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Le passage d’aujourd’hui fait suite à celui de la semaine passée, et clôt une section de l’évangile selon s.Marc présentant une suite de miracles. Jésus vient cette fois [éïs tèn patrida aoutou], « dans sa terre » ou littéralement « dans la terre sienne« . Le mot [patris] est d’abord un adjectif signifiant « des ancêtres » et il est devenu aussi un nom désignant la « terre des ancêtres« . Marc n’a employé ni le nom [patra] désignant la patrie ou la lignée, ni non plus le nom [patria] désignant la descendance, la lignée, la tribu. Il s’agit bien d’une région d’origine, avec toute la diversité des personnes qui s’y trouvent : famille, voisins, connaissances, ainsi que la diversité des activités qui s’y pratiquent. Il revient où il a grandi, où on l’a connu petit, mais cette fois il revient accompagné puisque ses disciples le suivent. Il doit y avoir des voisins de la maison de Joseph, de la famille, des amis avec qui il a joué enfant et qui sont maintenant établis là avec un métier, les commerçants chez qui il a été faire des commissions, des anciens camarades d’école, bref : tout un monde de personnes plus ou moins bien connues et avec qui il a constitué une petite communauté villageoise. Chacun peut facilement se remémorer ce que veut dire retourner là d’où l’on vient, et la somme d’expériences et de rencontres que cela représente, de nouvelles à donner et à demander, etc.
Après de nombreux signes qui ont accru sa notoriété et établi son rayonnement (au point que, dans l’épisode précédent, ce sont des foules qui désormais l’attendent et le suivent), Jésus revient là d’où il est parti vers le Baptiste et sa destinée publique. Peut-il à nouveau être « dans la cité » avec tous les changements qui se sont produits ? Que se passe-t-il alors ? « Le sabbat survenu, il se met à enseigner dans la synagogue » : autrement dit, il fait en cet endroit ce qu’il a fait en d’autres lieux, ni plus ni moins. On comprend une volonté de ne pas faire moins pour ceux qu’il connaît depuis déjà longtemps que pour ceux qu’il a rencontrés ailleurs. Pas non plus de faire plus, d’ailleurs, mais de les traiter de la même façon, de leur annoncer à eux aussi la Bonne Nouvelle, de proclamer le Royaume chez eux aussi. « Et nombreux étaient en l’entendant ceux qui s’étonnaient… » [ekplèssô], au passif ici, c’est fondamentalement être abattu, frappé par la foudre : c’est donc aussi être frappé de stupeur, d’admiration ou de crainte; c’est aussi être jeté hors de, être détourné par la force ou par la crainte. Marc nous dépeint un étonnement majeur, immense : ceux qui le connaissaient restent « baba », médusés, cloués sur place, décontenancés.
Et ils se disent (littéralement) : « … d’où toutes ces choses à celui-ci ? » L’interrogatif [pothén] signifie : d’où ? de quel lieu ? de quelle source ? par suite de quelle cause ? pour quel motif ? Voilà qui est significatif : Jésus revient à sa région d’origine, et la question qu’on se pose à son sujet est celle des origines ! Autrement dit, on ne reconnaît pas le Jésus qu’on a connu. Et cette question va s’accentuer en référence à sa famille : « Celui-ci n’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, et de José, et de Jude, et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici parmi nous ? » Si certains doivent le connaître, ce sont bien les siens, sa famille de sang : or personne parmi les membres de celle-ci n’a jamais rien dit de ce genre à son sujet, personne n’a confié à personne qu’il portait tout cela en lui-même, ni qu’il avait ses dons-là (car les miracles qu’on rapporte à son sujet font aussi question). On se rappelle que la famille de Jésus est déjà intervenue au contraire deux fois : l’une pour le « reprendre » en disant : « il a perdu la tête« , l’autre pour chercher à le voir en se faisant annoncer comme sa famille, et s’attirant cette réponse : « ma famille, ce sont ceux qui font la volonté de Dieu ». Dans l’idée de Marc, donc, dans la manière dont il comprend le mystère de Jésus, il y a un important contraste entre la communauté de sang et la communauté des disciples.
Non que Marc s’oppose à la famille : il faut toujours se rappeler que les premiers évangiles sont écrits pour des communautés avant tout familiales, où le chef de famille joue un rôle primordial. Mais justement, Marc tient à ce qu’on ne confonde pas cet état de fait (la famille de sang, avec son corrolaire immédiat : la cité) avec ce qui constitue l’originalité évangélique, à savoir une communauté d’adhésion et de foi. Faute de le comprendre encore, ceux de sa région d’origine « se scandalisaient en lui. » Un [skandalone], c’est un piège placé sur le chemin, ou un obstacle pour faire tomber. Autrement dit, en Jésus tel qu’il se présente à eux désormais, ils tombent, ils buttent, ils n’arrivent pas à avancer. On connaît ces situations intérieures où on n’arrive pas à faire avec ce que l’on découvre, où l’on n’arrive même pas à réfléchir, à avancer dans sa tête. Le chemin de la réflexion, le chemin de la rencontre aussi, sont impraticables, on a chuté et l’on reste à terre, sans mouvement pour avancer, sans parvenir à se relever. Voilà où ils en sont, et pour Jésus, c’est l’échec : il vient leur apporter la même chose qu’à tous, mais il obtient pratiquement le résultat inverse. Et peut-être justement parce qu’ils ne sont pas vis-à-vis de lui comme tous les autres qui ne savent pas d’où il sort… C’est bien étonnant.
Jésus en est comme paralysé, il ne peut faire que peu de miracles et retourne aux bourgades d’alentour, opte à nouveau pour l’ailleurs. Jésus a guéri des paralysés, mais c’est lui ici qui est comme paralysé. Réduit à l’impuissance, lui dont on admire précisément la grande autorité. Quand on n’est pas accueilli dans son mystère original, on ne peut pas donner le meilleur de soi-même. Il dit : « Un prophète n’est pas méprisé ([atimos]), si ce n’est dans sa terre-des-ancêtres, parmi les siens et dans sa maison. » [Atimos], c’est sans-prix, de peu de prix, c’est non honoré, méprisé, jugé indigne, noté d’infamie. Ce qui donne du prix à quelqu’un, c’est ce qu’il a d’incomparable. Mais là, on le compare : non pas à d’autres, mais à ce que l’on sait -ou croit savoir- de lui. La terre-des-ancêtres, c’est le lieu et tout l’ensemble de personnes dont on a déjà parlé. La [sunguénnésis], c’est la réunion de la parenté. Quant à l’ [oïkia], c’est la maisonnée, le domaine privé. On voit dans l’enchaînement des trois lieux comme un zoom avant, de plus en plus précis. Le prophète, celui qui a mission de parler au nom du dieu, ne peut exercer cette fonction dans ses lieux d’origine, et plus on se rapproche de celle-ci, moins c’est possible !
L’enchaînement de ces trois lieux évoque immanquablement Abraham, pour qui ils sont énoncés en ordre inverse avec précisément l’ordre de partir ! « Quitte ta maison, ta parenté et la terre-de-tes-ancêtres, et va dans le pays que je t’indiquerai. » Il faut se rappeler le contexte, pour saisir l’importance de cette référence au grand Ancêtre ! Dans les onze premiers chapitres de la Genèse, au début de la Bible, s’enchaînent les mises en échec du projet divin : le dieu fait des dons aux hommes, ceux-ci en usent mal, entraînant des catastrophes, des châtiments et des dérèglements du cosmos, et à chaque fois le dieu a une nouvelle initiative pour en sortir. Cette initiative est à chaque fois d’ordre général, concernant l’humanité entière. Dernier de ces cycles en date : dieu a donné aux hommes de se parler et se comprendre, mais les hommes s’entendent pour construire une grande tour s’élevant jusqu’aux cieux et prendre ainsi la place même du dieu. Alors dieu les châtie en confondant leurs langues, de sorte qu’ils ne peuvent plus communiquer et construire la cité unique et universelle, le « nouvel ordre mondial ». Mais où est l’initiative du dieu cette fois ? Eh bien, elle n’est plus d’ordre général, elle est précisément cet ordre donné à Abraham. Inviter un homme, un seul, à partir, à quitter ses lieux d’origine, c’est le début choisi pour construire la cité unique mais selon dieu. Une cité construite non sur les fatalités mais sur les choix.
Faut-il donc penser que Jésus a fait une erreur en revenant parmi les siens ? S’est-il trompé ? Don Quichotte ne veut pas revenir à son village, car là on le connaît : sa nièce qui s’inquiète pour lui, ainsi que sa servante, le barbier et le curé, savent bien ce qu’il refuse de voir, qu’il n’est pas un chevalier errant et que ses aventures ne sont que le produit de son imaginaire. Est-ce pour cette raison que le prophète ne doit pas retourner chez les siens ? Pour ne pas être ramené à la raison, délivré de son délire prophétique ? Mais au contraire de Don Quichotte, Jésus n’a pas eu peur de revenir, il l’a au contraire librement choisi. Il n’avait pas peur de confronter ce qu’il était devenu à la manière dont cela avait commencé. En revenant, il assumait que sa mission soit une histoire, un devenir, un développement, et il l’assumait sans crainte. Il ne craignait pas de montrer, à ceux qui pourraient le plus le mesurer, que ce qu’il était devenu ne venait pas entièrement de ce qu’il était au milieu d’eux.
Mais alors pourquoi donc voulait-il revenir ? Si la conclusion est qu’il est impossible de faire voir à ceux d’auprès desquels on vient ce que l’on est devenu, pourquoi revenir ? Si la conclusion est qu’il est impossible à chacun de faire reconnaître et accréditer auprès de sa famille et des siens le mystère profond qui s’est manifesté dans notre vie, pourquoi revenir ? Que vient-on chercher auprès de sa famille, de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses voisins, de ses amis d’enfance ? Une reconnaissance ? Si ce n’est que cela, ce sera probablement un échec, car la somme et le poids de ce que nous avons d’abord connu de quelqu’un reste toujours le critère à l’aune duquel nous apprécions (ou pas) ce que cette personne devient. Quand on s’écarte de ce que « les siens » ont projeté sur nous, on les déçoit immanquablement, et peu sont ceux qui savent dépasser cette déception pour s’ouvrir à une nouveauté.
Mais il y a aussi autre chose, il aurait pu y avoir aussi autre chose. On croit souvent qu’une âme, qu’une personne, révèle son mystère dans des occasions extraordinaires. Alors on célèbre la réaction de « héros », qui ont montré dans telle ou telle situation ce dont ils étaient capables, leur réactivité, leur grandeur d’âme, leur abnégation. Sans faire la part de l’exceptionnel, sans prendre en compte l’étonnement des intéressés devant eux-mêmes. Mais le vrai mystère d’une âme se révèle peut-être plutôt dans l’ordinaire des jours, dans l’attitude longue et continue, répétée, qui construit une vie, une communauté, une cité. Et la famille, le lieu d’origine, c’est peut-être bien cela : le lieu du quotidien sans emphase. Si « les siens » s’étaient ouverts à Jésus, dans leur ordinaire, en acceptant ce qui faisait son ordinaire, ils auraient découvert sans doute le mystère le plus profond de l’âme de Jésus, et nous l’aurions découvert avec eux. Il me semble que c’était cela, le projet de Jésus en revenant là, le dévoilement du mystère de son âme. Et cela peut nous donner la mesure de ce qui se joue pour nous et pour d’autres dans notre vie ordinaire : la révélation du mystère le plus profond de chacun, pour qui saura s’y ouvrir.
Bonjour, cet article est très intéressant.
Je pense que Jesus n’a pas fait beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité. Ses proches l’ont vu grandir et savent qu’il est le fils du charpentier. Il ne peut pas être cet homme si « puissant ». Je pense que notre foi joue un rôle si nous voulons voir les miracles dans notre vie. Dieu est le même hier aujourd’hui et demain. Et sans la foi nous ne pouvons plaire à dieu. Les habitants de sa cité sont passés à côté d’une bénédiction. Et pour nous qui avons été transformé par l évangile nous pouvons être un sujet d incompréhension pour nos proches. Et leur incrédulité leur empêche effectivement de voir le mystère de l âme. Soyez bénis
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