Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai essayé d’éclairer une lecture de l’ensemble de ce texte, qui fait suite à celui de la semaine dernière, sous le titre Sourcer son agir. Je voudrais m’intéresser aujourd’hui à deux aspects de ce texte, l’hospitalité et l’impatience.

L’hospitalité m’intéresse parce que c’est un aspect et une dimension fréquente de notre vie : nous accueillons (ou pas ?) bien souvent dans nos maisons, nous ouvrons notre porte, et c’est une expérience très mêlée. D’une part elle procure la joie de la convivialité, l’entretien de l’amitié ou des relations familiales, d’autre part elle en comporte les risques (de tensions, de disputes…) et la fatigue -car recevoir, c’est aussi préparer, servir et …remettre en ordre !
Ici, Marthe (dont le nom, rappelons-le, signifie tout simplement « la maîtresse de maison« ) reçoit. Elle « prend-sous-son-toit« , ce qui est dit avec le verbe [hupodékhomaï] dont nous avons également dit, dans le précédent commentaire de ce texte, qu’avec une femme pour sujet, il a aussi le sens de « accueillir-en-son-sein, concevoir« . Ce seul choix de Luc est déjà une indication d’une grande portée quant à la qualité de l’hospitalité : accueillir, c’est aussi une disposition intérieure par laquelle on fait place à un autre, au point d’être bousculé dans sa propre place, au point où ce qui fait « ma vie » va faire « notre vie ». Cela dit aussi avec quelle délicatesse et quelle inventivité celui ou celle qui reçoit va essayer de « deviner » son hôte, ou ses hôtes : deviner ce qui leur fait plaisir, deviner ce qui va les mettre à leur aise, deviner au fond ce qui va faire d’eux des vivants un peu plus vivants, un peu plus eux-mêmes. J’ai appris, avant de recevoir une personne pour un temps d’écoute ou d’accompagnement, à dire au fond de moi : « Seigneur, donne à cette personne d’être elle-même, et à moi de l’aimer ». Je crois que cela résume assez bien l’enjeu, et que cette supplique répétée montre surtout que ce projet est toujours à reprendre, jamais entièrement réalisé…
Se pose la question des convives : combien sont-ils ? Jésus ne voyage pas seul, il y a tous ceux qui font route avec lui. Certes, dans le texte de Luc, maintenant qu’il a ouvertement déclaré qu’il faisait route vers Jérusalem, il a aussi envoyé en avant de lui des disciples, dont une partie d’entre eux fait route globalement avec lui, mais pas nécessairement à chaque instant de chaque jour, ils font route dans la même direction mais avec des itinéraires variés. Alors combien sont-ils, avec Jésus ? Combien de personnes Marthe reçoit-elle en même temps chez elle ? Je laisse chacun en faire l’estimation, le texte ne le laisse pas deviner : pour Marthe, c’est surtout l’expérience d’une [pollè diakonia], d’un service lourd, où il y a beaucoup à faire. Et c’est cela qui la [périspaoo], qui la « tire de côté« , l’ « entraîne ailleurs« , la « détourne« , la « distrait« . Etymologiquement, [péri-spaoo], c’est attirer [spaoo] vers ce qui est autour [péri-]. Elle est décollée de ce qu’elle voudrait au centre de son attention, elle est victime de dis-traction, c’est-à-dire qu’elle est tirée de part et d’autre, qu’elle fait de plus en plus le grand écart…
La pauvre Marthe, à cause même de la charge qu’implique sa générosité et son hospitalité, se trouve tiraillée et décentrée de son premier propos, de son objectif initial. C’est justement ce que, un peu cruellement, Luc lui fait redire sur la fin du texte : « tu es inquiète et te troubles à propos d’une-quantité-de-choses : d’une cependant il est besoin« . Je dis « un peu cruellement », parce qu’il me semble que dans l’état de tension où elle était, cette remarque met le doigt justement sur ce dont elle souffre, et sans doute elle ne le sait que trop ! On peut deviner qu’elle aimerait bien elle aussi rester assise là, à écouter celui qu’elle a eu la générosité d’inviter chez elle.
Maintenant, peut-être qu’un peu plus tard elle ré-entendra cela comme une confirmation apaisante de ce qu’elle avait au fond d’elle-même. Peut-être a-t-elle trop facilement rangé cet hôte avec ceux qu’elle a déjà reçu, comme attendant d’être nourri, lui et ceux qui l’accompagnent ? Peut-être que la « dis-traction » entre, d’une part l’attention portée à son hôte, d’autre part le souci de pourvoir à toutes les nécessités, va se révéler avoir finalement fait pencher la balance du deuxième côté au détriment du premier. Cet hôte, Luc nous l’a déjà appris dans les pages précédentes de son évangile, préfère la parole et le dialogue au pain. La position de Marie lui permettait plus et mieux d’être lui-même que celle finalement adoptée par Marthe, et la soeur s’est révélée au fond meilleure hôtesse que la maîtresse de maison.
Il n’en va bien sûr pas ainsi de tous les hôtes : en ce qui me concerne, je suis bien content qu’on m’aie aussi préparé à manger et … à boire ! Mais ce que je retiens de cette leçon d’hospitalité, c’est que l’hospitalité que nous offrons ne peut pas être toujours la même, fût-elle adressée aux mêmes personnes. La personne que l’on reçoit n’a pas toujours les mêmes attentes, les mêmes besoins, d’une fois sur l’autre, et l’adaptation est toujours nécessaire. Rien de pire, peut-être, que d’avoir ses propres routines d’hospitalité, universellement applicables quelles que soient les personnes : on n’est plus alors dans l’accueil mais dans la représentation de soi comme accueillant. Et peut-être qu’il y a des personnes qui ont surtout besoin d’être écoutées, et qu’importe si on mange sur le pouce ou pas du tout ? Et une autre fois ce sera autrement.
Mais ceci me conduit au deuxième thème qui a éveillé mon attention cette fois-ci, celui de l’impatience. Marthe se montre impatiente, au point d’ailleurs d’aller gentiment secouer son hôte. A la vérité, ce qu’elle dit n’est pas adressé vraiment à Jésus, mais bien à sa sœur. Simplement, elle ne peut pas s’adresser directement à elle, ce serait ignorer totalement celui qu’elle a à cœur de recevoir. Alors elle s’adresse à lui pour qu’il reste au centre de l’attention, mais en faisant clairement entendre à sa sœur son impatience : « Tu me laisses servir toute seule ».
Marie ne répond rien. C’est très frappant, elle n’avait qu’un mot à dire, d’une évidence immédiate : « Comment veux-tu que je laisse notre hôte seul ? C’est inconvenant ! » Mais elle ne dit rien. Vis-à-vis de son impatiente sœur, elle se montre « patiente ». Mais je crois que c’est parce qu’elle est animée par une autre impatience, celle de continuer d’écouter ces paroles qui la font vivre, qui la soulèvent. C’est pourquoi d’ailleurs l’hôte ajoute qu’elle « a prélevé la bonne part, qui ne lui sera pas retirée« . Ainsi deux impatiences se révèlent, mais d’une manière assez contraire, l’une qui fait parler, l’autre qui fait se taire ; l’une qui fait se dresser contre sa sœur, l’autre qui fait ne pas l’entendre (ou si peu) ; l’une qui va à l’accomplissement de tâches trop nombreuses pour être accomplies (sans doute même à deux !), l’autre qui va à des choses dont le désir n’est jamais rassasié.
Il me semble que cela m’invite à « évangéliser mes propres impatiences », en les visitant, en les orientant, en faisant un choix. Car c’est une autre différence : Marthe paraît subir la situation, quand Marie est réputée avoir choisi. Et si je choisissais mes impatiences ?