Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Nous avions commencé une lecture de l’évangile selon s.Marc, qui nous avait emmené au terme de sa deuxième partie : un aperçu de l’activité de Jésus. Nous voilà maintenant transportés dans la quatrième partie de ce témoignage, où Jésus enseigne et guérit, et plus particulièrement dans le premier temps de celle-ci, relatif au refus ou à l’acceptation de Jésus, un temps que l’on pourrait intituler « L’heure des choix ». Marc commence par des guérisons et des exorcismes, évoqués plus que vraiment narrés avec tout le pittoresque dont Marc est capable : c’est un sommaire, un contexte. Puis, Jésus fait les Douze : c’est lui qui les choisit, et qui les institue. Et ensuite arrive le passage qui nous est donné aujourd’hui dans son entier : une controverse sur les exorcismes. Suivra immédiatement la section sur les paraboles.
La section d’aujourd’hui, donc, est construite comme un triptyque, une construction littéraire qu’affectionne Marc. Au centre, la fameuse controverse sur le royaume divisé. Et autour, deux volets où sont mis face à face la famille de Jésus et ceux qui l’écoutent. Nous restons manifestement et fondamentalement sur une question de choix : Jésus a fait ses choix (celui de son ministère : guérir et chasser les démons; celui de ses acolytes : les Douze). Maintenant, c’est aux autres de faire leurs choix en présence de ce qu’il fait, de ce qu’il dit. Il y a ceux qui font le choix de le rejeter, et c’est la controverse centrale; il y a ceux qui l’ont choisi, il y a ceux qui pensent qu’il n’ont rien à choisir, et ce sont les deux volets extérieurs du triptyque. Commençons donc par le volet central, comme on fait naturellement face à ce genre d’œuvre.
Et d’abord, le « pavé dans la mare » jeté par les [grammatéïs], les savants versés dans la science des Ecritures, ou scribes, « ceux qui étaient descendus de Jérusalem« . Que disent-ils ? « Ils disaient que Béelzéboul [l’] a et que dans le chef des démons il chasse les démons. » Qu’est-ce donc que ce Béelzéboul ? Le nom est probablement une déformation populaire de Baal-Zebub, déformation de dérision puisqu’elle signifie littéralement « Baal du fumier ». Ce n’est pas la dernière déformation d’ailleurs : en Occident, on parviendra à Belzébuth. Le Baal, c’est le seigneur, le maître, le mari : c’est le nom que les Cananéens donnaient à leurs divinités. En se construisant, le yahvisme va peu à peu écarter ce nom comme indiquant ce dont il faut distinguer Yahvé. Que veulent donc dire les scribes ? Ils ont constaté, comme tous, les exorcismes de Jésus, leur redoutable et incontestable efficacité. Mais d’où lui vient cette puissance ? Et eux de répondre que cette puissance vient justement du chef, de l’ [arkhontos] des [daïmôn]. [arkhontos], c’est celui qui va en tête, celui va en premier, le chef. Le [daïmôn], on s’en souvient, c’est un dieu, une divinité, un esprit, l’âme d’un mort, voire même le destin ou le sort. L’accusation est donc forte : oui Jésus chasse des puissances oppressives qui restreignent ou entravent la liberté des personnes, mais c’est précisément parce qu’il est l’agent de la puissance même qui commande les autres. Il secoue et bouleverse tout, mais attention : il est pire. Les scribes n’aiment pas ce qui dérange, ce qui est nouveau, ce qui bouleverse l’ordre établi. Et tant pis s’il y a des gens qui souffrent ou sont malheureux : c’est comme ça….
Jésus leur répond par un raisonnement a priori, qui montre toute l’absurdité de leur assertion, et dénonce de même coup le choix qu’ils font de ne pas le reconnaître pour ce qu’il est : « Comment peut satan chasser satan ? Et si un royaume en lui-même est divisé, un tel royaume ne peut pas persister; et si un domaine en lui-même est divisé, un tel domaine ne pourra pas persister. Et si satan s’est monté contre lui-même et s’est divisé, il ne peut persister mais touche à sa fin. » Jésus change de nom, il nomme satan, c’est-à-dire l’accusateur, ou l’adversaire. Ce n’est plus un nom folklorique, c’est clairement une mise à distance et même une opposition. Jésus affronte un adversaire, qui est un accusateur. Et ceux qui viennent de lui porter la contradiction ce sont mis eux-mêmes en position d’adversaires et d’accusateurs. A demi-mot, il leur renvoie l’ascenseur : vous me dites l’agent du prince des démons, mais c’est vous qui êtes, sans vous en rendre compte, les alliés de l’adversaire et de l’accusateur. Le raisonnement par l’absurde est lumineux : aucun royaume, aucun domaine (l'[oïkos], c’est le lieu qui est sous la domination d’un maître à l’échelle domestique, privée) ne pourrait durer dans le temps, garder la moindre solidité, si son propre maître en chasse ceux qui le servent ! L’insistance est sur la division : [méridzô], c’est partager, diviser, fractionner. Jésus revendique de ne jamais faire œuvre de division. Et suggère aussi que toute œuvre qui divise n’est pas sienne, et ne peut aller dans son sens. Chaque fois qu’on veut se distinguer de « ceux-là », chaque fois qu’on enferme des personnes sous des étiquettes, chaque fois qu’on fait des catégories de personnes, on divise.
Donc, Jésus n’est pas un « mauvais esprit » agissant chez les mauvais esprits. Mais alors comment interpréter son action, celle qu’ont néanmoins reconnue les scribes ? Lui-même l’interprète : « Mais personne ne peut, entrant dans le domaine du fort, détruire tous ses moyens, s’il n’a d’abord attaché le fort, et alors il détruira son domaine. » Le « fort« , [iskhuros], c’est justement l’adversaire. Et qui veut se montrer « fort » prend le risque de jouer dans le même camp !! Combien il nous est demandé d’être attentifs, lorsque nous voulons « aider », « protéger », « faire quelque chose »… C’est une grande tentation, d’être fort : avec d’excellentes intentions, on risque surtout… d’écraser les plus faibles ! Le but, au contraire, c’est de détruire la force de l’adversaire, c’est qu’il n’ait plus puissance sur quiconque, c’est qu’il ne domine plus, qu’il n’ait plus de « domaine« . [diarpadzô], c’est détruire ou ravager, ou encore piller. C’est l’œuvre d’une guerre dans ce qu’elle a de sauvage et qui affaiblit durablement ou définitivement l’adversaire. Ce qu’il faut détruire, c’est la domination même, c’est aussi « tous les moyens » de celle-ci : [skéouos] désigne tout objet d’équipement : meuble, outil, instrument, arme, agrès, harnais… En parlant d’une armée (et non d’un seul homme, il est vrai), le mot au pluriel (ce qui est notre cas) désigne tout l’équipement, des hommes comme des chevaux, et même les bagages. Il peut s’agir encore du corps, ou d’un homme qui est « la chose » d’un autre.
Jésus dévoile sa stratégie face à son adversaire. Que ce soient par les guérisons ou par les exorcismes (car même si les scribes ont ciblé -en divisant l’œuvre de Jésus, remarquons-le !- les exorcismes, Marc, lui, a commencé par nous présenter des guérisons et des expulsions de démons), Jésus détruit la domination de son adversaire en détruisant tout ce au moyen de quoi il exerce cette domination. Et il le fait en commençant par « attacher le fort« . [déô], c’est lier : attacher, entraver, enfermer, emprisonner. A vrai dire, le mot d’ « enfermer » est inattendu, étant donné ce dont il est question : guérir, expulser, c’est emprisonner ou entraver ? Sans doute est-ce exactement le contraire, si l’on adopte le point de vue des hommes qui sont libérés de la domination de l’adversaire, point de vue qui est avant tout celui que souligne Marc. Mais sans doute se passe-t-il aussi une entrave progressive de l’adversaire, dont les moyens sont peu à peu réduits et dont la marge de manœuvre peu à peu s’étiole. Expulsé de ses zones annexées ou de ses zones d’influences, il est de plus en plus à l’étroit dans son domaine. Empêcher les forts d’exercer leur domination : tout un programme !! C’est la révolution ! Eh bien oui : il y a dans le christianisme authentique une puissance profonde et extraordinaire de révolution. Comment a-t-on pu en faire une force de fixité et de maintien de l’ordre établi ?
Suit un avertissement à l’endroit des faux accusateurs : leur accusation est si grossière, leur affirmation si absurde et si aisément retournée par une simple réflexion logique, qu’elle manifeste avant tout de la mauvaise foi, et surtout un choix de ne pas accréditer Jésus dans ce qu’il fait pourtant de plus incontestable. Pire que tout, ils ont fait cela en traitant l’Esprit saint comme un esprit impur ! Attention aux évidences que nous ne voulons pas regarder, auxquelles nous ne voulons pas nous rendre. Il y a des réalités que nous ne voyons même plus comme elles sont, parce qu’elles dérangent trop les idées sur lesquelles nous vivons : attention ! Nous risquons gros, en ne reconnaissons plus les choses comme elles sont. Nous risquons progressivement de construire une immense mauvaise foi, et finalement d’appeler impur l’Esprit saint lui-même, qui peut-être frappe à la porte de notre cœur à travers d’autres réalités pour nous changer, nous transformer, nous sauver en nous arrachant à nous-mêmes et à une vision du monde qui nous laisse sous l’emprise de l’adversaire, sans nous douter de la collaboration que nous lui apportons…
Ainsi, le panneau central du triptyque est-il constitué du choix contre Jésus au prix de se situer avec son adversaire, car il n’a lui qu’un adversaire, et ce n’est pas un homme : il veut au contraire l’unité de tous les hommes, sans exception. Il veut les réunir en les séparant de celui qui les divise. Autour de ce panneau central, deux volets. Dans le volet de gauche, il vient [éïs oïkon], « à la maison« . Et là, devant la foule qui se presse au point qu’on ne peut même plus « manger son pain« , « ceux proches de lui » ou « ceux de chez lui » bref : « les siens » sortent se saisir de lui, « disant qu’il déraisonne« . Se saisir, c’est [kratèsaï] : exercer le pouvoir, avoir pouvoir sur. Il y a d’une part une foule, que l’on devine démesurée par rapport à la maison. Elle est dans une telle attente qu’elle presse et réclame, et Jésus la privilégie à son propre manger. Et il y a d’autre part ceux qui sont dans la maison : ils ont avec Jésus une attitude de puissance et de jugement, ils l’estiment « hors de lui« , pas dans son état normal. Et veulent le forcer à rentrer. D’une part ceux qui cherchent Jésus et attendent de lui quelque chose, ceux qui le choisissent et qu’il choisit lui aussi, de préférence même à une vie à peu près rangée où il aurait le temps de manger. D’autre part ceux qui pensent « avoir Jésus », devoir veiller sur lui. Ceux du « en même temps » : proches de Jésus, mais aussi avec une certaine distance. Mais qui s’abstiennent de choisir, ou ne voient pas qu’ils ont un choix à faire. Tout le problème du « en même temps »…
Que faut-il en penser ? Réponse sur l’autre volet, celui de droite : cette fois, c’est sa famille qui est dehors, et non plus la foule. Sa famille : sa mère et ses frères. La mère de Jésus, chez Marc, n’est pas traitée avec un rôle particulier, elle est située dans l’ensemble de sa famille de sang. Et cette fois-ci, c’est la foule qui est dedans. C’est même mieux : la foule « est assise autour de lui« , elle constitue son lieu, sa « maison », son « domaine ». Sa famille l’appelle, estimant sans doute avoir une priorité. Leur appel est relayé par la foule, qui sans doute estimerait cela normal aussi. Mais lui regarde, de ce regard circulaire qui embrasse tous ceux qui sont assis autour de lui, et il leur dit : « Voici ma mère et mes frères. Celui en effet qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » Les choses sont entièrement renversées. Ceux qui l’ont choisi, sont plus proches de lui que par les liens du sang. Plus que le sang, ce qui coule dans ses veines c’est le désir de faire la volonté de Dieu. Et ceux qui, animés du même désir, se pressent pour l’écouter, ceux-là sont sa vraie famille, ceux à qui il accorde la priorité. Même là, même dans la famille, il fait la révolution. La famille de sang ne vaut qu’en second. Et l’on comprend que faire le choix de Jésus, le choix de l’écouter, de le suivre, de chercher à conformer sa vie à ce qu’il dit, ce choix-là est primordial. C’est par là que l’on fait partie de son « domaine ». Se croire tranquillement être de ses proches, cela met à distance. Décidément, résolument, il convient de le choisir et de se mettre à son écoute : c’est à ceux-là qui auront fait ce choix que vont s’adresser les paraboles. Et de même peut-être de tous ceux avec qui nous voulons vivre, que nous voulons aimer : les choisir, sans cesse, sans jamais penser qu’on est avec eux comme « naturellement », comme par un ordre établi…