agitation, le bouillonnement, l’inquiétude, l’excitation que dénoncent le verbe [tarassô]; d’autre part il y a les « pensées », la discussion intérieure interminable qui monte, qui enfle, qui envahit tout l’espace du cœur. Voilà deux dimensions fort importantes : s’agiter en tout sens, ne se reposer sur rien, mais aussi se laisser envahir par des raisonnements sans fin, tout cela empêche la simplicité du regard. Car Jésus invite par deux fois à un regard : voyez ! Voyez en réalité, là où il vous semblait voir. Dépassez les apparences. Il est si vrai que, bien souvent, nous ne voyons que ce qui alimente nos agitations ou nos a priori. Mais il convient de laisser cela, et de voir vraiment. Les mains et les pieds (ce qu’il fait, où il va…) vont permettre de l’entendre dire [égô éïmi], « je suis » (ou « c’est moi« ). Mais il faut encore [psèlafaô], tâter, tâtonner, chercher à tâtons comme dans l’obscurité, pour voir : « voir« , désormais, c’est comme dans le noir et l’inévidence, et c’est avec un toucher léger et doux, qui effleure, c’est partiel, c’est une recherche continue. Le toucher, c’est le sens qui réclame la plus grande proximité. On voit comme un aveugle. Mais on peut constater la chair et les os, on peut démentir grâce à cela les ténèbres de l’imaginaire qui causaient la peur.

     « Comme ils sont incrédules à cause de la joie et qu’ils s’étonnent il leur dit : avez-vous quelque chose à manger par ici ? Ils lui remettent une part de poisson rôti; et le prenant il mange en face d’eux. » Les disciples ne sont toujours pas « croyants » : Luc nous indique le but recherché. C’est un chemin de foi, et le « sens » adapté pour reconnaître le Ressuscité c’est la foi. Elle s’apparente à ce toucher de l’aveugle. Mais voilà un obstacle inattendu à son éveil, c’est la joie, [khara], au sens de ce qui réjouit le cœur. Il y a une joie qui est fruit de la foi, mais il y en a une qui en gêne l’efflorescence, c’est celle qui s’accompagne d’étonnement ou d’émerveillement. Le « merveilleux », c’est ce que l’on sait n’être pas réel mais que l’on accepte un moment  : les princesses, les fées, les sorcières, les elfes, les dragons, etc. C’est réjouissant, mais éphémère et fabriqué de toute pièce. Or telle n’est pas la joie qui vient de la foi : celle-ci n’est pas une joie que l’on se fait à soi-même. Alors il passe par le repas. Pas seulement le repas, mais l’échange : les disciples remettent à leur interlocuteur quelque chose : il faut bien qu’il y ait quelqu’un en face, pour le prendre. Et de fait, c’est « en face d’eux » qu’il mange. Le premier but poursuivi ici, c’est le constat qu’il y a bien « un autre » qui a reçu ce que je lui ai remis, que je n’ai plus, et dont lui fait usage. Et c’est aussi une allusion pour le lecteur à un autre repas, celui qui réunit encore les croyants et autour duquel les deux voyageurs d’Emmaüs ont reconnu celui qui leur parlait. Ainsi, toute la première étape de ce récit décrit le chemin vers la foi : un tâtonnement d’aveugle qui passe outre les préoccupations, les actions diverses qui « nous occupent » (au double sens de prendre notre temps et de nous envahir, de faire de nous une « zone occupée »), qui passe outre les raisonnements  sans fin, qui passe outre le  « ça me fait plaisir d’y croire » ou le « j’y crois parce que j’en ai besoin » (qui sont des joies que je me donne), un tâtonnement  qui en vient au constat de la proximité à le toucher d’un autre qui est là, debout, « au milieu » de nous.

     Mais il y a une deuxième étape : « Il dit encore à leur adresse : ‘Voici mes paroles que j’ai dites à votre adresse étant encore avec vous, qu’il faut que soient accomplies toutes les choses qui ont été écrites dans la loi de Moïse et les prophètes et les psaumes à mon sujet’. Alors il leur ouvre l’esprit à la fréquentation des écritures. » Il y a eu le cheminement pour le reconnaître comme le vis-à-vis. Maintenant, il y a un retour sur ses paroles et sur le sens des Ecritures. Les « hommes vêtus d’éclair » au tombeau se sont référés aux Ecritures, de même encore il y a eu référence aux Ecritures dans l’auberge sur le chemin d’Emmaüs, et de nouveau ici, il y a cette étape, décidément structurelle. L’attention portée aux Ecritures est au cœur de la vie de celui qui croit au Ressuscité. La porte en est ce que Jésus a dit, et c’est en l’écoutant se référer lui-même aux Ecritures que se construit cette expérience, et c’est cela que Jésus rapporte d’abord : « voici mes paroles« . tout commence avec un processus de mémoire. Et ce qu’il disait , c’est un « il faut« , [déï], ce qu’il voulait c’est que « soient accomplies » toutes les choses écrites. [plèroô], c’est remplir, féconder, rassasier, compléter, accomplir, réaliser. Les choses « écrites à son sujet », et que donc lui seul peut discerner, il fallait qu’elles soient remplies -comme on remplit une mission-, qu’elles soient fécondées -comme on rend la vie possible-, qu’elles soient complétées -comme on fait ce qui manque encore pour faire bonne mesure-, qu’elles soient réalisées -comme on réalise un rêve ou un projet-.

      Mais il ne suffit pas à Jésus d’être seul à discerner ces fameuses choses. Même si lui seul les a discernées avant coup, pour les accomplir, il veut que ses disciples aient avec lui une communauté de regard. Alors « il leur ouvre l’esprit » : l’esprit, c’est le [nouss], la faculté de pensée, l’intelligence, la sagacité. Cet esprit, il l’ouvre : le verbe [dianoïgô] signifie ouvrir, entrouvrir et même disséquer, et aussi ouvrir de façon à faire communiquer. Il crée dans l’esprit de ses disciples une ouverture grâce à laquelle cet esprit peut être pénétré, mais aussi grâce à laquelle ce qu’il a dans son propre esprit et ce qu’eux-mêmes ont dans l’esprit peut circuler. C’est une véritable communauté de pensée. Cela est encore plus souligné par le mot d’après, souvent pauvrement traduit par « l’intelligence des écritures ». Le mot [suniénaï] est l’infinitif de [sunéïmi] (littéralement, si l’on décompose le mot, « je suis avec« ) qui signifie aller ou venir ensemble, se rassembler, se réunir, s’unir par le mariage, se resserrer, se condenser, entrer en conjonction. L’idée est bien que, par cette action de Jésus, les disciples, lui-même et les Ecritures ne soient plus qu’une seule pensée.

      Luc donne un résumé, ou peut-être seulement la conclusion, de ce que dit alors Jésus : « Et il leur dit : ‘Ainsi il a été écrit que le christ souffre et se relève des morts au troisième jour, et que soit proclamé en son nom la conversion dans la rémission des péchés dans toutes les nations en commençant par Jérusalem; vous êtes témoins de ces choses. Et voici, moi j’envoie la promesse de mon père sur vous : vous donc restez assis dans la ville jusqu’à quand vous revêtirez la puissance d’en-haut. » Les points capitaux, selon Luc, sont que celui à qui Dieu a donné l’onction (le « christ ») souffre, se relève d’entre les morts, que la conversion -qui consiste dans le fait de ne plus être emprisonné des péchés- est proclamée partout dans le monde. On ne sait pas bien si l’inclusion des disciples comme témoins fait partie de ces points capitaux, ou s’ils sont témoins que ces point sont capitaux : les deux sont possibles. Et ils peuvent être vrais simultanément, une explication n’est pas exclusive de l’autre : ce serait même bien beau que Jésus fasse voir à chaque disciple comment l’Ecriture le concerne lui-même, en même temps qu’il lui fasse voir comment elle  le concerne lui Jésus.

     On peut être un peu déçu que Luc, une fois de plus, ne rapporte pas la totalité du discours de Jésus : s’il y en a bien un de capital, c’est celui-là !! Mais ce n’est pas la peine, justement. Jésus, selon Luc, est toujours là, dans la communauté des croyants, invisible. Il continue d’opérer cette ouverture et cette communication des esprits avec le sien. Au point de recevoir du père, d’en-haut, l’onction même qui fait de Jésus : le Christ. Par tout ce cheminement que Luc nous a décrit, le disciple devient vraiment croyant, et le croyant devient christ, chrétien. Tâtonner, chercher, pour découvrir Jésus présent dans l’invisible, proche à le toucher; puis entrer grâce à lui en communauté de pensée.

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