Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous voilà plus loin dans l’évangile de Luc, cette fois non dans la suite immédiate mais avec des passages sautés. Après les deux paroles concernant la demande (dont nous avons commenté la première, la semaine passée), il y a plusieurs autres anecdotes rassemblées par Luc pour tisser son récit et dessiner son portrait de Jésus.
C’est d’abord la guérison d’un muet liée à un exorcisme, qui provoque admiration mais aussi controverse : certains pensent que c’est d’accord avec les démons qu’il peut les expulser, d’autres voudraient un « signe venant du ciel » pour attester de la « bonne » origine de cette puissance. En une longue intervention, Jésus répond aux premiers en montrant l’absurde de leur supposition, l’affaire se conclut par un appel à écouter la parole du dieu. Puis il revient sur le désir de signe, et en arrive à ce qui donne une vraie lumière. Anecdote suivante, il est convié à déjeuner chez un pharisien : c’est l’occasion d’une série de « Malheur ! » concernant les pharisiens et les légistes, aboutissant à un fort ressentiment de ceux-ci contre lui au point de chercher désormais à le piéger. Mais -troisième moment- Jésus fait aux foules et aux disciples un long discours (dans lequel Luc rassemble bien des paroles autrement isolées), pour les avertir contre les pharisiens, et aussi les encourager et les affermir dans le témoignage rendu en sa faveur, et leur apprendre à compter sur l’esprit saint.
C’est à ce point qu’intervient le passage que nous avons aujourd’hui, qui rentre dans un ensemble dont le thème commun est ce que l’on possède, ou la recherche du bien véritable. Plusieurs étapes dans ce regroupement de textes organisé par Luc : Quelqu’un réclame l’intervention de Jésus dans une affaire d’héritage, puis vient une parabole sur le fait d’amasser des richesses, puis une parole aux disciples sur la providence, puis une invitation à chercher le bien véritable débouchant sur une invitation à la veille, d’abord aux disciples en général, puis aux Douze en particulier, enfin une parole conclusive sur l’accomplissement paradoxal de sa mission. Le passage d’aujourd’hui est constitué par les deux premières étapes, l’affaire de l’héritage et la parabole.
Mon modeste commentaire :
« Or quelqu’un, de la foule, lui dit : maître, dis à mon frère de partager avec moi la possession. » L’interpellation vient depuis la foule : on se rappelle que chez Luc, il y a assez nettement plusieurs cercles (ce n’est pas aussi vrai chez d’autres évangélistes), celui des Douze, celui des disciples, et au-delà il y a la foule, c’est-à-dire tous celles et ceux qui viennent voir et entendre, sans nécessairement être décidés à « suivre« . Or donc, c’est de cette foule que part un cri, un appel, qui ressemble fortement à une injonction. Ce cri, cette demande, n’a pas grand chose à voir avec les demandes de disciple, telles que Jésus les a référées (c’était le texte de la semaine passée). L’interpellation « maître » évoque le maître d’enseignement, c’est le mot « didascale« . Puisqu’il a autorité quand il parle, il doit dire au frère du demandeur de partager, de répartir, tirer un trait de séparation (le verbe [méridzoo] donne nos méridiens) dans la [klèronomia]. Terme capital que ce dernier : de quoi s’agit-il ? Le mot est communément traduit par héritage, mais l’héritage c’est en grec [klèronomèma]. Il s’agit plutôt ici du droit d’hérédité et plus largement de la possession, du fait de posséder. Le [klèros] (qui donne notre clergé !) c’est le lot : soit originellement celui qui est attribué par le sort, soit -et c’est le cas ici- celui qui est réglé par un [nomos], par un ordre explicite, social, juridique. La demande est une demande d’arbitrage en droit dont les conséquences sont la possession légitime d’une part de bien.
La réponse est immédiate : « Etre humain, qui m’a institué [comme celui] qui décide ou qui partage sur vous ? » L’adresse est étonnante : c’est ô homme dans le sens le plus général qui soit ! Une réponse qui s’adresse à tous, sans la moindre exception. Pour tous ceux qui voudraient se tourner vers lui, le « maître » réplique en posant à son tour une question, celle de sa légitimité. Est-il établi, installé, pour ce qu’on lui demande, et par qui, c’est-à-dire avec quelle légitimité ? On pourrait répondre : eh bien, moi, je te demande cela, et c’est suffisant. Dès lors que je te demande une chose, tu deviens légitime. Mais tel n’est pas l’avis de l’intéressé, il ne reçoit que d’en haut sa légitimité (le verbe [kathistèmi], avec son préverbe [kath-], ou [kata-], indique un mouvement de haut en bas). Et la mission qu’il a reçue, il n’estime pas qu’elle inclut ni un rôle de décideur des droits ni un rôle de diviseur des biens.
Le premier intérêt, me semble-t-il, de cette réponse, c’est qu’elle dénie toute compétence universelle. Jésus lui-même s’estime contingent, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas à tout. Il ne remplit pas tous les rôles, et s’y refuse avec force. L’estime qu’on peut lui accorder, à cause de la mission qui est la sienne, ne légitime en rien qu’on puisse lui demander bien d’autres choses. La question n’est pas qu’il le ferait mal (ou pas) : c’est plutôt que cela affecterait la réalité de sa mission principale ! Il me semble qu’il y a là une leçon majeure pour les disciples aujourd’hui, et particulièrement pour le « clergé » d’aujourd’hui : à accepter des missions -et cela fait des siècles que cela dure!- données par les hommes on en perd la légitimité fondamentale et la crédibilité. Le schéma est pourtant presque toujours le même : à cause de sa mission première, de son « service de dieu », des personnes instituent l’évêque, le prêtre, l’abbé, le moine, l’investissent de tel ou tel rôle dans la vie des hommes : les voilà gouvernants, juges, chefs, arbitres, diplomates, propagandistes, etc. Parfois, c’est l’intéressé lui-même qui prend ces rôles, estimant qu’il les remplira bien « au nom de dieu ».
Et voilà la porte ouverte à toutes les déviances, à tous les abus. Et finalement, c’est la parole de dieu qui n’est plus fidèlement annoncée parce que son porteur est accaparé par d’autres choses et décrédibilisé par ces autres choses. Jésus, lui, a résisté. « Il l’amène en haut, il lui montre tous les royaumes de l’univers, en un point du temps. […] A toi je donnerai tout ce pouvoir […] Jésus répond et lui dit : il est écrit : tu te prosterneras devant le seigneur ton dieu, et lui seul tu adoreras. » (Lc.4,5-8). On a bien souvent confondu, et c’est encore le cas, « ne recevoir que de dieu sa mission » et « n’avoir de compte à rendre qu’à dieu ». Dans le dernier cas, on se soustrait aux jugements des hommes sans appel, et on établit ainsi un pouvoir qui abuse fondamentalement des hommes; dans le premier cas, on refuse tout pouvoir autre que celui de se laisser transformer par une parole que l’on écoute et que l’on cherche à transmettre : et c’est là l’adoration véritable. Ici donc, avec beaucoup de vivacité, Jésus a reconnu la même tentation, et il l’a repoussée.
Mais se pose la question : d’où vient que l’homme (en général, manifestement) veuille attendre autre chose de Jésus que ce pour quoi il est venu ? C’est l’étape suivante, et Luc indique que Jésus cette fois s’adresse à « eux« , c’est-à-dire à la foule entière de laquelle est parti ce cri et cette demande. Il lance un avertissement général, puis l’illustre comme souvent par une petite fiction. Voici l’avertissement : « Regardez et montez la garde face à toute cupidité, parce que ce n’est pas dans le surabonder de quelqu’un que sa vie est à lui dans ses fondements. » Il s’agit de voir, de voir clair, mais le mot dit aussi un regard qui cherche ou qui fouille. Associé au second verbe impératif, qui évoque clairement le travail de la sentinelle, on voit qu’il y a un ennemi qu’il s’agit de débusquer, d’empêcher d’approcher ou d’entrer. Quel est cet ennemi contre lequel Luc nous prévient ? C’est la [pléonexia] : littéralement, le fait d’avoir plus que le voisin. Par extension, cela désigne aussi la cupidité, mais j’avoue que le sens fondamental me paraît encore plus riche parce qu’il remonte encore plus loin dans les fondements.
La cupidité, c’est l’amour des biens pour eux-mêmes, amour insatiable. Saint Bernard a fort bien montré que lorsque notre capacité d’amour infinie se porte sur des biens finis, elle n’est par définition jamais rassasiée. Et cela est parfaitement illustré aujourd’hui. Les naïfs qui croient que lorsque les riches auront assez, ils partageront avec les plus pauvres (ou qui croient au « ruissellement » des richesses, c’est la même chose), ceux-là ont pourtant à leur disposition un démenti pluri-séculaire. Et les riches ont beau jeu de laisser croire cela, pour justifier leur appât du gain. Mais l’on voit bien à quel point cette recherche constante de plus augmente les inégalités et détruit la planète. N’oublions jamais que le premier capitalisme (donc les premières grandes fortunes contemporaines) s’est bâti sur le commerce triangulaire, sur l’esclavage. La loi de la cupidité est le nom moins engageant de ce que d’autres appellent « la croissance » : toujours plus, toujours plus, avec un nom qui évoque la vie (chacun sait qu’il n’y a pas de vie sans croissance), alors qu’il ne s’agit que de biens, d’argent. Mais antérieurement à cela, plus profondément encore, il y a le fait d’avoir plus que le voisin, ce que René Girard a étudié sous le nom de « rivalité mimétique » : dès lors que tu désires quelque chose, je le désire aussi. L’exemple le plus ancien, dans les mythes d’origine de la Bible, c’est Caïn et Abel… et cela aboutit au meurtre d’Abel. On pourrait dire pourtant que cette rivalité a quelque chose de stimulant, qu’elle peut faire grandir, pousser chacun à faire plus ?

Le texte de Luc fait apparaître un autre ressort : « …ce n’est pas dans le surabonder de quelqu’un que sa vie est à lui dans ses fondements« . Ce que nous cherchons peut-être, au fond, dans ce fait d’avoir plus que l’autre, c’est à posséder les fondements mêmes de notre vie, de nous engendrer nous-mêmes à la vie. Enoncé ainsi, on comprend que ce désir puisse devenir une rivalité même avec ses propres parents. Et l’on voit aussi pourquoi le choix volontaire de la dépendance (la recommandation de ne rien emporter mais de recevoir ce qui est donné, faite aux disciples envoyés en mission) est libérateur vis-à-vis de ce désir primaire, archaïque. Il n’y a pas ici de condamnation de la richesse, du fait de posséder : c’est la question du but, de la finalité, qui est posée. Le partage, la solidarité, changent tout. Certes les biens ne sont pas à tous, mais ils sont résolument pour tous. L’avènement du Royaume passe aussi par ce changement-là.
Il y a une petite histoire juive que j’aime beaucoup, et qui illustre bien ces ressorts. Un disciple demande un jour à son rabbi (je ne me rappelle plus son nom, désolé…) : « Pourquoi est-ce que quand les gens sont riches, ils ne se soucient souvent plus des autres ? » Son maître lui répond : « regarde par la fenêtre, que vois-tu ? -Je vois des gens qui vont, qui viennent, certains qui parlent… -Et maintenant, regarde dans ce miroir, que vois-tu ? -Je me vois moi ! -Vois-tu, lui dit alors son maître, la seule différence entre ces deux parois de verre, c’est la mince feuille d’argent qui est glissée derrière la deuxième. A cause d’elle, tu n’as plus vu que toi. »
C’est une autre petite fiction illustratrice que raconte Luc, est qui est plus qu’illustratrice, qui a une portée plus grande que cette historiette qui ne fait que constater : « D’un être humain riche, le domaine avait rapporté. Et il discute en lui-même en disant : que ferai-je, parce que je n’ai pas où rassembler mes fruits ? » C’est le même nom, le plus général, que celui avec lequel il a été répondu au crieur de la foule : [anthroopos], être humain. Celui-ci est riche, et voilà que sa richesse se trouve augmentée. C’est la situation de départ, indiscutée. Mais que va-t-il faire ? Il [dialoguidzomaï] en lui-même, ce qui est à la fois faire ses comptes ou calculer exactement, et raisonner avec soi-même par distinction c’est-à-dire à la fois bien distinguer les choses, mais aussi se dédoubler en quelque sorte, ce que le préverbe [dia-] sous-entend clairement ! Autrement dit, ce que cette situation d’accroissement de richesse provoque chez cet homme n’est pas l’ouverture à l’autre, le partage, bien au contraire : le seul autre en lui, c’est lui-même, son propre double. Et son problème n’est pas de chercher des bénéficiaires avec qui partager son surplus -je dis surplus, car par hypothèse il est déjà riche, à l’abri du besoin-, mais d’un lieu ou assembler ses fruits, ou ses produits, ou ses revenus (le mot peut désigner tout cela). Blues du businessman : où réinvestir mes profits, pour qu’ils rapportent encore plus…
« Puis il dit : Je ferai ceci, j’abattrai mes magasins et j’en construirai de plus grands et là même j’assemblerai tout mon grain et mes biens, et je voudrai dire à mon âme : âme, tu possèdes profusion de biens déposés pour multitude d’âges : repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ! » Il a trouvé : plus conduit à plus grand. C’est la loi -funeste- de la croissance ! Il s’agrandit encore, il investit dans plus grand. Le prix, au passage, c’est une destruction : derrière ces premiers magasins abattus, combien d’emplois supprimées ? Combien de terrains laissés irrémédiablement en friche ? Et il dit son but, sa volonté, sa passion même : [éraoo], c’est désirer vivement mais aussi aimer passionnément, être épris ! L’amour de soi, chez cet homme qui est à lui-même son seul univers, est son seul but. Il s’est dédoublé au point d’être son propre et son seul interlocuteur. Qui pourra l’arracher à lui-même ? Car il n’y a plus chez lui la moindre transcendance… Et il est dans son paradis, dans l’abondance. Pas la moindre question, pas le moindre soupçon de l’existence de quelqu’un d’autre. Et donc pas la moindre moralité possible quant à ses investissements, quant aux conséquences pour les autres de son capitalisme effréné. Pas le début d’une réflexion sur les conséquences pour la planète de son mode d’agir. La seule chose qui compte, c’est cette parodie d’éternité bienheureuse.
Même la voix du dieu, on n’a aucun signe qu’il l’entende ! Et pourtant, elle dit : « Dément ! Cette nuit-même, ton âme, on te la redemande; les choses préparées, ce sera à qui ? » Le vocable [afroon] désigne quelqu’un qui n’a pas ([a-]) son [fronéma], sa capacité à sentir les choses, son bon sens. Sa réflexion véritable, à lui qui voulait réfléchir, est absente, mais parce qu’est absent tout sentiment véritable. Et en effet, son seul miroir, son seul « autre », son âme à qui seule il parle, disparaît dans la mort. Au fond, nul n’a le pouvoir de se porter lui-même à la vie, de se soutenir dans l’existence. L’illusion dénoncée dans l’adresse initiale, celle de posséder sa propre vie dans ses fondements, cette illusion ou ce désir qui fait entrer en rivalité et vouloir toujours plus, plus que les autres en tous cas : cette illusion s’écroule devant la mort. Tout l’édifice du capitalisme, toute la « loi de croissance » s’effondre devant la mort des autres, de la planète et finalement de soi-même. L’économie de la croissance perpétuelle, le profit de quelques uns (sur le dos des autres, forcément), sont des lois de mort.
La conclusion : « Ainsi de celui qui thésaurise pour soi-même et non s’enrichit en dieu. » Double contraste entre s’enrichir et thésauriser d’une part, pour soi et en-entrant-en-dieu d’autre part. La richesse, encore une fois, n’est pas interdite, mais il ne faut pas la confondre avec le fait d’amasser : quelle est ta richesse véritable ? Mais la vrai question est : pour qui ? Soit on reste, et de plus en plus, seul avec soi, soit on s’ouvre à un autre, et ce sera une autre dynamique ([éïs] est une particule dynamique, avec l’idée d’entrer dans) qui aboutit toujours en dieu.
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