Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Après le texte de dimanche dernier intervient, dans l’écrit de Marc, une première multiplication des pains. Le lectionnaire et ses « confectionnaires » (ceux-ci, grands amateurs de patchwork, quoique moyennement doués) choisissent de nous en donner une, certes, mais dans l’évangile de Jean. C’est donc un nouveau point de vue qui nous est donné. Encore une fois, c’est bien la richesse du christianisme d’avoir une pluralité de points de vue à sa fondation; mais les confondre et les interchanger en ignorant qu’ils sont précisément différents provoque dans l’esprit des non-avertis (soit le plus grand nombre) une image totalement déformée. C’est ce que vous obtiendrez si vous combinez une vision de profil à hauteur des yeux et une vision de face en contre-plongée. Qui plus est, cette pratique annihile totalement l’effet ouvrant de cette diversité : à quand, donc, le respect des textes dans leur unité et leur spécificité de point de vue ? La pensée unique domine tellement qu’elle ne s’aperçoit même pas des aberrations qu’elle produit !
Pour Jean, c’est après un épisode de controverse avec les « Juifs » (entendez : les responsables, ou les autorités) à Jérusalem même, suite à la guérison d’un paralytique à la piscine probatique un jour de sabbat, que Jésus « passe de l’autre côté de la mer de Galilée, de Tibériade » : on voit que Jean se raccroche à ce que d’autres racontent, sans cohérence véritable avec son propre récit (car Jérusalem n’est pas du tout au bord de la mer de Galilée, mais bien environ cent vingt kilomètres plus au sud-sud-ouest). Il précise qu’une grande foule le suivait « parce qu’elle avait vu les signes qu’il avait fait sur les infirmes : il se raccroche aussi comme il peut à son propre récit, mais en fait Jean ne cherche pas à construire un récit. Il aborde plutôt des grand thèmes, les uns après les autres. Et on voit apparaître ici l’annonce du thème du « signe » qui va être central dans son récit de la multiplication des pains. « Jésus monta dans la montagne et là il s’assit avec ses disciples » : cette fois, c’est l’image du maître législateur qui est suggérée, celui qui parle au nom de Dieu, de manière solennelle. « La Pâque, la fête des Juifs, était proche. » Dernier élément circonstanciel apporté par Jean, le lien entre ce qui va se produire et la Pâque.
Je voudrais tout de même repartir de ce que nous disions la semaine passée, ce à quoi nous en étions restés, à savoir la grande foule, la multitude. Jean concorde en cela avec les quatre autres : le signe des pains est celui effectué devant et en faveur du plus grand nombre de témoins et bénéficiaires à la fois. C’est une sorte de sommet : plus Jésus fait des signes, plus nombreux sont ceux qui se pressent pour le voir et l’entendre. Jusqu’à ce point d’être « environ cinq mille hommes« , c’est-à-dire, si l’on rajoute les femmes et les enfants, entre vingt-cinq et trente mille personnes. Ici, dans le texte de Jean, on ne sait pas ce que Jésus fait une fois qu’il est assis sur la montagne : peut-être parle-t-il, peut-être pas, peut-être encore autre chose, peut-être rien. Toujours est-il que « Jésus donc leva les yeux (le mot n’évoque pas seulement le fait de lever ou soulever, mais aussi l’idée d’un gonflement, d’un agrandissement : Jésus écarquille les yeux, il est surpris lui aussi) et voyant la foule nombreuse qui venait à lui, dit à l’adresse de Philippe : où achèterons-nous du pain-de-froment afin que ceux-ci mangent ? » La foule, dans son ampleur et sa diversité le frappe aussi. Et l’on voit bien que sa réaction est de l’accueillir tout entière, sans en rejeter personne. Son souci immédiat est de n’avoir pas à la renvoyer mais de lui fournir tout ce qu’il faut et même la nourriture.
Pas n’importe quelle nourriture : du pain de froment, ou d’orge, [artone]. Il ne s’agit pas simplement de nourriture quelconque, mais bien d’une nourriture qualifiée. La suite du texte, tout le monde le sait, fera le lien avec l’eucharistie : Jean le fait même si fortement qu’il ne raconte même pas l’institution de l’eucharistie dans son évangile (il raconte le lavement des pieds). Donc, faisons ce lien nous aussi tout au long de notre lecture, et tirons-en ce qu’il faut pour notre compréhension (et nourriture !!) d’aujourd’hui. Parmi les intransigeances bien présentes aujourd’hui, je relève dans un forum-internet un interlocuteur qui réplique à un autre : « si vous pensez ainsi, vous devriez vous interdire de communier ! » Comment ne pas voir qu’une telle réaction est totalement, absolument, contraire à ce que les témoignages de Jean comme de Marc nous rapportent ? La grande foule, avec sa diversité et tous ses « cas limites », est précisément celle pour laquelle Jésus va opérer ce signe, pour laquelle il va donner l’eucharistie ! Il me semble que ceux qui prétendent faire le tri dans le grand nombre sont précisément ceux qui n’ont pas compris grand chose… Mais dans beaucoup de religions, il y a cette tendance à faire des « classes », à distinguer des « moins dignes » et des « plus dignes » : je ne dis pas que c’est la tendance de la plupart des gens, je dis plutôt que c’est la tendance des « zélateurs ». Sans doute pour transformer leur prémisses en conclusion, à savoir : nous sommes les « plus dignes ».
Mais, direz-vous, il y a bien d’autres personnes qui sont exclues de la communion ? Il y a en effet une législation à ce sujet. Demandons-nous si cette législation est légitime , si elle est évangélique ? Elle s’appuie, non sur un des évangiles mais plutôt sur un passage de s.Paul (1Cor.11,29) : « Celui qui mange et qui boit, mange et boit son propre jugement s’il ne discerne pas le corps« . Paul parle de discerner, [diakrinô] : c’est séparer l’un de l’autre, distinguer, décider, interpréter. Il s’agit d’une opération mentale éminemment personnelle, qui engage l’intellect mais aussi la volonté : c’est un choix déterminé sur la base d’une intelligence qui fait la part des choses. Mais Paul insiste bien, et c’est l’esprit constant de l’ensemble du passage, sur la responsabilité personnelle de chacun dans ce « discernement », ce positionnement. Et alors même qu’il évoque souvent la communauté, jamais il n’indique que celle-ci devrait se substituer à la responsabilité personnelle. C’est là, me semble-t-il, qu’il y a une errance : aussi bien, l’énoncé de repères par les autorités de la communauté peuvent bien être légitimes : après tout, ils jouent aussi leur rôle quand ils donnent des repères pour le discernement de chacun. Mais jamais une quelconque autorité de ne saurait se substituer à la liberté de chacun (que Paul a à cœur de construire et d’exalter au contraire : c’est ce qu’il fait dans tout le chapitre qui précède !).
Au contraire, « discerner le corps » (sous-entendu : du seigneur) est un repère merveilleux. Parce qu’il reproduit précisément la situation du miracle des pains, de cette foule qui « discerne le corps » de Jésus et s’approche de lui, de la montagne où il s’est assis avec ses disciples. Et Paul met en garde, au début du passage (ce dont nous avons fait le chapitre dix), que le peuple ne se comporte pas mal comme le premier peuple pendant l’ascension de Moïse au Sinaï : ils s’étaient détournés. Là est sans doute le mésusage de l’eucharistie. Mais dans notre passage de Jean, le peuple, la foule innombrable, vient bien [pros aouton], vers lui, comme il est lui-même depuis le commencement [pros ton théon] vers le dieu. Finalement, la seule pureté requise, c’est la pureté d’intention, entendue comme une recherche de lui, une tension vers lui : un mouvement qui soit entier, d’un seul mouvement, d’un seul élan.
Reste la question, en effet : comment nourrir tout ce monde ? Et Jésus veut pour la foule une seule nourriture, des pains de froment. Nourriture choisie, de haute classe. Se préoccuper de la nourriture, c’est se préoccuper de la vie, de la survie, mais aussi de la croissance, et encore de l’unité. Tous les parents savent cela : les soucis qu’entraînent la nourriture d’un bébé, s’il n’a pas faim, s’il rejette ce qu’on lui propose, s’il mange ce qu’il ne devrait pas. Mais aussi, dans la vie quotidienne et avec des plus grands, le problème d’avoir de quoi manger (ne serait-ce que parce qu’il faut avoir du temps pour faire des courses !), et aussi le souci du repas de famille, ce qui va plaire à tous, ce qui va contribuer au bon climat et à l’entente dans un moment toujours crucial pour la construction d’une communauté humaine. Soit dit en passant, ceux qui prétendent exclure d’autres qu’eux-mêmes du repas eucharistique travaillent bien mal à la construction de cette communauté. Mais cela montre aussi que participer à l’eucharistie, c’est se préparer aussi à participer aux autres, à faire corps avec des personnes avec lesquelles on ne se sent peut-être pas tant d’affinités. Mais à côté de qui seras-tu placé au royaume des cieux ?
« Il y a un jeune enfant ([païdarion] : le jeune enfant, ou l’esclave) ici, qui a cinq pains de froment d’orge, et deux petits plats de poisson ([opsarion], c’est petit met ou petit plat de poisson : il s’agit d’un petit plat préparé). Et André de souligner la disproportion entre cet apport et la quantité de personnes. Une fois les personnes assises, en un endroit qui le permet avec suffisamment de confort (ou sans trop d’inconfort), Jésus va agir à partir de ce que l’un des participants a apporté. Un qui ne compte pas : qu’il soit un jeune enfant ou un esclave, il ne fait pas partie des cinq mille dénombrés ! Voilà, l’eucharistie se fait à partir de ce qu’apportent ceux qui ne comptent pas. Encore une pierre dans le jardin des exclusifs. Une pierre qui devient du pain ! Les pains, Jésus les prend, et, ayant rendu grâce [éoukharistèsas], c’est-à-dire ayant prononcé les bénédictions juives à l’égard de dieu avant de manger, le distribua aux assis, et de même des petits plats autant qu’ils en voulaient. Chez Jean, c’est Jésus qui fait tout. C’est-à-dire, apparemment, rien ! Il prend les pains, il rend grâce comme si tout était normal, et il distribue. Et il y a en a toujours, « autant qu’ils en voulaient » : c’est le désir qui est la mesure du don. Le don ne s’épuise pas, il y a en a toujours. Plus ton désir est grand, plus l’eucharistie te nourrit. Et jamais elle n’atteint une limite. Tu viens avec un dé à coudre, tu en as plein le dé à coudre. Tu viens avec une carafe, tu en as ras la carafe. Tu viens avec un tonneau, tu en as jusqu’au bord du tonneau. Si tu venais avec un désir infini, tu en aurais à l’infini. Le rapport de chacun à l’eucharistie, c’est un rapport de désir. Et c’est pourquoi aussi il n’est pas contraint même par le signe : une communion authentiquement eucharistique peut se faire sans participation physique. C’est le désir et la soif qui comptent.
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