Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai posté un commentaire de la mise en situation de ce texte et de sa troisième parabole, connue sous le nom de parabole du Fils Prodigue, sous le titre Manger, avec qui ? et un commentaire des deux premières paraboles, dites de la Brebis perdue et de la Drachme perdue, sous le titre Bouleversement social.
Je voudrais cette fois m’attarder sur l’attitude du père de la troisième parabole. Il nous est dit en effet que soumis à la famine, le plus jeune fils pense que les employés de son père ont, eux, de quoi manger, et qu’il va oser essayer, renonçant à sa qualité de fils, de se faire embaucher par son père lui aussi comme employé : de sorte qu’il aura à manger à sa faim. « Et il se leva et repartit vers son père. Mais alors qu’il était encore à grande distance, l’aperçut son père, et il fut pris aux tripes, et il courut et se jeta à son cou et il l’embrassait. »
Attitude saisissante ! Attitude qui n’est absolument pas celle qu’a anticipée le plus jeune fils (ni l’autre non plus, d’ailleurs !) : il s’attendait lui à ce que son père le prenne de haut et que la relation filiale ne soit plus de mise. Il a d’ailleurs préparé son petit discours en ce sens, « j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ‘ton fils’… » Il en est même si convaincu qu’il essaye, malgré la réaction totalement inattendue du père, de dire ce discours préparé, et le père l’interrompra en s’adressant à ses serviteurs.
Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte ? Cela signifie que, si les pharisiens et les scribes (figurés par le fils aîné) sont d’abord surpris puis indignés par l’attitude de Jésus avec « les publicains et les pécheurs« , lesdits publicains et pécheurs (figurés par le plus jeune fils) ne sont pas moins surpris. Mais eux sont surpris, puis émerveillés. Sans comprendre, ils restent prisonniers de leur première réaction, de ce à quoi ils se sont préparés : car ils se sont préparés. Ils sont préparés au reproche, au mépris, au refus. Les catégories mentales qui s’imposent à eux, peut-être parce que ceux qui les ont réputés « pécheurs » les leur ont imposées, leur interdisent d’espérer une place de fils. Ils espèrent trouver un employeur nourricier, mais ils ne comptent certes pas sur un père aimant. C’est dire si la « conversion » dont il est question dans tout ce passage est peut-être avant tout une conversion de la pensée, un renouvellement profond qui s’ouvre à de nouvelles catégories mentales, et une ouverture à une espérance inédite. Se convertir, c’est peut-être au fond s’ouvrir à l’inespéré.

Je mets maintenant en regard ce passage avec les deux autres paraboles. Dans les deux autres paraboles, une fois constatées les pertes de la brebis ou de la drachme, le berger ou la maîtresse de maison se mettent à leur recherche « jusqu’à ce qu’il ou elle la retrouve« , l’expression se retrouve mot pour mot les deux fois. C’est une attitude active, très active, dont nous avons vu dans un commentaire précédent qu’elle mobilise toute l’attention et toute l’énergie de l’homme ou de la femme, et que son terme leur échappe mais appartient entièrement à la pièce ou l’animal perdus : la recherche ne cessera pas quand les chercheurs le décident, mais quand animal ou pièce auront été trouvés.
Dans cette troisième parabole, il pouvait sembler que le père restait passif. C’est peut-être parce que le narrateur nous faisait suivre l’itinéraire du fils puiné. Mais dès que la caméra se reporte sur le père, on le voit actif. Et quelle est son action ? Il regarde. « alors qu’il était encore à grande distance, l’aperçut son père« . Mais, me direz-vous, regarder ce n’est pas aussi actif que marcher par monts et par vaux, ou balayer avec soin toute la maison. Ce n’est pas faux. Mais peut-être est-ce plus réaliste ainsi, ou plus précis : car quelle chance de trouver celui qui s’enfuit encore ? Le père, au vrai, n’a pas quitté son fils des yeux un seul instant. Ses yeux l’ont suivi sans interruption, et ce qui est nouveau, ce n’est pas le regard du père, c’est l’attitude du fils.
Ce que le père aperçoit immédiatement, c’est le changement d’attitude du fils. Il le voit aussitôt que celui-ci commence de se mettre en route dans sa direction. Si tel est le cas, il peut être rejoint, il peut être trouvé. Et sans délai se met en œuvre l’énergie du père pour rejoindre son père, et quelle énergie ! « et il courut et se jeta à son cou et il l’embrassait. » On retrouve le « jusqu’à ce qu’il le trouve » des deux autres paraboles : il court, il court jusqu’à lui, il court jusqu’à ce « pays lointain » où il est parti, et il court jusqu’à le rejoindre, jusqu’à le toucher, jusqu’à l’embrasser, jusqu’à le serrer sur son cœur pour le ré-engendrer.
Qu’est-ce à dire ? Qu’aussi loin que nous croyions être du dieu, nous sommes toujours son regard : non pas sous son œil qui surveille, le sourcil froncé ; mais sous son regard qui nous espère, le sourcil tremblant et l’œil humide. S’il n’agit pas encore, c’est parce que nous fuyons encore : il attend le cœur tremblant que nous nous retournions. Mais si c’est le cas, alors c’est un ouragan. Et c’est bien lui qui fera le plus grand chemin, qui effacera d’un coup la distance que nous, nous avons créée, qui comblera d’un coup le fossé que nous, nous avons creusé.
Mais le texte dit aussi une autre chose, il livre un secret. Entre le retournement tout juste amorcé du fils et l’élan impétueux du père qui tout de suite rétablit l’union, il y a un secret. Il y a un mot. « et il fut pris aux tripes« . C’est exactement, mot pour mot, le mot employé dans la parabole du bon Samaritain, le mot qui expliquait que l’étranger ne change pas de côté de la route pour éviter l’homme blessé, mais aller s’approcher de lui. C’est le même secret dans les deux cas, le même secret du cœur. C’est le même drame intérieur, le même pincement, le même bouleversement qui explique l’action différente et surprenante. « et il fut pris aux tripes« .
Le secret du cœur du dieu, ce qui le fait bondir vers celui qui l’a quitté en souhaitant sa mort, est le même secret du cœur de l’homme qui le fait s’approcher de l’autre blessé. Comme je le faisais déjà remarquer dans Pris aux tripes, point qui m’apparaît toujours capital, ce motif d’agir jaillit spontanément comme du fond de soi comme le fait une source de vie. Ce n’est pas une injonction morale, ce n’est pas une règle, ce n’est pas le fruit d’un raisonnement. Ce n’est pas un calcul d’intérêt ou un plan général. C’est ce qui peut surgir du fond de soi, comme un cri primal, pourvu que rien n’y fasse obstacle.
Et c’est là que nous rejoignons ce que nous avons déjà observé plus haut : si la conversion fondamentale est bien de s’ouvrir à l’inespéré, par-delà les a priori et les pensées pré-formatées qui nous habitent hélas beaucoup (et dont par conséquent il y a tout un travail pour se libérer), de même il y a tout un travail sur soi pour permettre, comme pour le samaritain ou le père de la parabole, ce jaillissement spontané du don des tripes qui nous rend fondamentalement humains, c’est-à-dire tels que le Créateur a fait sa créature : sensible, compatissante et tendre. Il a fait de nous un volcan dont le magma nous entraîne vers les autres, et qui ne demande qu’à jaillir comme un amour brûlant. L’action de ce père, qui lui laisse jaillir le magma de son cœur, nous révèle à l’image de qui nous sommes faits. Accueillant son élan à notre égard, nous pouvons laisser jaillir le même à l’égard de ceux qui nous entourent, et même plus loin encore, « dans un pays lointain ».