Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Le texte de la Passion est un des grands textes de la littérature universelle. Nous en avons quatre, dans chacun des évangiles -qui ont pu être décrits comme de longues introductions à la passion et à la résurrection. J’essaie de prendre chaque année un passage différent pour avancer peu à peu dans cet immense récit : j’ai commencé avec la préparation de la Pâque chez Marc, poursuivi avec le repas pascal chez Luc, et l’année dernière, c’était le départ vers Gethsémani et l’annonce à Pierre de son reniement chez Matthieu. Cette année, je voudrais aborder le moment de Gethsémani, chez Marc à nouveau.
Les acteurs parviennent maintenant sur les lieux du drame, « Et ils pénètrent dans un domaine du nom de Getshémani et il dit à ses disciples : tenez-vous ici aussi longtemps que je prierai. » La séparation est anticipée. tous arrivent, tous entrent dans les lieux, et le texte sous-entend non seulement qu’ils ont ensemble « poussé la porte » du domaine, mais qu’ils s’y sont enfoncés, le groupe a marché ensemble sous les arbres, dans ce domaine qui est face à Jérusalem, en dehors de la ville sur une colline voisine, à l’est du temple. C’est comme si le temple lui-même était orienté vers ce lieu. L’injonction a quelque chose de militaire : « campez là » ou « établissez-vous là« . C’est l’ordre que l’on donne à des troupes, quand on leur donne leur position. Il y a quelque chose de la veillée d’armes dans cet instant.
Mais les armes sont bien particulières : « aussi longtemps que je prierai« . Le verbe est celui de la prière de demande, de supplication. Et c’est là qu’est déjà la séparation : eux ils tiennent une position, lui il se tourne vers son père et il lui demande. Nulle part chez Marc (à la différence de Matthieu, « là-bas » ou de Luc « à un jet de pierre » -quant à Jean, il passe directement à l’arrestation une fois parvenu à Gethsémani) n’est-il question d’une séparation géographique : on a plutôt l’image du camp retranché, les disciples postés vers l’extérieur, au milieu d’eux leur chef occupé à préparer la manœuvre ou l’affrontement. Ce qui les sépare, ce qui les distingue, c’est une occupation, une fonction, pas des lieux différents.
« Et il s’attache Pierre et Jacques et Jean, avec lui, et il commença à être frappé de stupeur et se tourmenter et il leur dit : mon âme est affligée jusqu’à la mort. Demeurez ici et veillez. » Dans cette distinction des fonctions, il ne veut pas être isolé, il a besoin d’être entouré. Les trois qu’il s’est attaché en montant au Thabor, les trois qui devraient savoir et comprendre parce qu’ils l’ont vu parler de sa mort avec Moïse et Elie, les trois qui sont entrés avec lui dans l’épaisseur de la nuée, les trois qui l’ont vu aussi affronter la mort de la fille de Jaïre, ces trois-là, ils les veut tout proches. Combien, dans les moments difficiles, avons-nous besoin de présence. Nul ne peut (ni ne doit) prendre notre place, mais on a besoin de n’être pas isolés.
Et commencent les troubles intérieurs, profonds. J’ai traduit par « commencer » un verbe qui est tout simplement « venir, aller » : c’est vraiment l’idée du déplacement, du voyage. Quand l’âme commence d’être saisie, quand elle est habitée par le trouble et l’angoisse, c’est un voyage, une sorte d’errance. L’âme flotte, sans savoir à quoi se rattacher. Elle lui semble être emportée au hasard, sans frein, comme par une immense vague. On n’a plus de pouvoir sur soi, en tous cas pas de pouvoir face à cette invasion totale. Et ici les deux verbes expriment bien le processus : d’abord un verbe au passif, « être frappé de stupeur« , l’âme subit seulement, et c’est violent (frappé), et cela fait taire toutes ses facultés (stupeur). Il s’agit bien d’une sidération qui suspend toute activité physique ou psychique. Une paralysie. Plus moyen de penser, de raisonner, de dominer les évènements. Ensuite le deuxième verbe, « se tourmenter » montre le redoublement dont on est victime : l’âme nourrit elle-même cet état, elle alimente l’angoisse et la sidération, elle s’auto-détruit en quelque sorte. Elle s’en veut et s’attriste d’être en cet état, qui n’est pas une perte de conscience de soi : et c’est justement cette conscience de soi bien éveillée qui redouble les choses et augmente l’état. Pauvre âme, qui contribue à se précipiter plus fort et plus loin dans cet abîme sans fond….! C’est aussi la dynamique de la plus terrible des dépressions : il l’a connue.
Il a seulement la force de faire part de cet état de conscience, et c’est tout ce qu’il a. Et c’est tout ce que nous avons en pareil cas, dire, parler. « Mon âme« , ou « ma vie« , on dit les deux choses en grec, est littéralement « environnée-de-détresse« , il y en a de toute part. C’est l’encerclement total, nulle part où se tourner pour voir la lumière, accéder à la joie. Et ce « jusqu’à la mort« . Non pas « au point de mourir », pour déclarer une intensité, mais bien « jusqu’à ce moment de la mort« , pour indiquer une durée, une période de temps. Cet état est celui qui va l’habiter jusqu’à sa fin. Ce n’est pas une petite déclaration : on a tendance à oublier cet état intérieur, dès lors qu’on avance dans le récit, comme si une fois engagée l’arrestation et le procès, il avait toute sa tête, il suivait avec tous ses moyens. Marc nous dit tout le contraire : cet état intérieur d’angoisse terrible et redoublée va être le sien jusqu’au bout, c’est le dernier souvenir qu’il emportera de la vie, cette immense vague sans espoir. A ses proches, à ceux qu’il s’est choisi, il demande juste de rester à ses côtés et réveillés, de ne pas le laisser seul.

« Et il s’avança à peine ([mikron]) puis tomba sur la terre et pria afin que si possible l’heure passe à l’écart de lui, et il disait : Papa, père, à toi tout est possible ; il écarta cette coupe de moi ; mais pas ce que moi je veux mais ce que toi » J’ai essayé de traduire au plus près, c’est un peu charabia mais c’est saisissant ! Toujours pas de distance physique, à peine un micro-mouvement, les disciples entendent forcément, chez Marc, ce que demande Jésus. Et le but est clair : que tout ce qui va suivre n’arrive pas. Ce n’est pas qu’il sache avec une précision clinique le déroulement des choses, de toutes façons dans l’état intérieur qui vient d’être décrit plus rien ne viendrait clairement à son esprit. Mais pendant son ministère, il a dès longtemps compris comment cela finirait, et il l’a dit. Il sait que ce sont les responsables religieux qui veulent sa mort, ceux-ci le lui ont déjà assez manifesté. Il sait comment ils vont s’y prendre, puisque Judas est sorti. Il sait quelle sera sa mort, puisque la condamnation ne peut être prononcée que par l’occupant romain, et que ce sera donc le supplice des Romains. Tout cela, redéborde sur son âme maintenant, non sous la forme d’un savoir froid mais d’une angoisse informe et tumultueuse qui l’emporte. Il n’y a rien en lui qui puisse consentir à la mort, comme c’est le cas pour nous. Partant, elle ne peut paraître plus effrayante à nul homme.
Et sa demande est déchirante : « Papa, père« . Les mots de la tendresse. Le cri vers celui dont le rôle est de le défendre. Quel père pourrait entendre ces mots sans frémir ? Sans être aussitôt prêt à mourir pour son enfant ? Et toi, papa, tu peux tout. Dans le cas c’est vrai, absolument. Et après, la formule est surprenante, je ne l’avais jamais traduite et ne m’en était jamais rendu compte : ce n’est pas une demande, le verbe est bien à l’aoriste indicatif actif, comme un constat : « il écarta… » C’est fait, c’est comme si il s’apercevait en le disant, avant même de l’avoir formulé, que ce qu’il désirait était déjà fait. Son père n’est pas resté insensible, il le sait, il sait que s’il demande vraiment c’est ce qui va se passer. Dans cette tourmente intérieure indicible, se livre un combat : non pas entre lui et son père, mais entre lui et lui. S’il dit les mots, il sera exaucé. Les dira-t-il ? Ou ira-t-il jusqu’au bout de ce que son père veut, non pas sa mort (il le sait bien, puisqu’il sait que s’il demande, son père va écarter cette mort), mais quelque chose qu’il veut avec lui et qui exige sa mort.
Là, nous sommes face à un mystère abyssal. La situation de notre monde, notre situation, est marquée par la mort. Je ne parle pas tant de cette fin physique de la vie, qui est après tout peut-être bien quelque chose de positif, quelque chose qui évite la déchéance, quelque chose qui donne du prix à la vie. Quelque chose qui souvent met fin aux souffrances, qui délivre. Je parle de ce qui détruit, de ce qui voue à la disparition, de ce qui donne envie de mourir, de n’être plus. Je parle d’une dynamique opposée à l’envie de vivre, de naître, de s’épanouir, de s’ouvrir, de partager : une dynamique de repli, de diminution, de fermeture, de disparition. Ça c’est effrayant. Et tout se passe comme si pour vaincre cette dynamique-là, il fallait qu’elle se brise sur elle-même : que la mort meure, que la dynamique de disparition disparaisse. Et que pour cela il fallait qu’elle cherche à emporter ce qu’elle ne pourrait absorber mais qui l’absorberait elle-même. C’est impossible à exprimer en fait… Ce « il faut », ce passage obligé effrayant, est impossible à exprimer. Mais lui est dans un combat intérieur titanesque entre un moyen qu’il rejette absolument et une fin qu’il poursuit de toutes ses forces. C’est ce que veut dire le mot « agonie » : un combat.
Et le double mais, « mais pas ce que moi je veux mais ce que toi« , dit sa résolution. Ce n’est pas le conflit de deux volontés, celle de son père et la sienne, qui est ainsi exprimé : c’est le conflit dans sa propre volonté entre le moyen nécessaire et la fin recherchée. Et ce conflit est dans son âme, tourmentée. Et ce conflit, c’est lui qui le résout. L’amour de nous est en lui plus fort que l’amour de soi, même le plus naturel.
« Et il vient et il les trouve qui dorment, et il dit à Pierre : Simon, tu dors ? Tu n’as pas eu la force pour veiller une heure ? Veillez et priez afin de ne pas venir dans l’épreuve ; l’esprit certes est de bonne volonté, la chair en revanche est sans force. » Entendre de telles choses n’a pas maintenu éveillé les proches. Et Pierre redevient Simon, parce qu’il dort. Le nom de Pierre est un appel et une tâche, pas un acquis. Il le rappelle à la veille -simplement rester éveiller auprès de lui, ne pas le laisser seul-, et lui recommande à lui aussi de demander. Pas la même chose que lui, sans doute, mais de demander aussi pour lui : chacun de nous, pour rester auprès de ceux qui souffrent, pour ne pas endormir notre « bonne volonté », notre « bonne intention », à besoin de mener un combat analogue, entre les moyens qui coûtent et le but recherché.
Et de nouveau il retourne à son âme. Et de nouveau il les trouve endormis, « car leurs yeux étaient fléchissant sous le poids, et ils ne surent quoi lui répondre. » Accompagner quelqu’un qui lutte, c’est lutter aussi. C’est mener auprès de lui sa propre lutte. Les dynamismes se communiquent, même s’ils ont d’autres objets. Mais là, c’est le désert. Il est seul, parce que son chemin est unique, et isolé, parce que nul ne reste avec lui par un dynamisme intérieur.
On ne dit pas qu’à nouveau il s’en va. Mais « il vient pour la troisième fois, -plus souvent il vient à ceux qui l’aiment, que ceux-ci ne viennent avec lui- et leur dit : dormez, du reste, et prenez du repos ; c’est différent ; l’heure est venue, voici, le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. » Les dés sont jetés, maintenant ce n’est plus pareil : il va seul où l’emmène la mécanique des choses, et justement il veut les en préserver. Il veut aller seul, là où eux ne peuvent aller, ne doivent aller.
Et il ajoute encore une chose difficile à traduire, il y a quatre solutions : « Levez-vous, que nous soyons brisés » si l’on comprend [agoomen] comme venant du verbe [ag’numi] : ce serait l’annonce de leur séparation définitive – « levez-vous que nous conduisions » si l’on comprend [agoomen] comme venant du verbe [agoo] : je ne vois pas ce que cela pourrait vouloir dire… – « levez-vous, admirons » si l’on comprend [agoomen] comme venant du verbe [agaoo] : ce serait une recommandation de regarder, et laisser son cœur envahir par l’admiration de ce qu’il fait pour nous – « levez-vous, nous serons confiants » si l’on comprend [agoomen] comme venant du verbe [agadzoo] : ce serait une remise de soi et de tout le groupe entre les mains du père, dans la confiance pour l’issue de ce moyen tant redouté. Je ne sais pas quoi choisir, seule la deuxième solution me paraît ne pas avoir de sens. Et si on choisissait tout ?
Et il ajoute encore : « voici, celui qui me livre s’est fait tout proche« . Parole au contraste terrible. L’évangile de Marc a commencé avec la proclamation de Jésus : « Le royaume du dieu s’est approché de vous« . Il s’achève avec ces mots : « Celui qui me livre s’est approché de moi. » Exactement le même verbe, dans la même forme. Pour que s’instaure le royaume, il « faut » ce passage effrayant.
Un commentaire sur « Nuit de l’angoisse : dimanche 28 mars. »