Disciple, mais pas pour soi : dimanche 17 février.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous faisons un nouveau bond dans la lecture de l’oeuvre de Luc. Nous avions tout juste abordé une nouvelle section, soulignée par les nouvelles conditions d’exercice du ministère de Jésus : non plus seul, dans les synagogues, le sabbat, mais plutôt avec d’autres, à l’extérieur et à plein temps. Voilà que nous sommes maintenant dans une section ultérieure.

     Celle-ci commence avec l’institution des Douze (6,12-16), c’est-à-dire que parmi les disciples, Jésus donne à quelques uns un statut à part, faisant d’eux un groupe au nombre fixé et auquel on est adjoint par appel nominal. Cette institution est suivie d’un long discours (6,20-49) précédé d’un préambule le mettant en situation (6,17-19). Viennent ensuite deux signes, une guérison et une résurrection (7,1-17) et un moment en plusieurs épisodes relatif au Baptiste (7,18-35) qui souligne l’aspect déconcertant de la nouveauté de Jésus. Cette nouveauté est illustrée immédiatement chez Simon le pharisien par le pardon accordé à une femme (7,36-50), et par la précision selon laquelle il y a aussi des femmes avec les Douze (8,1-3 : oui, oui, vous avez bien lu. Cela s’est perdu depuis…). Un nouveau discours, fait de paraboles, suit encore (8,4-21). Ce long discours, comme le précédent, est suivi de deux signes dans le contexte d’une tentative avortée de Jésus pour inaugurer son ministère au-delà des frontières d’Israël (8,22-56). Il me semble que l’épisode suivant de l’envoi des Douze inaugure à son tour une nouvelle section, une nouvelle étape.

     Notre passage d’aujourd’hui, dans la section précédemment décrite, fait suite à l’institution des Douze : nous avons un seul des trois versets de mise en situation, puis nous avons le début du premier long discours.

Mon modeste commentaire :

     « Et descendant avec eux il s’arrête sur un lieu plat,… » : Matthieu, pour le premier grand discours inaugural, faisait monter Jésus sur une montagne. Luc le fait descendre, il vient à la rencontre. Comme prophète (la figure de référence de Luc), il est porteur d’une parole qui vient d’en-haut à la rencontre des hommes. Désormais cependant, il ne descend pas seul : c’est avec les Douze, donc portée par Jésus ET par ce groupe qu’il a institué, que la parole vient aux hommes.

     A quels hommes ? « …et la foule de ses disciples, et la nombreuse multitude du peuple [venant] de toute la Judée et [de] Jérusalem et [du] littoral de Tyr et Sidon… » La situation a encore changé : ce ne sont plus seulement des foules ([hokhlos]) de disciples, il y en a d’autres, et encore plus nombreuses. Ces hommes sont désignés comme [laos], une foule, un peuple. ils viennent cette fois-ci de « toute la Judée« , ce qui chez Luc ne désigne pas la Province de Judée, mais bien tout le « pays des Juifs » (c’est à ces choses-là qu’on s’aperçoit que Luc n’est pas du tout de la région ! On lui prête parfois un certain souci d’historien, en revanche la géographie n’est pas son fort.), et même de la capitale, et même encore des rivages syro-phéniciens, autrement dit au-delà des frontières du « pays des Juifs ». Le message porte de plus en plus loin, il atteint des cercles de plus en plus étendus. Les mots suivants (exclus du passage d’aujourd’hui) explicitent les motivations de cette multitude : écoute de la parole de Jésus, attente de guérisons et de délivrances.

     Ce que voyant, Jésus réagit. On pourrait traduire de deux manières, soit : « Et lui-même, ayant levé ses yeux vers ses disciples, dit…« , soit : « Et lui-même ayant levé ses yeux, dit à l’adresse de ses disciples… » Il est difficile de savoir s’il ne regarde que ses disciples et parle à l’adresse de tous, de personne en particulier, ou bien s’il regarde la multitude entière et s’adresse à ses seuls disciples. J’avoue pencher pour cette deuxième hypothèse, qui me paraît bien plus plausible. La nouvelle situation, ce sont ces multitudes qui viennent de tout le pays et même d’au-delà, sans nécessairement se dire disciples. La nouveauté, c’est la nouvelle audience qu’a la parole portée par Jésus, et toute cette nouvelle frange de population, pas forcément décidée à le « suivre » en tout, mais néanmoins intéressée. Ils veulent entendre ce qu’il dit, ils ont faim de guérisons, ils pleurent des maux qui les accablent ou les emprisonnent. C’est à cause de tous ceux-là que Jésus s’adresse à ceux qui veulent être ses disciples, c’est-à-dire qui veulent mener leur vie entière à son école. Il va dire aux disciples des choses qui  concernent la relation de ces disciples avec cette multitude. Autrement dit, ceux qui, encore aujourd’hui, souhaitent se situer comme disciples de Jésus, entendent là énoncer ce qui doit guider leur relation au « monde », à tous ceux qui sont rejoints par la parole ou le nom de Jésus.

     Et que dit-il ? « Heureux les pauvres, parce que vôtre est le Royaume du dieu. Heureux  ceux qui ont faim maintenant, parce que vous serez rassasiés. Heureux ceux qui pleurent maintenant, parce que vous rirez. Heureux êtes-vous quand vous haïront les hommes, et quand ils vous mettront à part et vous insulteront et rejetteront votre nom comme mauvais à cause du fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez ! Car voici votre abondante récompense dans le ciel : car leurs pères faisaient les mêmes choses aux prophètes. » On est frappé par plusieurs répétitions, et d’abord celle de la formule [makaïroï] : heureux, bienheureux, riches, opulents. Elle revient quatre fois. Certaines personnes sont déclarées bienheureuses. La formule est assez courante dans la littérature de sagesse de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, à savoir les Proverbes les Psaumes, etc. Certaines manières de vivre, de réagir, de ressentir, sont mises en valeur par cette formule, elles sont indiquées comme spécialement ajustées à la parole divine. Ce qui est original ici, c’est qu’il ne s’agit plus d’attitudes résultant d’un choix mais bien de situations plutôt subies que choisies, et même peu enviables : les pauvres, ceux qui ont faim, ceux qui pleurent, « quand vous serez haïs etc. » Une précision revient deux fois, [nune] : maintenant, en ce temps-ci. Les situations ne sont pas envisagées dans leur durabilité ou pour qu’elles durent, elles sont simplement envisagées comme actuelles, réelles.

     Cet « en ce moment » fait contraste avec les verbes au futur qui leur sont associés dans le deuxième membre de chaque phrase. Mais surtout, et c’est le contraste le plus frappant pour les trois premières béatitudes, certaines personnes sont déclarées bienheureuses « … parce que vous… ». Il me semble que c’est ce qui donne son sens original à tout : telle action ou situation de vous opère le bonheur ou la béatitude de tous ces autres. Si nous avons bien compris la mise en situation de ces paroles, le rôle des disciples est d’assurer la joie, mieux : la béatitude des multitudes qui sont venues. Les [ptookhoï], les petits, ceux qui se cachent (d’où les humbles, les mendiants, les pauvres), ce qui est une manière de Jésus d’envisager ces multitudes indécises et parfois étrangères, ceux-là sont bienheureux parce que le royaume est aux disciples : c’est dire que le royaume n’est pas possession, propriété, des disciples mais leur est confié pour la joie et le bonheur des premiers. De même ceux-là ne seront-ils heureux dans leur faim que si les disciples sont rassasiés : évidemment parce qu’ils seront en mesure de nourrir ces affamés. De même encore ceux-là ne seront-ils heureux dans leurs larmes que si les disciples puisent à la source de la joie. Les disciples sont véritablement associés à la mission de porter la parole, l’intensité  de leur relation au maître est la condition même pour que la parole atteigne les multitudes. Et la joie propre au disciple, la quatrième béatitude, est dans la conformation aux prophètes et surtout, on le comprend en filigrane, au plus grand d’entre eux, Jésus lui-même.

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     La suite confirme cette interprétation par la négative, a contrario. Et d’abord par une discontinuité frappante : « Malheureux êtes-vous…. ! » Jamais les multitudes ne sont déclarées malheureuses, mais les mêmes disciples, oui : justement quand ils prennent la place des destinataires véritables dans le premier membre de phrase. Quand ils n’envisagent leur situation de disciples qu’en vue d’eux-mêmes. Quand ils se considèrent destinataires des richesses qui leur sont confiées, de la nourriture qui leur est donnée, de la joie qui leur échoie. Quand ils n’ont en vue que leur réputation, leur image. Cruelle actualité, tant de silences coupables soi-disant pour protéger une réputation ! La sentence est claire : faux prophètes ! Mais nous voilà clairement interrogés sur l’extension ou non que nous donnons (ou pas) à notre vie comme disciples : le sommes-nous pour nous-mêmes, ou bien en vue du monde pour lequel Jésus est venu ?  Car le disciple, s’il est authentique, jusque dans ce qu’il vit de plus intime, n’est plus seul dans sa vie : il vit pour le monde entier.

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