Remise en place (dimanche 31 juillet).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai déjà commenté ce texte il y a trois ans, sous le titre Croissance mortifère. C’est en effet un texte d’une actualité brûlante, tant notre société, de l’échelle la plus proche à l’échelle mondiale, est marquée par la domination des puissances financières et par une logique de « croissance » qui va tout simplement vers la consommation (bientôt la consomption) de la planète. J’ai relu ce commentaire, et j’avoue n’en rien renier.

Mais je voudrais cette fois-ci m’arrêter un peu sur la question avec laquelle le « maître » rétorque à celui qui l’a interpellé : « Etre humain, qui m’a institué [comme celui] qui décide ou qui partage sur vous ? » Je trouve ce fait extrêmement frappant : Jésus se dégage d’un rôle qu’on cherche à lui faire jouer. Et cela m’interroge sur les rôles que moi, que nous, cherchons à lui faire jouer, et à la légitimité de cela. Si Jésus lui-même sait se « remettre à sa place », il convient d’une part que nous aussi le retrouvions à cette même place et renoncions à l’en faire sortir, lui et tout ce qui se réfère à lui. Et il convient aussi que nous-mêmes apprenions, me semble-t-il, à nous « remettre à notre place ».

William Bouguereau, Entre la richesse et l’amour (1869), huile sur toile 106.5 x 89, Collection privée.

Quand il demande « qui ?« , il écarte manifestement celui qui l’a envoyé : le dieu ne l’a pas institué tel. Il n’a pas, dans sa mission, reçu mandat pour ce que cet homme lui demande. Luc, on s’en souvient, fait passer Jésus dès son retour du désert à la synagogue de Nazareth, lui fait dérouler le rouleau du prophète Isaïe et lire : « L’esprit du seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs : libération ! aux aveugles : illumination ! envoyer les opprimés vers une libération, proclamer de la part du seigneur une année d’accueil ! » et son commentaire est lapidaire : « Aujourd’hui s’est accompli cet écrit à vos oreilles. » Il a trouvé dans le texte du Livre du Prophète Isaïe la définition même de la mission qu’il a reçue.

Or il estime maintenant que dans cette mission ne se trouve pas ce que cet homme lui demande, à savoir de dire à son frère de partager avec lui la possession. N’y aurait-il donc pas là une « bonne nouvelle annoncée aux pauvres », puisque cet homme pour le moment ne partage pas la possession ? Jésus juge que non : la « bonne nouvelle » ne consiste manifestement pas dans l’enrichissement de quelqu’un. On ne voit pas de rapport avec la libération ou l’illumination, ni avec le reste de la proclamation initiale de Jésus. Peut-être qu’une des leçons de cette petite comparaison est qu’il faudrait commencer, avant de demander quelque chose à Jésus, par vérifier nous aussi que notre demande s’inscrit dans sa mission ? Sans doute est-ce aussi cela, évangéliser notre prière. Et si notre demande s’y inscrit, alors elle prend une nouvelle force !

Mais Jésus ajoute aussi des mots pour notifier son refus, il parle d’être, ou plutôt de ne pas être, [kritèn è méristèn éph’humas], littéralement « celui qui décide ou qui fait les parts sur vous« . Le [kritès], c’est celui qui décide : soit celui qui arbitre, soit celui qui interprète. Bref, celui qui fait jouer les « critères » (mais pas celui qui les établit). Le [méristès], c’est celui qui partage, qui divise, qui fractionne. Dans tous les cas, il s’agit d’un rôle actif, d’une fonction sociale. Et cela, il n’en veut pas. Il ne s’y reconnaît pas. Qui plus est, cette fonction est décrite comme [éph’humas], c’est-à-dire « sur, au-dessus de vous » : et Jésus ne veut manifestement pas s’inscrire « au-dessus », tant de fois il manifeste qu’il veut se mettre au contraire « au-dessous ».

Comment, aussi, ne pas mieux manifester qu’il ne veut en rien décider à notre place ? S’il est venu annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, c’est justement pour leur rendre leur dignité. Et la dignité, c’est aussi de s’engager soi, d’entrer dans un dialogue, de chercher un accord, de construire la paix, de décider.

La question « Qui ? » posée par Jésus montre aussi que celui qui demande ne l’institue pas plus : il ne suffit pas de demander à Jésus pour que celui-ci soit légitime. On ne lui fait pas jouer n’importe quel rôle du seul fait qu’on s’adresse à lui. Il ne suffit pas de  « prier Jésus », parfois il n’en veut pas ! Et c’est le cas ici. L’homme est renvoyé à ses motivations, à ce qui l’habite, à ce qui le fait agir. Il est trop facile de demander pour chercher un substitut à sa propre impuissance : ce n’est pas du tout la même chose que d’accepter celle-ci ! La demande de cet homme me rappelle beaucoup mes propres élèves : « Monsieur, regardez, il m’a bousculé ! » Implicitement : « Punissez-le pour cela ! » Mais comment en est-on arrivé là ? En général, le plaignant reste prudemment silencieux sur le sujet…

Accepter son impuissance, comme on le disait la semaine passée (demander), c’est se reconnaître démuni devant le bien que l’on voudrait faire, et alors en demander les moyens. C’est se faire soi aussi serviteur de l’autre, se mettre « en-dessous ». Mais là, il s’agit bel et bien de chercher à contraindre, de se voir impuissant à contraindre : et si l’on ne peut pas forcer l’autre soi-même, on va chercher qui est en position de le faire. Et Jésus refuse absolument de rentrer dans ce jeu de puissance, dans ce « Game of Thrones ». Mais s’il n’y a pas « puissance » ou « jeu de pouvoir », il y a bel et bien de la force dans ce refus, et il en faut beaucoup. Qui ne serait attiré par cette demande de prendre la position de celui qui va régler les affaires, imposer son ordre ? Si nous avions toujours cette vigilance pour tenir nous aussi exactement notre place…

Du reste, c’est tout le sens du verbe employé par Jésus pour refuser cette demande : j’ai traduit « Qui m’a institué.. ? » Et ce [kathistèmi] signifie d’abord placer devant avec l’idée d’établir, de porter au pouvoir, de mettre en situation de… C’est un verbe qui marque clairement la mise en situation de pouvoir. Cela, manifestement, n’est pas dans les « cordes » du maître : il évite soigneusement cela et invite ses disciples à l’éviter aussi. cela va dans le même sens que les avertissements constants qu’il donne aux Douze, quant à un pouvoir quelconque. Dans le débat d’aujourd’hui sur les institutions de l’Eglise, il me semble qu’il y a ici un point fondamental. Mais peut-être faut-il aussi remarquer que s’établir soi-même en institution, c’est déjà s’arroger un pouvoir… Le règne de la charité et du service ne relève pas de cet ordre.

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