Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Il est frappant de voir, dans le texte d’aujourd’hui qui est de Luc, à quel point il est influencé par Jean -sans doute par sa lecture ! On retrouve exactement les mêmes expressions : « il se tenait au milieu d’eux« , « paix à vous« »il leur montra ses mains et son côté« . Même l’histoire du poisson rappelle celle du dernier chapitre de Jean, quoique là, Jésus le prépare pour ses disciples mais ne paraît pas en manger. Luc a été frappé par des éléments que nous avons lu pas plus tard que la semaine dernière, et il les intègre à son récit, dans sa mise en scène, qui est différente.
Si vous souhaitez un commentaire du passage d’aujourd’hui entier, vous le trouverez grâce à ce lien. Pour moi, je suis frappé par plusieurs aspects du texte cette fois-ci, sans doute à cause de l’actualité.
Pour commencer, il est frappant de constater que les disciples sont en train de s’échanger les uns aux autres des bonnes nouvelles, des nouvelles étonnantes. Les deux qui s’éloignaient sur la route d »Emmaüs reviennent à toutes jambes vers Jérusalem, vont trouver « les Onze et ceux qui étaient avec eux« , lesquels leur annoncent que « le seigneur s’est relevé et il s’est montré à Simon » : à leur tour « ils exposent en détail ce qui s’est passé en chemin et comment il s’est fait connaître à eux dans la fraction du pain« . Ceux qui arrivent avec un scoop en reçoivent un eux aussi ! Dans tous les cas, ils sont passifs : c’est « le seigneur » qui se montre ou se fait connaître.
Et c’est dans cet échange de nouvelles plutôt bonnes, plutôt enthousiasmantes, qu’il est debout [én mesoo aoutoon], « au milieu d’eux« , « entre eux« . Celui qui est la vie, celui qui est plénitude de vie parce que seul il a échappé à la mort, celui-là se dresse dès lors qu’on s’annonce les uns aux autres ce qu’il a fait pour nous.
Mais c’est leur réaction alors qui est tout-à-fait étonnante ! Car on s’attendrait à ce que le voyant, ils crient de joie, qu’ils s’enthousiasment encore plus, qu’ils en défaillent de joie, puisqu’ils sont en train de parler de lui, de se dire l’impensable, de se dire qu’ils l’ont vu vivant ! Or c’est le contraire qui se passe : ils sont « frappés d’épouvante » et deviennent « terrifiés » en pensant voir un esprit, un fantôme. Après une première série de signes, ils demeurent incrédules « à cause de leur joie« , et il faut en passer par la consommation de poisson… Comment peut-on passer ainsi de la joie à se dire une réalité, à l’épouvante de la constater ? Et d’autant que c’est de nouveau qu’ils la constatent ? Pourquoi faut-il encore de signes pour les faire croire ?
On dirait que la chose reste incroyable. On dirait que c’est une réalité qui reste, en quelque sorte, inadmissible. Pas au sens où elle est intolérable (quoique ?), mais au sens où , d’abord, elle est impossible à faire entrer dans le champ que notre esprit inclut comme éventuel, comme susceptible de se produire. Il me saute à la figure que, si nous nous sommes habitués à la résurrection, c’est que nous l’avons dénaturée. On ne peut pas s’y habituer. Dans le fond, ceux qui n’y croient pas sont ceux qui ont « raison » : ce sont eux qui nous disent la juste attitude. Il y a dans cette annonce quelque chose qui continue à nous bousculer, à nous bouleverser, quelque chose à quoi on ne peut pas s’habituer.

Et puis, dans le même sens, l’évènement surgit comme unique en soi. Je me demande comment ils réagissent ainsi alors que c’est de nouveau qu’ils le voient : mais non ! Il n’y a pas de « de nouveau ». C’est toujours neuf. Pour pouvoir réitérer l’expérience, il aurait fallu l’intégrer, la loger dans sa mémoire : or c’est cela qui est impossible, parce que cette expérience est « hors cadre ». On ne s’en rappelle pas, littéralement. C’est-à-dire qu’on ne peut pas, par un effort à soi, par une action personnelle, tirer la chose de soi, de sa mémoire, de sa sensibilité, etc. C’est le Ressuscité seul qui a l’initiative d’apparaître, de se faire voir ou connaître, comme il l’a fait pour Simon ou ceux d’Emmaüs. La rencontre du Ressuscité fait « craquer », elle embarque dans un monde totalement inconnu, totalement autre. Elle fait sortir de soi, elle entraîne hors de soi. Et c’est en cela qu’elle est épouvantable ou terrifiante : pas le moindre rapport avec du connu, pas la moindre possibilité de comparer, de rapprocher avec autre chose déjà assimilé. Pas la moindre assimilation possible, justement, c’est-à-dire pas de ressemblance.
Dans ce sens, les seules marques probantes sont des marques de mort. Terrifiant. Toujours les mains et le côté. Le seul rapprochement possible pour l’identifier, pour le reconnaître, c’est comment il est mort. Ce n’est pas par où il est mort : les clous dans les mains et les pieds pouvaient laisser les malheureux condamnés agoniser pendant des jours ; les crucifiés mourraient d’étouffement, la cage thoracique écrasée sous le poids de leur propre corps. Quant à la plaie du côté, elle est post mortem, elle est le coup de grâce, elle assure la mort, elle ne la donne pas. Mais ces marques ont quelque chose sans doute de particulier, d’unique aussi. Elles racontent aussi une histoire, un itinéraire. Elles invitent peut-être à prolonger cet itinéraire jusqu’à celui qui les porte encore ?
Elles sont aussi une ouverture, une déchirure dans un corps. Un corps déchiré laisse entrer en lui : mais normalement il en meurt. Ce que les chirurgiens ont de plus pressé, avec une plaie, c’est de la refermer. Sans quoi, c’est l’infection. Ce qui entre dans le corps le tue à tous coups. Là non. Il n’y a plus ce risque, il est dépassé. La mort n’y peut plus rien. On peut entrer, le corps est ouvert. Terrifiant, épouvantable, …. absolument unique. Sauvage. Primal. Entrerons-nous ? Car dans le fond, c’est la question qui nous est posée, qui s’impose même, devant ce corps qui s’offre non pas qu’à la vue mais à tout notre être : entrerons-nous ? Si la question fait peur, épouvante, … c’est peut-être que nous sommes sur le bon chemin, en route vers la bonne expérience, celle qui nous est racontée.
En France, d’où j’écris, nous sommes devant un autre irreprésentable : 100 000 morts du COVID-19. D’autres pays ont avant nous atteint et dépassé cette barre. Elle n’est que symbolique : aucune vie ne s’additionne à aucune autre, chaque vie est unique. Mais c’est justement le côté irreprésentable qui fait frémir : personne ne sait se représenter clairement cent mille quoique ce soit… Alors que faire : rester indifférents ? Sûrement pas. Chercher à se représenter ? Vaine entreprise, et pour quel profit ? Puisqu’on n’ajoute pas une vie à une vie. Ni une mort à une mort. Mais peut-être que ce contexte terrifiant nous aide aussi à accueillir une autre irruption, celle qui vient interrompre un deuil partagé comme elle a interrompu alors une joie partagée. Une ouverture vers un ailleurs, vers une transformation de la réalité, à travers même les marques de mort.