L’enjeu de la gestion (dimanche 18 septembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Notre texte, qui fait directement suite à celui de la semaine dernière dans l’évangile de Luc, est toujours étonnant. J’en ai déjà tenté un commentaire : Accueillir et comprendre à tout prix. Mais à vrai dire, il joint des ensembles qui, une fois de plus, n’ont peut-être pas grand chose en commun à l’origine, et Luc a comme d’autres tenté d’organiser une matière abondante mais un peu en fouillis.

Je suis particulièrement étonné cette année par l’enchaînement qu’il réalise entre une parabole qu’on pourrait appeler « de l’intendant réfléchi » et une autre parole qui apparaît presque contradictoire à propos de l’usage de l’argent et du rôle de celui-ci pour éprouver notre fiabilité : « Qui est fiable dans ce-qui-vaut-peu, dans ce-qui-vaut-beaucoup est aussi fiable , et qui est injuste dans ce-qui-vaut-peu, dans ce qui vaut beaucoup est aussi injuste. Si donc dans le Mamon injuste vous ne commencez à être fiables, qui vous confiera le véritable ? Et si dans ce qui est à un autre vous ne commencez à être fiable, ce qui vous est propre qui vous le donnera ?« 

Cette dernière parole est placée par Luc après la parabole, de sorte qu’elle apparaît un peu comme sa conclusion -quoique la parabole ait déjà sa conclusion. Elle semble comme une autre conséquence que l’on tire de la même parabole. Et pourtant, dans cette « parabole de l’intendant réfléchi », ce dernier n’apparaît pas très fiable, puisque c’est la raison pour laquelle son maître lui demande des comptes et s’apprête à le renvoyer !! Alors quel est le rapport ? N’y a-t-il pas là une flagrante contradiction ? Luc ne se montre-t-il pas particulièrement malhabile à enchaîner ainsi des paroles, peut-être sous prétexte qu’elles parlent d’argent, quand à l’examen elle paraissent contradictoires ?

Considérons d’abord cette parole comme indépendante, ce qu’elle était peut-être à l’origine. Que veut-elle dire ? Il me semble qu’elle parle d’abord d’éprouver la fiabilité des personnes : il est sage de commencer par confier à une personne que l’on veut éprouver des choses de moindre importance, et suivant ce qu’elle va révéler d’elle, on lui confiera (ou pas) des choses de plus grande importance. C’est presque du bon sens. Intéressante est l’opposition fiable/injuste : se montrer [pistos], « digne de foi, de confiance« , c’est une relation positive avec celui qui mandate, une relation ouverte. Le mandant a l’initiative d’accorder sa confiance, et le mandaté fait effort pour mériter confiance. Se montrer [adikos], « injuste« , c’est plutôt une relation avec les autres, ceux au service de qui la mission est confiée. Ils peuvent être lésés par l’action et les pratiques du mandaté: celles-ci peuvent les mettre dans la gêne, créer une insécurité grave, voire précipiter leur situation dans la misère.

Cela fait voir que la relation n’est jamais une relation fermée, à deux, limitée à un face à face : il y a trois partenaires au moins (et le troisième est un collectif). Fiable est celui qui répond à la confiance que son maître lui a faite, parce qu’il fait ce que le maître attend au bénéfice des autres. Injuste est celui qui ne poursuit pas cet objectif du bénéfice des autres, et par conséquent le maître lui retire sa confiance. Nous commençons à retrouver tout-à-fait notre parabole. Des on-dits ont fait penser au maître que son intendant n’était pas fiable, mais la réaction de ce dernier est tellement au bénéfice des autres (et au sien en même temps, mais après tout ce n’est pas contradictoire, au contraire : l’évangile dit bien « tu aimeras ton prochain comme toi-même ») que le maître fait au contraire l’éloge de son intendant.

Et cela nous permet de mieux entendre la deuxième partie de la parole sur laquelle je me concentre aujourd’hui. Le « Mamon injuste« , c’est l’argent. Mamon est le dieu des richesses chez les Syriens : c’est le Ploutos des Grecs. Pourquoi injuste ? Peut-être parce qu’il est si inégalement réparti entre les hommes ?… En tous cas, il est question d’être fiable, pour commencer, avec le Mamon injuste : l’usage que nous faisons de la richesse est ce commencement, ce lieu où nous sommes éprouvés pour commencer. Comment allons-nous nous comporter avec l’argent, comment allons-nous nous situer dans cette relation à trois : le Maître, nous-mêmes et les autres ?

Cette manière de poser la question est en vérité une remise en cause profonde. L’argent n’est pas d’abord quelque chose que nous avons gagné, mais nous sommes invités à le considérer comme un bien de peu, tout de même confié à nous par le maître. Et l’usage que nous allons en faire, s’il cherche le bénéfice des autres, nous vaudra d’être considérés fiables. Dans le cas contraire, pas besoin de réclamer plus. La gestion financière, la gestion des biens, n’est pas une chose simple. Il y a ceux qui en sont les destinataires principaux, dont nous-mêmes en général, mais il y a aussi tous ceux qui en sont aussi les destinataires occasionnels, et la liste n’en est jamais établie une fois pour toutes ! Un juste équilibre de son usage entre toutes ces personnes n’est pas chose simple. Pour autant, une gestion injuste tombe souvent assez facilement sous le jugement commun, soit par dilapidation, soit par avarice, soit par négligence, soit par dissimulation… Je n’ai sûrement pas pensé à tout.

Il me semble au fond que s’il est ici question d’argent, il est question à travers lui de toute la dimension matérielle de notre vie. L’argent, c’est l’échange : c’est le moyen inventé pour dépasser le troc et donner plus de liberté aux échanges, et dans le temps, et dans l’objet. Grâce à l’argent, je ne sui pas tenu d’échanger les œufs que j’ai maintenant contre des pommes de terre que l’autre a maintenant. Mais la gestion de l’argent, c’est la gestion de toute la dimension matérielle de la vie, c’est-à-dire aussi tout ce qui lui donne sa réalité. Il est bien beau de prétendre qu’on aime quelqu’un, quand on ne va pas jusqu’à s’engager concrètement, réellement, donc financièrement, à son endroit. Tout ne se résume pas à cela, bien sûr : mais la dimension matérielle est loin d’être négligeable, au contraire même. Parce que nous sommes des êtres de chair et de sang. Et parce que les richesse sont limitées, donner de son bien revient souvent à se priver soi-même, à renoncer à quelque chose.

La « chute » de la parole que nous observons de plus près est aussi très intéressante, et se remarque d’autant plus qu’elle fait littérairement une rupture remarquable. A la fin, on n’a plus le verbe « confier » mais bien « donner ». Parce qu’il est question de ce qui ultimement nous est « propre », ce qui est nôtre. Jusqu’à présent, rien n’a été nôtre. Mais au bout du processus, ce qui nous est confié, ce que le maître veut nous confier, c’est ce qui nous est propre. C’est si précieux qu’il ne veut pas nous le donner d’emblée. Il attend. Nous sommes si précieux à ses yeux, qu’il hésite à nous confier à nous-mêmes ce qui pourtant nous est propre. Mais il veut le faire.

L’usage des biens n’est que le début d’une histoire, d’une histoire d’amour, dont le terme est la réception de ce qui est vraiment nôtre. Je ne peux penser qu’à ce « Nom nouveau que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit« , notre être véritable, que le dieu travaille tout au long de notre vie à nous révéler, à nous confier. Nous ne savons pas qui nous sommes en réalité, lui le sait. Mais il travaille à nous dévoiler, à nous révéler la merveille de notre être profond. Ce travail de révélation commence déjà à l’occasion de la gestion des biens, de ce qu’elle révèle de nous dans notre rapport au dieu, aux autres et à nous-mêmes. Il y a là une bien belle histoire en jeu !

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