Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Notre texte de ce dimanche, qui fait (évènement hélas exceptionnel !) suite à celui de la semaine dernière, aborde la question de la prière à travers trois ensembles mis bout à bout par Luc. J’ai commenté le premier d’entre eux il y a trois ans, la version lucanienne du « Notre Père », sous le titre Désirs de disciple. Je voudrais cette fois aborder le deuxième ensemble.
Il s’agit dans ce deuxième ensemble, à l’inverse du premier où c’est un disciple qui demande à Jésus d’enseigner à prier, d’une initiative de Jésus sur cette question : « Et il dit à leur adresse : …« . Ce « leur » désigne sans aucun doute, dans l’esprit de Luc qui raccorde ces passages peut-être indépendants à l’origine, les disciples. C’est bien un collectif, et cela, comme dans le premier cas. Jésus n’est pas en train de donner un enseignement sur la prière personnelle (ce qui ne veut pas dire non plus qu’il n’y a rien à en tirer sur ce plan-là), mais bien sur la prière des disciples réunis. Le verbe employé dès le début du passage évoque clairement une prière à haute voix, une action publique, et c’est pour cet usage que Jésus a livré le « Notre Père ».
Je verrais bien, d’ailleurs, réaliser entre disciples l’expérience suivante en trois temps : dire ensemble d’abord, à haute voix et lentement le « Notre Père » ; puis, laisser librement chacun reprendre à haute voix une demande, un mot, un groupe de mots de ce texte, selon ce qui paraît à chacun avoir un poids particulier, dans un silence prolongé à cet effet ; enfin, reprendre ensemble toujours à haute voix l’intégralité du texte, désormais chargé de toutes les résonances. Ce pourrait être une belle expérience de prière collective, assez fidèle à l’évangile me semble-t-il. Mais je m’égare un peu, et je reviens à ce passage dont je voudrais creuser le sens.
« Et il dit à leur adresse : quelqu’un d’entre vous aura un ami et ira à lui au milieu de la nuit et lui dit : ami, prête-moi trois pains, puisqu’un ami à moi est arrivé à moi de son chemin et je n’ai pas de quoi lui offrir. Et celui-ci du dedans répond et dit : ne me procure pas des fatigues ; déjà la porte est fermée et mes enfants comme moi sont au lit ; je ne peux pas me lever et te donner. Je vous dis, si ensuite il ne se lève pas et lui donne du fait qu’il est son ami, c’est bien du fait de son impudence qu’il se dresse pour lui donner ce dont il a besoin.«

Il s’agit d’une parabole, d’une fiction destinée comme toujours à faire faire un pas de côté, et grâce à cela à donner à voir ce qui est trop proche pour être vu. Nous avons donc trois personnages, deux réels et un évoqué. Le premier personnage est celui qui se déplace en pleine nuit, appelons-le Anastase. Le deuxième personnage est celui qu’il vient solliciter en pleine nuit, appelons-le Thuroclée. Le troisième n’est qu’évoqué, c’est celui qui est arrivé à l’improviste chez Anastase, appelons-le Philoxène.
Je remarque d’abord une sorte de mise en abîme : le narrateur dit [pros aoutous], Anastase se rendant chez Thuroclée, va [pros aouton], et il dit de Philoxène arrivé en voyage qu’il vient [pros me]. La préposition [pros] suivie de l’accusatif (ce qui est le cas les trois fois) signifie « en direction de, à l’égard de« . Son usage ici, insistant, crée d’abord un rapport entre les personnages de la parabole : comme Philoxène vient à Anastase, ainsi Anastase vient à Thuroclée. Ce n’est pas que, on le sent, un effet domino, c’est la même expérience dérangeante qui est partagée. Mais, et je parlais de mise en abîme, comme Anastase vient à Thuroclée, ainsi le narrateur vient-il aux auditeurs ! Du fait même de la parabole, c’est la même expérience dérangeante qui est partagée aussi. Il faut donc nous attendre à ce que la saisie de cette parabole nous cause quelque malaise, en tous cas nous « dérange » au sens où Thuroclée a été dérangé (et Anastase aussi, dans le fond).
Une autre récurrence apparaît dans la parabole, c’est l’appellation d’ami, [philos]. Thuroclée est l’ami d’Anastase, et c’est ce qui fait qu’il se rend chez lui au milieu de la nuit. C’est le nom qu’Anastase lui donne pour l’interpeller à cette heure avancée, « Ami !…« , autrement dit, c’est la raison qu’il lui donne pour venir le déranger lui, c’est l’explication de cette arrivée intempestive. Et ce même Anastase, dans le récit qu’il fait à Thuroclée, lui présente Philoxène comme « un ami à moi« . Les amis de nos amis sont nos amis : Anastase donne à Thuroclée une double raison de répondre avec bienveillance à sa sollicitation nocturne. Et la conclusion du narrateur invoque encore la motivation de Thuroclée : « du fait qu’il est son ami« . Ce n’est pas forcément pour ce motif que Thuroclée va finalement faire ce que lui demande Anastase, mais ce fait demeure, il n’est nié aucun moment. Donc l’amitié est le climat dans lequel se déroule toute cette parabole, d’un bout à l’autre ceci ne peut avoir lieu qu’entre amis.
Une troisième récurrence est le thème du don. Anastase demande à Thuroclée de lui « prêter« , le mot grec évoque clairement l’idée de la contraction d’une dette. Il s’agit d’un don, mais qui engage celui qui le reçoit à rendre l’équivalent (c’est-à-dire mot-à-mot : pour une valeur égale). Cette demande est faite parce qu’Anastase veut « mettre quelque chose en face » (littéralement) de Philoxène qui débarque chez lui à l’improviste. Pour aller au bout de l’hospitalité due à un ami, il veut lui donner tout ce que l’hospitalité engage, même si le fait d’être dépourvu en étant pris à l’improviste serait parfaitement excusable. C’est d’ailleurs sans doute pour être réellement en situation de don qu’Anastase se propose vis-à-vis de Thuroclée de se mettre en situation de dette : il ne veut pas que le don vienne de Thuroclée mais bien de lui-même. Aussi s’engage-t-il à rendre à Thuroclée.
Thuroclée fait alors remarquer à Anastase que, pour le moment, Anastase lui procure à lui surtout des ennuis ! C’est un don, certes, mais pas des plus recherchés… Et lui exposant sa situation à lui (toi, tu as un ami qui débarque en pleine nuit, moi j’ai des enfants qui dorment), il lui dit qu’il ne peut pas lui donner. Plus précisément, qu’il ne peut pas se lever pour lui donner. Le don n’est pas possible, parce qu’il supposerait autre chose, un dérangement, un éventuel réveil des enfants (littéralement, le texte dit : « mes enfants sont avec moi dans le lit« . Si l’adulte bouge, les enfants se réveillent, c’est fatal ; on se demande d’ailleurs comment il fait pour répondre sans les réveiller…).
Il est étonnant que Thuroclée ne reprenne pas le mot d’Anastase, ne parlant pas de prêt ! C’est comme s’il n’était pas question entre eux de prêt, que forcément, s’il se levait, ce serait pour un don. Entre amis, c’est tellement plus simple. L’amitié vit de don et de contre-don : c’est vieux comme l’humanité. La conclusion est au narrateur : cette petite parabole va tout de même finir par un don, et si ce n’est pas pour un motif d’amitié (ce qui n’est pas écarté : peut-être l’ami va-t-il finalement se laisser pour cette seule raison flêchir ? C’est une issue possible…), ce sera pour un motif d’impudence, littéralement d’absence-de-respect ou d’absence-de-réserve. Anastase demande un prêt, il obtient un don. Et l’amitié réciproque d’Anastase et Thuroclée s’accommode aussi d’une absence de réserve. Et on ne saura pas, du coup, si cette impudence d’Anastase porte sur l’heure nocturne et le dérangement intempestif qu’il cause à son ami Thuroclée, ou si elle porte sur le fait d’avoir envisagé un prêt entre ami : « Pour qui me prends-tu, à vouloir m’emprunter ? Tiens ! Je te donne ! »
Je repense, pardon, à la fable de La Fontaine, La Cigale et la Fourmi : » […] Elle alla crier famine / Chez la Fourmi sa voisine / La priant de lui prêter / Quelque grain pour subsister/ Jusqu’à la saison nouvelle./ « Je vous paierai, lui dit-elle / Avant l’Oût, foi d’animal,/ Intérêt et principal. » / La Fourmi n’est pas prêteuse ; / c’est là son moindre défaut. […] » La différence avec notre parabole, c’est que la Cigale demande pour elle-même. Et aussi que rien n’indique que nos deux compères soient amis. La Cigale toutefois veut emprunter, elle entre même dans les méandres du contrat en donnant une date d’échéance (le début du mois d’Août), et en s’engageant tant sur une somme que sur les intérêts à calculer (intérêt et principal), sachant même vu l’ordre des mots que les banquiers se payent toujours d’abord eux-mêmes, et commencent donc par les intérêts, avant d’en venir au remboursement de la dette brute. Mais ce n’est pas le métier de la Fourmi, elle ne comprend rien à la banque (la Fourmi n’est pas prêteuse), et du coup, ne connaissant que la valeur « travail » et craignant de s’engager dans des choses qu’elle ne maîtrise pas du tout, elle va conseiller à son « emprunteuse » de compter plutôt sur une nouvelle activité plus de saison, la danse. Là non plus, pas de prêt : mais il n’y a pas l’amitié qui fait basculer du côté du don, il n’y a qu’un conflit d’intérêts qui finalement sépare.
Dans tout ce contexte s’inscrit la demande, ce qui est relatif à la prière (puisque le mot initial de tout le passage, [proséoukhomaï], concerne une prière publique qui demande). Et qu’avons-nous appris à ce sujet ? D’abord que la demande s’inscrit dans un contexte général d’amitié : aucun des protagonistes ne sort de là. Philoxène vient à l’improviste chez un ami, et Anastase le reçoit au mieux parce que c’est un ami. Il est à la peine pour cela, c’est la dimension concrète qu’il veut donner à son amitié hospitalière qui est sans moyen, et il va trouver un ami, Thuroclée,pour lui demander son aide. Et celui-ci, même en mauvaise posture, va finalement lui donner, en ami, ce que celui-ci ne lui réclamait pas. La prière de demande ne peut pas se faire dans un contexte d’intérêts ni de défiance, elle réclame une relation d’amitié habituellement construite et cultivée. Elle est persévérante et insistante, même si elle a l’impression d’essuyer d’abord un refus : l’amitié aura raison de tout.
La deuxième chose que nous avons apprise, c’est qu’on ne demande pas pour soi, mais pour un autre. Ou plutôt, on demande pour construire l’amitié. On demande parce qu’on est démuni sur un point : Anastase offrira son toit, il le partagera. Mais ce qui lui manque, à cause de l’arrivée imprévisible de Philoxène, de quoi nourrir son hôte, il va le demander. La prière de demande est liée à l’action , elle est liée à une charité en exercice, et c’est même là qu’elle naît. On demande inséparablement pour soi et pour les autres, on demande pour soi, afin d’être-pour-les-autres. On ne demande pas au Bon Dieu de réaliser tout seul ceci ou cela, on lui demande qu’il nous donne… de quoi donner.
Le moment de la demande n’a aucune importance (rappelons-nous le début du passage, « Un jour, quelque part, Jésus priait.« ) : la demande peut être impudente à cet égard, ce n’est pas déterminant. On ne prie pas pour se rendre propice ou favorable celui auquel on s’adresse, il est déjà un ami. Alors pas de manières, qui seraient en fait des défiances. Pas de contournements ou de stratégies, pas de formulations bien pesées. De toutes façons, on dérange, donc la demande ne tombera jamais bien. Mais il faut la faire, il faut demander. Par amitié. Par amitié pour Philoxène, et par amitié pour Thuroclée.
La vraie impudence, le vrai manque de respect ou manque de convenance, est de prétendre rendre ce qu’on aurait seulement emprunté : Thuroclée est un ami, et qui le sait, et qui le veut. Il veut rester dans l’ordre du don. Viendra le temps pour Anastase de lui donner à son tour, gratuitement. Pour l’heure, c’est Anastase qui est dans l’indigence et l’urgence, et c’est à lui qu’on donne. Et Anastase apprend qu’il doit en être ainsi, qu’estimer Thuroclée et le traiter en ami, c’est oser venir le trouver en pleine nuit malgré ses propres occupations, mais aussi oser lui demander franchement, attendre de lui un don. La prière de demande ose tout, ose demander les choses les plus folles, dès lors qu’elle demande en vue d’un autre et dès lors qu’elle s’inscrit dans un climat général de confiance et d’amitié. A nous maintenant de savoir reconnaître le (la, ou les) Philoxène qui débarque à l’improviste dans notre vie, et demander pour lui avec confiance et… impudence.
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