Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Il y a trois ans, j’ai cherché sous le titre Révolution sociale à réfléchir sur le texte qui nous est donné aujourd’hui. A vrai dire, j’ai surtout cherché à remettre en contexte la parabole du bon Samaritain, qui est au coeur de notre texte : comment Luc l’introduit et à partir de quoi il invite à la comprendre. C’est le contexte qui oriente la perspective de lecture et de compréhension, comme toujours. Je voudrais cette fois-ci m’intéresser à la parabole elle-même.

La parabole du Bon Samaritain est peut-être la plus connue de toutes les paraboles, et bien au-delà du cercle des adeptes de l’évangile. Se comporter comme un « Bon Samaritain », être le « Bon Samaritain » de quelqu’un, est devenu proverbial. Le sens fondamental en est bien connu : un homme laissé pour mort sur la route entre Jérusalem et Jéricho, donc en pleine Judée, n’est secouru ni par un prêtre ni par un lévite, c’est-à-dire par aucun des personnages emblématiques du peuple de dieu ; mais c’est un paria qui se laisse émouvoir et qui vient au secours d’un homme qui, à son point de vue, est normalement un étranger voire un adversaire. L’invitation est donc à dépasser les frontières, à ne pas accorder d’attention aux seuls proches par la religion ou l’idéologie ou l’ethnie, mais bien à s’ouvrir pour les secourir à tous ceux avec qui nous partageons la même humanité.
Une telle conséquence est pour beaucoup au fondement même de notre société « occidentale », de nos sociétés marquées par le judéo-christianisme. Le secours à apporter à tous, le développement d’un système social, la préoccupation pour les pauvres, les souffrants, les étrangers, trouve sans doute là sa racine. Parole aux immenses conséquences. Et c’est le même ressort qui permet ultimement de se distancier des grandes idéologies totalitaires. Primo Lévi écrit en 1947, dans sa préface de son oeuvre « Si c’est un homme » retraçant l’atrocité des camps nazis : « Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que l’étranger, c’est l’ennemi. Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans liens entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager (= le camp nazi) ; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. » On voit pourtant se réveiller, un peu partout dans le monde y compris chez nous, cette idée que l’étranger c’est l’ennemi, idée absolument contraire à la réaction de notre Samaritain. Idée également, et par conséquent, absolument contraire aux fondements de nos sociétés. Et je voudrais du coup m’intéresser à notre Samaritain, pour essayer de mieux le comprendre et m’en rapprocher.
Je note pour commencer que le Samaritain n’est pas le premier personnage nommé dans cette histoire, et de loin. Il y a d’abord « un certain homme« , [anthroopos tis], il y a ensuite des « brigands » ou « pirates » [lèèstèès], puis « un certain prêtre« , [hiéréous tis] et pour finir « un Lévite« , [Léouitèès]. Je note au passage la mention décalée de ce dernier, à des fins manifestement symboliques : car aux temps de Jésus, les Lévites ont complètement disparu du paysage. C’est seulement alors qu’apparaît « un certain Samaritain« , [Samaritèès tis]. Désigné comme Samaritain, il assume une lourde hérédité : l’histoire biblique, qui prend le parti de la Judée ou du royaume de Juda, attribue généralement tous les maux et toutes les infidélités au royaume de Samarie. Religieusement parlant, les Samaritains sont considérés comme « hérétiques », et ils ne partagent pas la centralité accordée à Jérusalem, pour eux c’est le Mont Garizim qui est traditionnellement le lieu central du culte. Il est du coup étonnant de trouver cet homme sur la route de Jérusalem à Jéricho : autant les deux passants précédents ne surprennent pas à se diriger vers ou à venir de Jérusalem, autant le Samaritain surprend.
Je ne vais pas faire d’hypothèses, puisque le récit n’en laisse esquisser aucune, mais en rester à cette surprise qui est peut-être dans l’intention même du récit. Le Samaritain est l’homme dont la présence est déplacée, incongrue, inattendue. Il n’a rien à faire là. En tous cas, comme personnage, il est vierge de motivation. Nous sommes invités d’emblée à l’observer ici et maintenant, sans tenir compte le moins du monde d’une quelconque histoire. Intentionnellement, c’est sa réaction instantanée qui va être mise en avant : la construction littéraire nous contraint en quelque sorte à ne nous attacher qu’à ce qui va être dit à présent.
« Mais quelque Samaritain cheminant vient près de lui et voyant, est remué aux entrailles, et s’approchant bande ses blessures faisant couler dessus huile et vin, l’ayant encore fait monter sur sa propre monture le conduit à l’auberge et prend soin de lui.«
Le Samaritain, comme le Lévite, « vient » (le prêtre, lui, comme l’homme blessé, « descend »). Mais à la différence du Lévite qui vient « sur les lieux » [kata ton topon], notre Samaritain vient « sur lui« , [kat’aouton]. Comme les deux précédents, il voit. Mais sa réaction n’est pas la même. Les deux autres sont « passés à l’opposé« , [antiparèèlthén], quand lui « est remué aux entrailles« , [ésplangkhnisthèè]. Et c’est là que les choses divergent fondamentalement. Le verbe [splangnidzomaï] vient du nom [splangkhnon], les entrailles : les viscères principaux des hommes ou des animaux, coeur, foie, poumons… Le verbe signifie en premier « manger les entrailles » (après le sacrifice), puis « remuer les entrailles« . Il est ici au passif, autrement dit c’est bien une action de l’homme blessé sur ce passant de hasard, qui est littéralement « pris aux tripes« .
Ce point est absolument capital. Le Samaritain n’obéit dans son action à aucune règle, à aucun précepte de sa religion qui serait ainsi meilleure que celle du prêtre ou du Lévite, à aucune loi morale, même ! Il obéit à ses tripes. Il a encore suffisamment de tripes pour qu’elles puissent être remuées. C’est quelque chose d’instinctif, de profond, d’obscur même, qui se passe en lui. Ce n’est pas à proprement parler une action de sa part, ce n’est pas encore une action à ce stade. Il subit. Ses tripes subissent. Mais elles vont déclencher chez lui le meilleur : il va s’approcher et se pencher sur les blessures pour les lier serrées, arrêter ainsi les saignements ou les infections (dont on n’a pas idée à cette époque, d’ailleurs). Il va verser (et perdre ainsi irrémédiablement) son huile et son vin, alcool et pommade d’alors, biens précieux et couteux. Il va renoncer pour cet homme à sa propre monture mais marcher désormais jusqu’à ce qu’il ait introduit l’homme blessé dans une auberge où il va prendre le temps de s’occuper de lui. Puis il prendra à charge les frais de sa convalescence et reviendra le visiter.
Si nous n’oublions pas la question initiale posée à Jésus, « qui est mon prochain ? », question qui fait suite à « que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » -question à laquelle l’interlocuteur lui-même avait répondu par l’amour, l’agapê-, notre verbe prend toute sa valeur. L’agapê ne peut établir des liens entre les hommes, ne peut faire de l’humanité une communauté renouvelée, qu’au prix d’entrailles remuées. Et elle ne le fait d’aucune autre manière. Vouloir construire une communauté capable de renouveler l’humanité sur la base de l’agapê, autrement dit vouloir construire l’Eglise, autrement qu’en se laissant prendre aux tripes par la misère et la blessure de celle ou celui rencontré par hasard, est sans espoir et sans lendemain. Il y a une méprise fondamentale à vouloir organiser la charité, pire encore à vouloir la contrôler. Le but n’est pas que l’homme soit secouru, le but est qu’un lien dont l’origine est dans l’homme blessé, soit fondé et grandisse entre celui qui a besoin et celui qui le rencontre. C’est cela, la véritable Eglise.
Mais, me direz-vous, non : l’Eglise c’est d’abord Jésus-Christ ! « L’Eglise, c’est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué« , écrivait Bossuet. Eh bien, désolé : Jésus-Christ dit autre chose. Dans cette parabole, il dit que la charité, l’agapê, est l’âme de la communauté qui renouvelle et fonde autrement l’humanité, est le ciment de son union, et que cette agapê se reconnaît avant tout à ce qu’elle provoque entre deux êtres, dont l’un a besoin et dont l’autre peut apporter ; que cette agapê s’origine dans l’action du premier sur les tripes du second. C’est peut-être cela, l’esprit saint. Et cette charité authentique, potentiellement vécue par tout un chacun, n’est pas le privilège des « chrétiens ». L’Eglise, la communauté de ceux qui font ce que Jésus dit, est d’abord le réseau de ceux que lie la charité authentique, avec la liberté que donne celle-ci : encore une fois, la charité ne « s’organise » ni ne se « régule », que ce soit par des institutions (de bienfaisance, de gouvernement,…) ou des codes (de morale, de droit,…). Elle est libre.
Un commentaire sur « Pris aux tripes (dimanche 10 juillet). »