Dimanche 3 juin : vaincre la mort par la liberté du don.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

      Et nous revoilà chez s.Marc : coucou Marc, comment vas-tu ? Il y avait longtemps… Le passage d’aujourd’hui est pris dans la septième et dernière partie de son témoignage, rapportant le point de vue de Marc sur la passion de Jésus et l’annonce de sa résurrection. Nous sommes dans le premier temps, celui de la préparation. Ce sont d’abord d’autres qui préparent ces évènements décisifs : les grands-prêtres et les scribes qui sont à l’affût du moyen de tuer Jésus, une femme qui brise un flacon entier de parfum précieux sur sa tête, Judas qui vient offrir aux grands-prêtres de leur livrer Jésus (nous avons déjà commenté ce triptyque, Dimanche 25 mars : saisir les moments uniques.). Ensuite vient le repas pascal de Jésus avec ses disciples : c’est Jésus lui-même qui prépare ces évènements décisifs. Là s’inscrivent les passages qui nous sont donnés aujourd’hui. Enfin, nous seront transportés sur les lieux du drame, autour de Gethsémani.

     Dans cette partie centrale de la préparation de la passion et de l’annonce de la résurrection, il y a trois temps : la préparation de la Pâque, l’annonce de la trahison de Judas et l’Eucharistie. Le deuxième temps est allègrement supprimé du passage qui nous est donné à lire ou à entendre, ce qui évidemment transforme profondément le sens du texte de Marc. Je tâcherai d’en dire deux mots malgré tout au moment voulu.

     Nous sommes « au premier jour des Azymes » : ce nom fait référence au substrat peut-être le plus ancien du rituel de la Pâque. Il s’agit de la fête agraire du printemps, où l’on fête la vie dont on croyait l’apparition spontanée. N’ayant aucune idée des micro-organismes, on se débarrassait de tous les ferments (en nettoyant de fond en comble dans la perspective de ne rien laisser) et l’on s’émerveillait de les voir se reformer, d’eux-mêmes croyait-on. Autrement dit, donner ce nom à cette fête, c’est la désigner comme la fête de la renaissance spontanée de la vie. C’est sous cet angle que Marc aborde la manière dont Jésus lui-même prépare sa passion et sa résurrection, suggérant que lui-même envisage avant tout la vie nouvelle. « Et au premier jour des Azymes, au moment où on sacrifiait la Pâque… » : [thuô], c’est offrir un sacrifice aux dieux, offrir une victime en sacrifice, célébrer par un sacrifice, ou encore consulter les dieux en leur offrant un sacrifice. Fort intéressant, le verbe a aussi un second sens, valable seulement au présent ou à l’imparfait (et ici, le verbe est à l’imparfait) : s’élancer impétueusement, bondir. Les deux sens ne sont peut-être pas si éloignés l’un de l’autre, si l’on pense à la pratique que les Romains appellent la devotio : dans une bataille qui semble perdue, le chef ou un haut dignitaire s’élance dans les lignes ennemies en se vouant aux dieux, afin d’obtenir d’eux le renversement du cours de la bataille. Il sera tué bien sûr, et il le sait : la devotio est une forme d’auto-sacrifice humain. Ici, bien sûr, c’est l’agneau pascal que l’on va tuer et manger sans en rien laisser : mais on voit bien que pour Marc, il s’agit de nous faire sentir dès l’abord que Jésus vise la vie nouvelle, et sait que la voie est celle du sacrifice.

     Dans ce contexte, les disciples posent une question apparement banale : « Où veux-tu que, nous en allant, nous préparions afin que tu manges la Pâque ? » Le rituel du repas pascal est un rituel domestique. Mais voilà, ils n’ont pas de « chez soi », leur mode de vie les fait errer sans domicile. Probablement qu’à Capharnaüm, ils se fussent spontanément retrouvés chez Simon-Pierre, lieu que Marc désigne souvent par la formule « à la maison« . Mais à Jérusalem où ils se trouvent, la question se pose très simplement à l’esprit des disciples, aussi simplement que ne se pose même pas la question de savoir si Jésus veut célébrer la Pâque. [esthiô], c’est manger : le but est que Jésus (« tu« ) mange la Pâque. L’acte de manger la victime d’un sacrifice a un sens : il s’agit d’une participation.  Une participation à l’offrande sans retour, ainsi qu’une communion avec la personne à qui ce sacrifice est offert. Pour que Jésus soit en communion avec Dieu et fasse corps avec l’agneau offert, les disciples doivent d’abord s’en aller. Or [aperkhômaï] signifie aussi bien s’en aller, s’éloigner que quitter : on comprend bien que les disciples sous-entendent qu’ils doivent s’éloigner de Jésus pour préparer le repas, mais apparaît aussi pour le lecteur l’idée qu’ils vont se quitter plus durablement que cela, l’ombre de la mort plane. Et sans doute, cette séparation est-elle un des aspects du sacrifice. Ils vont préparer : [étoïmadzô], c’est préparer, disposer, mais aussi préparer (une bête) pour l’immoler ; et sans complément (ce qui est le cas ici), le verbe peut signifier se préparer, se tenir prêt : on comprend qu’il y a ici derrière, d’une part toute une préparation rituelle et notamment sacrificielle, d’autre part une disposition de soi.

     En réponse, Jésus en envoie deux avec la recommandation suivante : « Rendez-vous dans la ville, et viendra à vous un homme portant une cruche d’eau : suivez-le et où qu’il entre dîtes au maître-de-maison que le maître dit : où est ma salle où je vais manger la Pâque avec mes disciples ? Et lui vous fera voir un grand-appartement-à-l’étage tendu et tout disposé ; et là-même préparez pour nous. » Jésus sait-il donc d’avance comment tout va se passer ? Cet homme qui porte sa cruche d’eau en terre cuite, l’a-t-il vu d’avance ? De même du « grand appartement à l’étage » où tapis et tentures sont déjà en place (ce que signifie le « tendu« , [estrôménon] : il s’agit d’étendre une tenture ou un tapis) ? Marc nous montre-t-il un « Jésus-qui-sait-tout-et-maîtrise-tout-d’avance » ? Ou bien n’y a-t-il là rien que de très banal, parce qu’on rencontre à tous les coins de rue des gens qui vont chercher de l’eau dans ces villes où il n’y a pas l’eau courante à la maison, parce que les cruches en terre cuite sont en effet les plus fréquentes, parce qu’à cette proximité de la fête, n’importe qui a déjà sa salle prête pourvu qu’il habite là, et que l’architecture commune dispose dans toute maison une « chambre haute » ? Marc nous montre-t-il plutôt un « Jésus-à-qui-tout-lieu-convient » ? Je pencherais assez pour cette deuxième solution, -qui n’exclut pas la première, à vrai dire : Marc peut aussi jouer sur le double-sens-, parce que Jésus va instituer quelque chose qui n’est pas du tout dans la ritualité exceptionnelle du Temple, mais au contraire tout-à-fait « désacralisé ». Alors « où qu’il entre« , ce sera le bon endroit pour construire le « temple de son corps ». Donc les lieux sont disposés, et les deux disciples vont faire les derniers préparatifs, ceux du repas lui-même et notamment de l’agneau.

Cosimo ROSSELLI, La Cène, fresque (1481) Chapelle Sixtine
Cosimo ROSSELLI, La Cène, fresque (1481), Chapelle Sixtine

     « Le soir venu, il vient avec les Douze. Ils se mettent à table. » Dommage pour le lectionnaire d’omettre de préciser cela, et surtout que pendant le repas Jésus annonce qu’un de ceux qui mangent avec lui va le livrer. Je voudrais souligner deux choses dans ce passage qui n’est pas donné au lecteur aujourd’hui. La première, c’est que la trahison fait partie de l’Eucharistie. Cela choque ? Mais Marc (et il n’est pas le seul) en est aussi choqué, comme tous. Et pourtant il n’a pas omis, lui, de mettre ces deux faits en proximité immédiate. C’est que Jésus est livré, et que sa manière de réagir devant cette trahison est l’anticipation, l’offrande volontaire, il se livre. On ne lui prend pas sa vie, elle est déjà offerte : seul le moment s’impose, quand celui qui a toujours évité d’être pris sait qu’il ne peut plus l’éviter, parce que l’un de ceux à qui il a donné toute sa confiance joue maintenant le jeu des adversaires. Le don de soi en totalité va simplement atteindre son paroxysme. Et inventer l’eucharistie est précisément cette anticipation, la prééminence du don volontaire sur l’arrestation forcée. S’il n’y a pas l’eucharistie, la mort de Jésus n’est pas une offrande volontaire, n’est pas un sacrifice d’amour et de liberté. Et la trahison est nécessaire pour cela, à l’origine. Et il me semble qu’elle est toujours présente : tant de trahisons de Jésus dans nos vies de disciples… et dans la vie des Douze, et de leurs successeurs. Il ne peut pas en être autrement : la « nouvelle alliance » n’est pas fondée autrement que dans la réalité existentielle de la première alliance toujours offerte par Dieu et toujours trahie par l’homme. Et c’est pour cela qu’elle est enfin accomplie et définitive :  parce qu’elle assume la trahison de l’offre divine et de la communion établie.

     La deuxième chose que je voudrais souligner, c’est l’extraordinaire insistance de Jésus sur le fait qu’il sait qu’on va le trahir, qu’il sait qui va le trahir, que celui-là fait une énorme erreur. S’agit-il donc d’une condamnation par avance, … à laquelle il nous a peu habitués ? Il me semble que cette insistance vise au contraire à faire changer d’avis Judas, tout en préservant vis-à-vis des autres son anonymat.

« Je connais peu l’amour; mais j’ose te répondre

Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre, […]« 

dit, dans Bajazet, le vizir Acomat à son confident Osmin, en comprenant avec beaucoup de psychologie (comme toujours chez Racine) la réaction de la reine Roxane. Celle-ci, au lieu de faire exécuter sur le champ celui qu’elle aime et dont elle s’estime trahie, préfère aller encore lui montrer que sa supposée trahison est connue : pourquoi, sinon dans l’espoir de le faire changer d’avis ? Ainsi,  ces mots de Jésus sont plutôt à comprendre comme un amour non démenti pour Judas lui-même.

     Mais venons-en à la suite, donnée dans ce qui constitue le texte d’aujourd’hui : « Et pendant qu’ils sont en train de manger, prenant un pain, ayant béni, il [le] rompit et [le] leur donna et dit :… » D’après Marc, c’est bien pendant le repas, et non après ou à part que se place l’action de Jésus. Il accomplit certes une action nouvelle, spéciale mais, est-on tenté de dire, le moins possible. Durant toute sa vie et son ministère, Jésus n’a rien institué. Et dans cette action nouvelle, il fait quelque chose de fort, mais in extremis et le moins institutionnel possible : pendant le repas (tout de même le repas pascal, très ritualisé). Notons en ce sens, par rapport aux autres témoignages, que selon Marc, Jésus n’appelle pas à refaire ce qu’il fait. C’est lui, c’est ce qu’il fait, cela ne se reproduit pas, c’est unique. Il donne sens à sa mort en l’anticipant, et lui donne une portée universelle.

     Il prend un pain ou du pain : le mot [arton] désigne précisément le pain de froment ou le pain d’orge, ce n’est pas [sitos] un mot générique s’étendant éventuellement à toute nourriture. Il s’agit du fameux pain azyme, le pain sans ferment typique de cette célébration pascale. Une fois pris, il bénit : le verbe [éoulogéô] signifie d’abord parler avec bienveillance, et par suite louer, dire du bien de, bénir, honorer. Il s’agit là aussi des fameuses « bérakoth », les bénédictions que le maître du repas pascal (normalement le père de famille) adresse à Dieu pour la nourriture et la vie qu’il donne. Jusque-là, rien d’original. Mais ce qui est nouveau, c’est cette action de rompre, de briser le pain et de le donner rompu. Le geste fait de ce symbole de la vie nouvelle, une vie brisée pour être nouvelle et commune. Il fait du pain lui-même un sacrifice. Et les mots vont éclairer ce sens : « … prenez, ceci est mon corps. » Prenez, c’est le même verbe que celui qui désigne le début de sa propre action, « prenant un pain…« . Le pain rituel qu’il donne, il faut s’en saisir activement, avec la même disposition active, la même détermination, que lui Jésus. Et ce pain sacrificiel, il le désigne comme son corps. [sôma], c’est le corps par distinction d’avec l’âme; chez Homère, le mot désigne plutôt un cadavre, mais par la suite il désigne aussi un corps vivant et même quelqu’un en tant qu’il s’agit d’un être vivant physique, l’indice tangible que quelqu’un est vivant. Le mot désigne aussi l’aspect tangible d’un objet ou de quelqu’un, par distinction d’avec ce qui est insaisissable (le souffle par exemple). Ce que Jésus donne en partage, mais comme brisé, ce n’est pas une idée, un concept. C’est son être tangible et palpitant, actuellement vivant.

     Et Jésus ne s’arrête pas là : « Et prenant une coupe [et] rendant grâce, il leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : ceci est mon sang, de l’alliance, celui qui est répandu en faveur (ou : à la place) de tous. Amen je vous dis que je ne boirai plus du jus de la vigne, jusqu’à ce jour-là où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu. » Il prend (encore) une coupe : rien d’exceptionnel, le mot désigne tout « vase » pour boire. Dans le déroulement très réglé du repas de la Pâque, quatre coupes de vin circulent à quatre moments différents pour que tous en boivent. Des paroles prévues, différentes selon qu’il  s’agit de la troisième, de la quatrième, accompagnent normalement cette boisson collective : il s’agit de cette « action de grâce » : là encore, rien de nouveau et Marc le mentionne presque en passant, il utilise d’ailleurs des participes, ce n’est pas cela qu’il veut mettre en valeur, ce ne sont là que les circonstances. Mais par ses mots, Jésus change le sens de ce qui vient de se passer : ce vin, c’est son sang. Faire les choses dans cet ordre était sans doute moins violent pour les disciples, car qui aurait voulu goûter à du sang ?  [haïma], c’est d’abord le sang au sens du liquide sanguin : le sang qui coule hors du corps, qu’on ne voit qu’en cas de mort violente, qui réclame réparation (les Anciens n’ont pas d’idée de la circulation sanguine). C’est ensuite le sang des liens de parenté, et il est alors lié aussi à l’âme, c’est-à-dire à ce qui quitte le corps quand la vie est atteinte : l’alliance avec Noé interdisait de manger la viande avec le sang, parce que « l’âme, c’est le sang » et que l’homme reçoit de Dieu sa nourriture pour vivre, mais ne peut s’arroger pouvoir sur la vie elle-même qui n’appartient qu’à Dieu. Ce que les convives ont bu, c’est à la fois sa vie en tant qu’elle va quitter son corps et la communion de parenté avec lui, ce qui les rend lui et eux « du même sang ». On pense à la devise des animaux dans le Livre de la Jungle de Kipling, « nous sommes du même sang toi et moi ».

      Et il précise, « de l’alliance » : c’est expliciter ce qui n’était qu’implicite auparavant mais dont j’ai déjà parlé à propos de la trahison de Judas. Il s’agit bien de réaliser historiquement le projet de Dieu, don et communion de vie, le réaliser tel que Dieu l’a voulu, et néanmoins dans ce contexte historique non voulu par Dieu de péché, de violence et de mort. Ce don qu’il fait, c’est le don de Dieu et c’est le don à Dieu. Cette communion de vie qu’il instaure avec ses disciples, c’est une communion avec Dieu. Mais elle n’est pas instaurée ailleurs que dans la violence d’un sang répandu : [exkhéô], c’est verser, répandre, laisser s’écouler ou se perdre. Au passif (c’est le cas ici), s’est se répandre hors de, s’épancher, déborder : on entend à la fois l’idée de perte et celle d’abondance. [hupér], c’est à la fois par-dessuspouren faveur deà la place de, au-delà de… on voit que les beaucoup sont bénéficiaires de ce sang versé, de cette vie donnée, et en même temps dépassés : c’est vraiment tous les hommes qui sont visés.

      Et puis cette formule finale, dont j’avoue simplement que je ne la comprend pas : n’hésitez pas, chers lecteurs, à nous faire part à tous, dans les « Commentaires », de vos hypothèses ou de votre savoir ! Oser une parole, c’est aussi en quelque manière répandre quelque chose de sa vie…

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