Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
La dernière fois que nous a été proposé ce texte, j’en ai commenté les trois premiers versets, Tout changer par l’espérance. Je voudrais m’intéresser cette fois à la première « parabole », celle des serviteurs qui attendent leur seigneur.
« Que soient vos reins ceints et [vos] lampes en train de brûler. Et vous, semblables à des hommes qui accueillent/attendent leur seigneur, le moment où il reviendra des noces, afin que venant et frappant aussitôt ils lui ouvrent. Heureux ces esclaves-là que, venant, le seigneur trouvera en train de veiller : amen je vous dis qu’il se ceindra et les fera coucher et passant, les servira. Et si à la deuxième, et si à la troisième veille il vient, et trouve ainsi, heureux sont ceux-là !«
Nous sommes donc dans le contexte des noces : les serviteurs attendent que leur maître, le « seigneur« , revienne des noces. Celles de qui ? Celles du seigneur, très probablement. Bien sûr, le grec ne dit pas formellement qu’il s’agit des siennes, il dit juste « au moment où il reviendra des noces. » Mais d’une part, on ne voit pas bien de qui d’autre il pourrait s’agir, on ne voit pas de quelle noces il reviendrait en pleine nuit en escomptant que sa maisonnée soit tout entière en éveil : s’il s’agissait des noces d’un ami ou d’une connaissance, il voudrait seulement que le portier soit prêt, et il entrerait et irait se coucher. D’autre part, le grec n’a pas l’habitude de mettre des possessifs quand la chose est évidente (les langues anciennes sont assez économiques en la matière), et on traduirait très justement par « …où il reviendra de ses noces.«
Cette précision faite, le récit fait immanquablement penser à la première parabole de Mt.25, celle des Dix Jeunes Filles. Il s’agit dans les deux cas de cette coutume où le mariage se célèbre en deux temps. Dans les deux textes, le contrat (premier temps des noces) a déjà été rédigé et nous sommes au deuxième temps des noces, celui où l’époux vient chercher son épouse à l’improviste, en général la nuit, pour la conduire sous son propre toit où désormais elle restera. L’époux n’est pas tout seul, il part avec tous ses compagnons, et l’épouse n’est pas toute seule, elle attend avec toute sa famille et ses amies. Mais chez Matthieu, nous sommes du côté de la mariée : les dix jeunes filles se sont assoupies, et leurs lampes, fatalement, se sont éteintes. Leur attente de compagnes de l’épouse consiste essentiellement dans l’éveil à l’arrivée imprévisible de l’époux. Chez Luc, notre texte, nous sommes cette fois du côté de l’époux.
De ce côté-ci, le stress est peut-être plus grand, en tous cas il est plus général. Lorsqu’on reçoit des invités chez soi, des personnes que l’on connaît, pas trop nombreuses, avec qui en général on s’est accordé sur une heure, on est déjà tendu. Arrivera-t-on à avoir sa maison propre et suffisamment rangée ? Les plats seront-ils cuits au bon moment, ni trop tôt ni trop tard ? Sait-on de quoi on va pouvoir parler, ou est-on assez conscient de ce qu’il faut absolument éviter pour ne pas provoquer de malaise ? Mais dans notre situation, dans le texte, les esclaves (il s’agit bien de [douloï], esclaves) ne savent absolument pas à quelle heure arrivent les convives : ils savent quand le maître est parti, mais non quand il revient ! Et cela peut prendre un long temps, suivant les malices festives qui vont émailler la nuit, puisqu’il s’agit d’aller surprendre l’épouse. Et les esclaves ne savent pas non plus le nombre exact de convives : ils ont vu un certain nombre d’amis se regrouper autour de leur maître, mais ils ne savent pas, une fois partis, combien vont encore s’agréger au cortège, quelles rencontres de hasard vont augmenter le nombre de convives, ni non plus combien de personnes entourent véritablement l’épouse et vont revenir avec elle !! Ainsi, les « hommes qui accueillent/attendent leur seigneur, le moment où il reviendra des noces » n’attendent ni n’accueillent une seule personne mais un nombre considérable, dans la nuit.

On comprend mieux quelle tension pourrait tenir toute la maisonnée en une telle circonstance : fourneaux, décoration, musique, espaces, tenues, tout doit être impeccable pour la fête dont la maison du maître est le clou. La recommandation est qu’ils aient « reins ceints et lampes en train de brûler« .
Les reins ceints, c’est typique du tablier, typique du service et de son aspect pratique. Les esclaves de la maison doivent être disponibles pour l’action, dès que le top en sera donné. Toutes les fonctions sont déjà distribuées, chacun sait quel est son office, mais on est là, attendant le « coup de feu », l’immense carrousel des gens de maison, avec son lot de choses prévues et son lot de demandes de dernière minute, soit que le maître ait eu de nouvelles idées à cause de ce qui s’est passé entretemps, soit que tel ou tel invité ait un besoin, une envie, une demande particulière. On répète dans sa tête ce que l’on aura à faire, on vérifie pour la huitième fois que ses instruments sont bien en place, on ne sait pas s’il faut baisser les fourneaux pour que rien ne soit brûlé ou au contraire les activer parce que ce ne sera pas cuit à l’heure, bref, la fébrilité est à l’ordre du jour…
La lampe en train de brûler, c’est plutôt l’emblème de la décoration, de l’ambiance, de l’espace accueillant qui donne envie d’entrer et fait contraste avec la nuit où la surprise s’est déroulée. On le sait depuis la parabole des Dix Jeunes Filles : il y a aussi de l’huile à remettre régulièrement dans la lampe, sans quoi elles s’éteignent. C’est ce qui arrive si l’on s’assoupit, bien sûr, mais hors ce cas il faudra de toutes façons une vigilance qui est une conscience du temps qui passe : nos esclaves de maison, tout à leurs préparations actives, peuvent bien ne pas voir le temps passer, précisément. Et ce n’est pas quand le marié, son épouse et tous leurs invités arrivent qu’il faudrait s’aviser que les lampes faiblissent, celles-ci doivent au contraire être déjà bien pleines pour durer longtemps.
Ainsi donc, pleine activité et conscience du temps qui passe sont les deux dimensions du cœur essentielles pour tenir la place attendue. C’est une nouvelle tension au cœur des esclaves de la maison : l’engagement total que suppose l’une ne fait pas facilement bon ménage avec le recul distancié que requiert l’autre. Comment résoudre une telle tension ?
Et si la solution était à chercher plus profond, dans le lien avec le maître ? Car si c’est bien d’esclaves qu’il est question, nul ne dit qu’ils sont pour autant mal traités : on connaît des exemples dans l’Antiquité de maîtres bons pour leurs esclaves et d’esclaves heureux avec leur maître (ce qui ne justifie pas l’esclavage pour autant, mais ce n’est pas la question ici). Or si le maître est bon pour sa maisonnée, nul doute que celle-ci ne le lui rende, et alors toute cette tension se résout en joie : car c’est du mariage de notre bon maître que l’on parle, et tout le souci s’unifie en quelque sorte dans la recherche de préparer une bonne surprise, de faire de ce moment un moment exceptionnel, pour le maître, pour ses invités, comme pour toute sa maisonnée. A cette aune, je comprends mieux la précision : « …afin que venant et frappant aussitôt ils lui ouvrent. » Il me semble que l’attention de la joie, de l’amour qui veut faire une bonne surprise et cherche la joie de l’autre, que cette attention, est celle qui commande cet « aussitôt« , qui seule permet cette promptitude. Dans une grande maison (et nous sommes manifestement dans une grande maison), on n’ouvre aussitôt que parce qu’on guettait à la fenêtre, que parce qu’on a avertit tout le monde que « ça y est, il arrive !! », que parce qu’alors tout le monde a mis la dernière main, et alors à peine effleurée la porte, elle s’ouvre : « Surprise !!! » Et tout est prêt.
Le but de cette parabole est donc celui-ci : éveiller chez le disciple cette attention du cœur qui vient de la joie de l’amour, et qui se traduit par la promptitude, joignant deux élans en apparence opposés, l’un qui est d’un engagement actif total pour être prêt à tout, l’autre qui est d’un recul intérieur qui fait regarder les choses dans leur ensemble dans une conscience éveillée du temps qui passe, des rythmes du temps, de l’opportunité des actions ou de la non-action.
Et que se passe-t-il si tels sont les esclaves ? Quelque chose d’inimaginable, une quasi inversion des choses : « Heureux ces esclaves-là que, venant, le seigneur trouvera en train de veiller : amen je vous dis qu’il se ceindra et les fera coucher et passant, les servira. » Pas forcément au moment même des noces, le texte ne dit pas que c’est ce qui va se passer à l’instant. Il me semble que les noces, avec tous les convives qui débarquent d’un coup, avec le rôle répété par chacun et qu’ils ont désormais un véritable plaisir à jouer, doivent se dérouler comme prévu. Cela dit, ce maître-là est suffisamment plein de ressources pour inviter ses esclaves à son propre mariage, il vaut peut-être mieux laisser ouverte la possibilité…
Toujours est-il qu’à un moment, le maître « se ceint« , c’est-à-dire qu’il adopte lui-même vis-à-vis des esclaves l’attitude d’engagement actif et d’attention au moindre désir qu’eux-mêmes avaient revêtue, qu’il place ses esclaves en position d’hôtes en les faisant « coucher » (il faut se rappeler qu’on mangeait demi-couché à cette époque) et qu’il passe lui-même en les servant. Cette fois, ce n’est pas le terme [doulos], esclave, qui est utilisé, mais le verbe [diakonéoo], servir. L’inversion n’est pas une totale subversion des rôles, le maître reste le maître, mais il sert. Je ne sais pas bien comment commenter cette… folie promise, elle paraît tellement impensable. Mais on comprend que, sans perdre son propre rang, le maître élève ses esclaves à sa hauteur, et c’est ainsi que cela doit finir, car il n’y a pas d’après dans cette parabole. Il n’y a qu’une note insistante pour terminer, suggérant que plus tardive l’arrivée nocturne, plus grande la joie et la récompense des esclaves.
Quelle merveilleuse espérance… L’attitude du cœur attendue des disciples s’inscrit, au moment où Luc écrit, dans cette conscience grandissante que Jésus ne revient pas tout de suite, que son retour n’est pas forcément immédiat -sans cesser pourtant d’être imminent-. Et voilà qui nous invite à voir entrer chez le maître tant et tant de convives, avec la disponibilité active à les servir, tout en ayant la conscience du temps qui passe et en ne cessant d’attendre que le maître lui-même rentre enfin, peut-être le dernier qui sait ?
Ce qui m’a frappé dans ton commentaire, et que je trouve magnifique, c’est cette façon de présenter l’attente des serviteurs comme l’attente qui précède la surprise que l’on a préparée, pleine de joie et d’excitation ! Je n’attends pas le retour du maitre seulement parce que je fais « bien » mon travail, mais parce que je participe à la fête et que je veux lui apporter la joie. Ce n’est pas du tout ce que j’imaginais à la lecture du texte.
J’attends beaucoup de chose actuellement, ça change la façon d’attendre, non pas forcé et contraint, mais avec l’espérance, l’excitation de ce que ça peut m’apporter.
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😘😘😘
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