Etre ou avoir ? Dimanche 14 octobre

lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

     La lecture continue se poursuit : après le moment central de cette section de son évangile, Marc aborde un enseignement relatif aux « biens de ce monde » (dénomination qui n’est pas de Marc et qui mériterait d’être interrogée) : il semble que dans la construction de la section entière, Marc veuille mettre cet enseignement en parallèle avec ce qu’il a déjà rapporté concernant la tentation du pouvoir. Peut-être faut-il entendre qu’il aborde cette question des biens et des possessions comme un autre champ où l’authenticité évangélique est gravement mise en péril.

       C’est d’abord à travers une péripétie que Marc aborde la question des possessions. « Et comme il sort en chemin… », il s’agit de Jésus bien sûr. [ekporéouô], c’est faire sortir, emmener; au moyen, le verbe signifie même s’éloigner. Jésus sort pour s’engager sur un chemin, pour prendre la route, ou bien il sort des sentiers (battus ?), en tous cas c’est pendant qu’il fait cela que l’événement se produit : « …un, courant et tombant à ses genoux, l’interroge : » Voilà une interruption tout-à-fait imprévue, et un rien dramatisée. Cet inconnu est-il tenaillé par sa question ? Se met-il un peu en scène afin d’attirer l’attention ? A chacun de trancher. Autant le dire tout de suite, la première réaction de Jesus est un peu réticente. En tous cas, le geste de l’inconnu signifie une sorte de soumission par avance, un rapport qu’il veut marquer comme inégal.

     Et que demande cet inconnu ? « Ô maître bon, que ferai-je afin d’obtenir la vie éternelle ? » L’interpellation est emphatique, là encore un peu surjouée. Mais la question est claire : le soudain inconnu veut [klèronoméô] la vie éternelle. [klèronoméô] vient de [klèros] qui est le sort, le tirage, mais aussi le résultat de ce tirage, la part, le lot. C’est de là que vient notre mot de « clergé », mais un peu par usurpation : aux premiers temps de l’Eglise, le [klèros] désigne l’ensemble des chrétiens, car ce sont eux le « lot » échu au Christ dans le monde, eux aussi dont le Christ est le « lot ». Il y avait derrière ce vocable tout un émerveillement devant un choix inexplicable et immérité. Et oui, petit à petit, le « clergé » s’est réservé ce nom, se signifiant par là à part des autres chrétiens : en changeant d’attribution, le mot changeait de sens : de l’émerveillement devant la gratuité reçue, il devenait synonyme de pouvoir spécial. Revenons à notre verbe [klèronoméô] : il signifie mot-à-mot avoir-en-usage-une-part-échue, recevoir une part d’héritage, obtenir, être institué héritier. L’idée de gratuité, d’heureux hasard si l’on veut, demeure présente. Il faut se rappeler que dans le monde antique, l’héritage n’est pas aussi automatique que nos lois l’ont institué : on choisit alors son héritier. Dans la loi du monde romain, être l’enfant naturel et légitime ne garantit même pas une part de l’héritage, tout dépend des dispositions du paterfamilias. Bref, notre soudain inconnu voudrait bien que lui échoie la vie éternelle; mais il demande ce qu’il doit faire pour cela, ce qui dépend de lui. Le verbe [poïéô] qu’il emploie signifie fabriquer, bâtir, créer, produire, agir efficacement… Il y a presque une contradiction ici en rapprochant ces deux verbes ! Notre soudain inconnu fait comme s’il y avait un secret dont il fallait obtenir de Jésus la révélation, un secret concernant quelqu’agir particulier, quelqu’action à réaliser, pour que l’apparent hasard de l’obtention de la vie éternelle soit conjuré. Comme si le dieu allait bien être obligé à cette condition de lui donner la vie éternelle. Dans le fond, on est déjà dans une logique de prendre, de s’emparer. C’est ici peut-être que commence déjà la leçon sur l’avoir, sur la possession : dans une attitude qui ne s’ouvre pas à la gratuité comme entièrement dépendante d’un autre, à la gratuité comme un renoncement à pouvoir quelque chose soi-même.

     Réponse de Jésus : d’abord remettre les choses à leur place, et lui-même en premier lieu : « Nul n’est bon, sinon l’Unique, le dieu.« . L’attitude, physique comme spirituelle, de notre soudain inconnu tend à déloger les personnes et les choses de leur juste place. Mais Jésus se remet immédiatement lui-même dans la dépendance de « l’Unique, le dieu » dont il attend lui-même toute gratuité. Et puis il dénie tout secret, « Tu connais les commandements« , et d’en citer quelques uns. Je remarque au passage qu’il n’en cite pas un de la première partie du Décalogue, mais que tous concernent le rapport au prochain. Voilà qui est encore moins secret, mais concrètement vérifiable : chacun peut connaître la justesse de son rapport aux autres, tant par sa propre expérience que par l’échange avec d’autres sur ce qu’ils ou elles observent de soi et peuvent suggérer. S’il y a « secret », c’est dans le cœur de l’homme, dans la complexité de ses motivations, qui sont toujours multiples, à plusieurs étages. Bienheureux ceux qui touchent à la simplicité, c’est-à-dire à un agir dont les motivations sont unes, unifiées, transparentes. Une telle réponse fait s’écrouler toute la théorie échafaudée par notre soudain inconnu.

     Celui-ci pourtant écoute : interloqué, il répond néanmoins « Maître« , et non plus « Maître bon« . Et il s’ouvre : « toutes ces choses, j’y veille depuis ma jeunesse. » Le verbe [fulassô] (qui donne notre « prophylaxie ») signifie veiller, monter la garde, faire attention, se garder. L’homme connaît en effet ces commandements, et ils sont l’objet de sa vigilance depuis sa jeunesse, c’est-à-dire depuis qu’il devient maître de soi, depuis que sa conscience s’éveille. On perçoit derrière cette observation un certain désarroi : il fait tout cela, et pourtant il sent bien que cela ne suffit pas. Il lui semble, d’où sa question, que ce ne peut être suffisant. Il n’y a pas de proportion, dans son expérience, entre cette vigilance et le prix recherché. Il voulait faire pour tenir, pour maîtriser l’issue de sa vie. Serait-ce que ce n’est pas possible, qu’on ne peut aller plus loin que ce mode de vie certes prescrit mais finalement banal, commun, dont tout homme pourrait avoir l’intuition ?

     « Mais Jésus, le regardant l’aima… » [blépô] c’est voir, éventuellement avec les yeux de l’esprit, c’est aussi regarder, tourner les yeux vers ou avoir les yeux sur. Il y a à la fois une pénétration de ce qui se joue chez cet homme, et un nouvel intérêt pour lui. Dans l’ébranlement qui le saisit, une porte s’ouvre, qui provoque cette fois l’amour de Jésus. Il fallait précédemment avant tout lui interdire une fausse piste, il faut maintenant lui en ouvrir une vraie. « …et il lui dit : une seule chose te manque. » [hustéréô], c’est être en arrière, être en retard, être en arrière de ou inférieur à, être dépourvu de, faire défaut, être dans le besoin. On traduit toujours avec l’idée de manque, mais on voit qu’elle n’est pas principale dans la pluralité de sens que recouvre ce verbe. J’aime l’idée de retard. Ce que dit Jésus pour le faire avancer, pour lui ouvrir une porte, c’est que nous sommes toujours en retard : la gratuité d’un autre nous précède, elle a l’initiative sur notre vie. Pas de désarroi à avoir devant l’évidente disproportion entre notre vigilance en cette vie et le prix espéré, devant le fait que nous ne puissions rien pour notre salut, pour « aboutir » dans la vie éternelle : c’est l’initiative d’un autre. Il a l’initiative gratuite et première de la grâce, nous ne pouvons que vivre dans l’action-de-grâce. Nous vivons en fait en léger différé : l’action, l’actualité, c’est celle d’un autre en nous et pour nous. En léger différé nous découvrons ce qu’il fait pour nous : qu’il nous fait être, qu’il nous soutient dans l’être, que notre vie ne trouve pas en nous-mêmes son origine, à aucun moment.

jeune homme riche

     Quelle est la conséquence d’un tel état des choses ? Non seulement il n’est pas possible de vouloir se saisir de sa vie, mais encore il vaut mieux s’en désaisir. Je ne veux pas dire s’en déresponsabiliser, se laisser à vau l’eau, non, mais se situer fondamentalement en état de réception, en posture d’être fait plutôt que de faire. Mais cette attitude entraîne un nouvel ordre de faire, non pour se saisir de sa vie, mais pour s’ouvrir à la vie, aux autres, au monde : « Surgis, vends les choses que tu as, et donne aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Et ici-même (ou dès à présentsuis-moi. » Une nouvelle urgence se montre, il faut se repositionner sans délai. Se lever, aller, avec cette urgence qui saisit souvent ceux qui ont failli perdre la vie et chez qui les priorités se sont soudain réordonnées. Vendre, d’une part pour ne plus avoir, ne plus vivre les mains fermées, mais aussi pour laisser toute latitude aux destinataires du don. Maintenant tu as, alors tu auras : l’avoir passe d’une actualité à une promesse. La promesse d’un trésor. Celui qui attend tout du dieu qui déjà lui donne d’être, ne peut que s’enrichir s’il est disponible à la totalité du don que l’Unique qui seul est bon veut lui donner. La vie est désormais perçue comme le moment d’un don qui va s’augmentant. Vas-tu chercher à te saisir, poings refermés, du torrent de montagne impétueux, ou vas-tu y pencher la tête bouche ouverte ?

     Pourtant, cette invitation semble manquer son but, du moins dans l’immédiat (on ne sait pas ce qui se passe par la suite). « Mais lui s’assombrissant de cette parole s’en va attristé : il était en effet [quelqu’un ] ayant de nombreuses propriétés. » [ktèmata], ce sont les biens immobiliers, les domaines, les possessions et plus largement les choses précieuses. Le paradoxe des possessions, c’est toujours de savoir qui possède qui : on possède des choses, mais ce sont aussi bien elles qui nous possèdent, tant il est difficile de s’en passer. Et c’est l’objet des réflexions suivantes de Jésus, avec la fameuse histoire du chameau (frappante autant que grossière : qui aurait l’idée de faire passer un chameau par un chas d’aiguille ?! Mais rhétoriquement, ça marche : qui ne connaît cette expression ?). Il va faire peur à tous, avec sa réflexion concernant la difficulté, voire l’impossibilité pour les riches, les possédant, d’obtenir le royaume. La stupeur, partagée par les disciples, vient du fait que pour tous, la richesse est signe de bénédiction divine.

     C’est étonnant comme on peut se tromper d’attribut ! C’est la vie même qui est, non le signe, mais la bénédiction même de dieu à chacun. Pourquoi attribuer cela à la seule richesse ? Peut-être parce que les biens sont nécessaires pour soutenir soi-même sa propre vie. Et il est vrai que c’est la dignité de chaque homme de pouvoir subvenir à sa propre existence sans dépendre de quiconque : ceux qui réduisent les autres à la dépendance ou à la précarité mettent en péril la vie de ceux-ci, et portent par là-même atteinte au don de dieu. Mais comme il est tentant de vouloir subvenir seul à sa vie, d’oublier par là qu’on la tient à chaque instant d’un autre… Notre vie contemporaine est marquée par le primat de l’économique. Tout est toujours réduit à l’économie : les puissances de l’argent, ceux qui possèdent et mettent tout le monde dans leur dépendance parce qu’ils prêtent (à leurs conditions, bien entendu), ont réussi le tour de force de nous aire tous penser en termes économiques -et selon des règles qui sont les leurs, qui plus est ! Mais la vie est-elle seulement économique ? Ne faudrait-il pas oser manquer pour se libérer de ces modes de pensée, dont nous voyons bien que, bien loin de faire vivre, ils tuent la vie ?

     Quand Pierre fait observer que lui et les autres ont fait, finalement, ce que Jésus recommandait au soudain inconnu, il leur fait la même réponse, au fond, que celle qu’il avait faite au jeune homme, la même promesse. Il la complète, même : dès ce monde-ci, il y a un « retour sur investissement » de un à cent. Et je voudrais ajouter deux observations. D’une part, dans l’énumération de Pierre, se trouvent frères, sœurs, père et enfants…mais pas épouse. D’autre part, l’évangile de Marc se passant souvent « à la maison », c’est-à-dire chez Pierre lui-même, on comprend que « quitter ses biens » consiste surtout à quitter ce rapport de possession qui nous emprisonne, à user sans que cela soit une nécessité, à pouvoir se passer de. C’est un chemin de liberté personnelle, qui met les autres autour de soi en liberté aussi, sans faire plus peser sur eux ni sur soi-même le poids de l’avoir. N’ayons pas peur de manquer.

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