Dimanche 25 mars : saisir les moments uniques.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     Je me propose cette fois-ci d’aborder le récit de la Passion d’après le témoignage de Marc. Mais il est beaucoup trop long pour un seul article, deux chapitres entiers : aussi me contenterai-je d’en aborder le début, et… je continuerai la suite une autre année !

    C’est en effet par une dernière partie d’un seul tenant que Marc  conclut son témoignage, dernière partie qui porte sur la Passion de Jésus et l’annonce de sa résurrection. C’est un vaste ensemble particulièrement bien charpenté, et on dirait vraiment que tout l’évangile de Marc est une vaste introduction à cet ensemble-là : tout est posé préalablement, de sorte que le lecteur perçoive à chaque ligne, à chaque événement, des échos et du sens, pourvu qu’il ait lu ce qui précède. L’unité que je me propose d’explorer est la première que nous rencontrons, dans ce que nous pourrions appeler « la préparation » : au centre, il y a un récit que l’on nomme traditionnellement l’Onction à Béthanie, et qui est sinistrement encadré par le complot d’une part, la proposition de services par Judas d’autre part. Dès l’abord, Marc nous montre des causes de la Passion de Jésus qui tiennent à ses ennemis -elle est la rencontre d’un meurtre et d’une trahison-, mais elle a aussi un autre aspect, plus intérieur, que Jésus enseigne au disciple à envisager.

     « C’était donc la Pâque et les azymes dans deux jours, » Marc situe les évènements dans la proximité de cette double commémoraison. En fait, il s’agit d’une seule fête, Pessah : la dédoubler, c’est prendre l’occasion de rappeler d’une part la mémoire qu’on y fait de la sortie d’Egypte : une fête de la liberté, de la sortie de l’esclavage, mais aussi de la constitution en un peuple des Hébreux; de rappeler d’autre part l’origine agricole de cette fête archaïque : une fête du printemps et du renouveau, une fête où l’on détruit tous les ferments et levains anciens (le pain azyme, matzot, c’est le pain sans levain) et où l’on s’émerveille de leur reconstitution -croit-on- à partir de rien (on ne soupçonne pas, à cette époque, l’existence de micro-organismes). C’est une des trois plus grandes fêtes juives, une fête de pèlerinage. Dans ce contexte de fête, de liberté et de renouveau, « les grands-prêtres et les scribes cherchaient comment en l’arrêtant par ruse ils le feraient mourir. » Le contraste est violent : ce n’est ni festif, ni libérateur, ni renouvelant ! Ces deux classes de personnes, a priori les plus éminentes et les plus respectées dans l’ordre religieux, cherchent. [Dzètéô], c’est chercher, chercher quelqu’un, chercher à obtenir, mais aussi regretter, désirer. Il s’agit d’un recherche urgente, qui prend les moyens, qui est animée de l’intérieur.

     Et ce qui anime ceux-là, c’est un « comment faire ? » : la décision d’arrêter quelqu’un est déjà prise, celle d’en venir à le faire mourir aussi. Seul manque le moyen : c’est au point que celui qu’ils visent n’est même pas nommé (c’est la traduction officielle qui le rajoute), il est devenu « il », l’autre, celui dont il faut se débarrasser, celui dont la disparition obsède. Il faut trouver la « ruse » : [dolos], c’est d’abord une amorce, ce qui engendre tout un processus. Par suite, le mot désigne aussi tout objet servant à tromper, un piège, une ruse, un artifice. On est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Mais pourquoi faut-il un artifice ? Ils ont pour eux l’autorité, avec qui faut-il donc ruser ? « Ils disaient en effet : pas lors de la fête, pour ne pas qu’il y ait trouble du peuple. » C’est étonnamment le peuple qu’ils craignent ! Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils craignent en fait pour leur autorité-même ? Car au fond, il n’y a d’autorité que consentie : si le peuple, le [laos] (qui donne « laïc »), ne reconnaît plus leur autorité, ils n’en ont tout simplement plus ! Ils ont senti l’écueil : ce qu’ils veulent faire est contraire à la volonté du peuple qu’ils gouvernent, et ils craignent son [thorubos] : il s’agit d’un bruit confus, du tumulte d’une assemblée en vue d’une approbation ou d’une désapprobation, d’une démonstration bruyante. La stratégie des autorités religieuses est bien souvent celle-là : agir dans le secret, à l’insu du peuple qu’elles gouvernent, pour éviter les réactions qui rendraient leur action impossible. Le peuple ne réagira plus de la même façon devant un fait accompli. Voilà le premier côté du cadre, sinistre, sombre et malveillant, qui entoure l’image principale que Marc nous donne à regarder.

      Pendant ce temps, que se passe-t-il ? « Et lui se trouvant dans Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, étendu à table … » Marc ne nomme toujours pas Jésus, pas pour la même raison cependant : maintenant, on sait bien que c’est de lui qu’il s’agit. Mais l’usage du même procédé forme justement un contraste saisissant. Le même qui occupe les pensées de ses ennemis jusqu’à l’obsession, celui-là occupe les pensées de ceux qui l’aiment. Pas besoin là non plus de le nommer, c’est « lui ». Il n’est pas dans la foule, il est à quelque distance, plutôt courte semble-t-il, de Jérusalem, à Béthanie, chez un particulier dont on ne sait rien d’autre, Simon le Lépreux. On ne sait rien de lui, mais ce n’est pas nécessaire : grâce à tout ce qui précède, le lecteur sait bien ce que fait Jésus en présence d’un lépreux, et le contraste continue de se construire dans son esprit. Pendant que les chefs religieux trament de noirs desseins à son égard, Jésus ne se cache pas, mais continue de faire du bien, d’ouvrir à la vie, de guérir, de rencontrer des personnes. Il est dans la paix d’une rencontre, étendu à table, comme on faisait en ce temps-là.

     Et c’est dans ce contexte plutôt tranquille qu’advient un petit événement, que Marc nous conte avec son pittoresque habituel. « …vient une femme portant un alabastre d’huile de nard authentique couteux, une fois brisé l’alabastre elle le répand sur sa tête. » Les mots de Marc, à son habitude, sont précis et choisis. L’alabastre est un type de vase antique utilisé pour la conservation et l’utilisation des parfums ou des huiles de soin corporel. Le corps en est étroit et allongé, le col encore plus, de manière à ne laisser échapper qu’une faible quantité de liquide, voire de délivrer un goutte à goutte. A l’embouchure, la lèvre est évasée et plate pou800px-Alabastron_Louvre_CA1920r permettre l’application sur la peau. Le principe même de ce contenant, c’est donc plutôt la conservation et l’usage très mesuré d’une denrée précieuse et rare. Dans cet alabastre se trouve en effet un [muron’], mot qui désigne un parfum liquide, une huile ou une essence parfumée. Dans l’antiquité, on sait que les huiles, végétales surtout, ont la propriété de fixer les odeurs. Marc précise : ce parfum liquide est un parfum de [nardos], de nard. Il s’agit d’une plante de la même famille que la Valériane aux propriétés sédatives ou narcotiques : dans l’antiquité, ce parfum est réputé luxueux, à cause de son odeur forte et entêtante qu’on mêle à certains encens, parce qu’aussi la plante vient d’Inde, du Népal ou même de Chine. Ce parfum de nard n’est pas à prendre au sens générique, il est [pistikès], authentique, et [polutélous], qui exige de grandes dépenses, coûteux. Notre femme vient donc avec un produit réellement luxueux, dont l’usage normal est réservé et mesuré à la goutte près.

     Or que fait elle ? Elle brise le contenant, elle le broie (le mot évoque l’idée de choses qui se frottent ou s’entrechoquent) et en renverse le contenu sur la tête de Jésus. Le verbe [katakhéô] signifie fondamentalement verser de haut en bas. Il veut dire par suite répandre sur, faire descendre, ou encore renverser. On comprend dès lors que, renversé sur la tête, l’ensemble de cette huile parfumée est lentement descendue sur l’ensemble du corps de la personne, du haut jusqu’en bas. Le geste évoque immanquablement le souvenir des onctions sacerdotales ou royales, où une corne d’huile est versée sur la tête de celui qu’elle consacre, sinon qu’à présent, ce n’est pas qu’une corne, contenant déjà sérieux, mais bien tout un alabastre. Et puis il y a ce geste de briser, ce geste de l’irrémédiable, ce geste sans retour. Le liquide entièrement répandu. « Comme l’eau répandue à terre et qu’on ne peut recueillir, Dieu ne ressuscite pas les morts« , trouve-t-on dans l’Ancien Testament. C’est vraiment très étonnant, le geste de cette femme, qu’est-ce qui a bien pu lui passer par l’esprit ? Qu’est-ce qui a bien pu l’inspirer ?

     Les réactions autour d’elle sont nombreuses en tous cas, et l’on peut bien imaginer que cela ne laisse personne indifférent : dans la paix du déjeuner, c’est comme un coup de tonnerre. Le « coup de pistolet dans un concert », cher à Stendhal. « Il y en avait qui bouillonnaient ([aganaktéô], c’est s’emporter, bouillonner, fermenter, s’indigner, s’irriter) à son endroit : ‘pourquoi faire, cette perte d’huile parfumée ? Car on aurait pu négocier l’huile parfumée plus de trois cent deniers (trois cent jours de travail : à chacun de faire son calcul !) et faire don aux pauvres !’ Et ils frémissent contre elle. » Une réaction de colère des proches, de colère et d’incompréhension. De colère, parce que d’incompréhension. L’huile précieuse, pour tous, est perdue, irrémédiablement. Et chacun de chercher par contrecoup l’utilité d’un tel produit. En soi, il est perçu comme inutile; mais il a une valeur marchande, et une fois réalisé, l’argent qu’on en retire, lui, peut être utile pour aider des nécessiteux. Quel sens peut avoir de briser et répandre ce qu’il y a de plus précieux ?

     Mais Jésus n’est pas de leur avis, Jésus qui a pris une belle douche et parfaitement inattendue, et qui ne s’impatiente pas un instant. « Mais Jésus dit : laissez-la, pourquoi la tracasser ? Elle a œuvré une belle œuvre en moi. » Une belle œuvre. Avec insistance. Jésus, dont le nom apparaît enfin, pour la première fois, Jésus « canonise » en quelque sorte son geste, à cause du rapport avec lui. En n’importe qui, il n’en aurait pas été de même, mais « en lui« , cette œuvre trouve sa beauté. « Car toujours vous aurez des pauvres avec vous, et quand vous voudrez vous pourrez leur faire du bien, alors que moi pas toujours vous ne m’avez. » Cette femme a saisi le caractère absolument unique de Jésus : il ne fait pas nombre, avec personne. Et sa présence appelle un acte unique aussi, avec l’urgence de ce qui ne se représentera pas. C’est fort, cette déclaration : la beauté d’un acte, c’est son caractère unique. Cette femme a eu ce sens de l’instant, du moment à ne pas laisser passer. Il y a de ces moments dans nos vies, qu’il ne faut pas laisser passer. Ils n’entrent pas dans une « échelle de valeur » ou une « échelle de priorité », parce qu’ils sont justement uniques. Il faut savoir les saisir. Ce moment de grâce ou quelqu’un est prêt à ouvrir son cœur, ce moment où un nourrisson sourit pour la première fois, ce regard prolongé qui dit un amour, un soutien, ce sont des moments qu’on ne peut pas compter avec les autres. Il faut être là. Il ne faut pas se défendre contre ces moments-là, et il y a peut-être un discret reproche de Jésus à ceux qui s’indignent : cette pensée pour les pauvres, très générale au fond (« les pauvres », qui sont-ils ?), cette pensée n’est-elle pas un peu opportuniste ? Est-elle une vraie préoccupation ? Des pauvres, si tu en cherches, soit tranquille : il y en a. Si tu vas les trouver, c’est une autre question…

     Mais tout cela tient à un malentendu, à une incompréhension, alors Jésus explique : « Ce qu’elle avait, elle a fait : elle a pré-embaumé mon corps pour l’ensevelissement. » Le précieux, c’est Jésus. Comme l’alabastre, lui aussi sera brisé; comme l’huile parfumée, sa vie répandue à terre. Est-ce que ce sera inutile ? Est-ce qu’il aura mieux valu le vendre -comme fera Judas ? Il y a une parenté entre son geste et la destinée que Jésus sait prochaine. Et devant cette destinée, on peut réagir avec colère, bouillonnement, on peut s’élever ou s’indigner contre les complots des grands-prêtres et des scribes. Mais on peut aussi juste épouser cette destinée, comme l’huile qui couvre le corps, y adhérer. On peut juste lui donner sans retour ce qu’on a de plus précieux, à lui qui est le plus précieux. C’est une autre manière d’aborder et de vivre cette extrémité. Quel vase briseras-tu pour lui ? Quel parfum de luxe répandras-tu sur lui ? Car sa mort est un de ces moments qui ne font pas nombre, qu’il ne faut pas rater. Et inversement, dans chacun de ces moments qui ne font pas nombre et que tu t’efforces de ne pas rater, c’est sa mort que tu ne rates pas non plus. Quand tu renonces à cette activité que tu attendais depuis longtemps pour être avec ce petit bout-de-chou, c’est un vase que tu brises, un parfum précieux que tu répands. « Amen, je vous dis, partout où sera clamé l’évangile, dans le monde entier, ce que elle a fait on le dira aussi, en mémoire d’elle. » Par ce geste simple mais étonnant, cette femme partage la même universalité que Jésus, participe de la même mémoire. Ce geste symbolique est aussi symbolique de la manière pour le disciple de s’associer à la passion de son seigneur.

       Nous voilà arrivé à l’autre bord du cadre, et nous retrouvons la noirceur du début. « Et Judas Iscariote, celui d’entre les Douze, s’en va vers les grands-prêtres, afin de le leur livrer. Et eux en entendant se réjouissent et promettent de lui donner de l’argent. Et il cherchait comment le livrer au bon moment. » On ne sait pas pourquoi Judas fait ainsi. L’argent, c’est une idée des grands-prêtres, qui naît de leur joie devant la « bonne » surprise. On sait juste qu’il est du cercle des très proches, et que sans cela il n’y avait pas moyen d’arrêter Jésus, parce qu’il était soit avec toute la foule -qu’ils craignent-, soit on ne sait où avec ses intimes. Ce sera donc pendant la fête, si on peut agir à l’écart de la foule. Et tant pis pour la fête. Et Judas « cherche » lui aussi, comme eux, il est gagné par la même obsession. Et il attend « [éoukaïros], le moment heureux », cruel paradoxe.

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