Accueillir et comprendre à tout prix : dimanche 22 septembre.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

    Le texte d’aujourd’hui suit immédiatement celui de la semaine dernière : nous voilà dans une lecture continue ! Mais il y a un changement d’interlocuteurs.

     On se souvient que Jésus disait trois paraboles à l’adresse des Pharisiens et des scribes qui murmuraient devant sa fréquentation des réputés-pécheurs. Il y dénonçait comment cette dénomination faisait une scission qu’il n’approuvait pas et qui s’opposait à sa propre mission. Lui montrait au contraire, d’une part qu’il venait pour rassembler tous, d’autre part que la notion de péché, loin d’être le partage de certains seulement et d’être écrasante, était en fait le partage de tous et était révélé à chacun dans l’expérience d’en être tiré. En bref, c’est en sortant d’une situation que tu réalises qu’elle résultait d’un « péché », et tu fais surtout l’expérience que tu peux changer et ne te réduis pas à cela.

     Maintenant, Jésus s’adresse à ses disciples.

Mon modeste commentaire :

     « Il disait aussi aux disciples : … » Ce n’est pas indifférent. Les mots précédents ne sont pas seulement pour les Pharisiens, il y a des conséquences à en tirer pour les disciples eux-mêmes. Et du fait que Luc construit cette montée vers Jérusalem comme un temps d’instruction des disciples, il ajoute à la suite l’épisode qu’on lit. Et Jésus leur raconte une histoire. « Il était un homme, riche, qui avait un intendant, et on lui faisait passer celui-ci comme dispersant ses biens. » C’est un petit conte qui commence. A l’adresse des Pharisiens et des scribes, les trois fictions avaient pour héros des personnages qui pouvaient représenter tout un chacun : « quel être humain d’entre vous » n’irait pas chercher sa bête en péril imminent ? « Quelle femme ayant dix drachmes » ne chercherait celle qui manque jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? « Un homme » avait deux fils… Ces trois personnages sont construits d’emblée comme universels.

     Dans cette fiction-ci, adressée aux disciples, le héros est un [oïkonomos], c’est-à-dire celui qui administre sa maison, l’administrateur ou l’intendant privé. Dans la société antique, une telle fonction est classique dans la maisonnée d’un homme riche, c’est en général un esclave qui tient cette fonction. Il y a d’habitude un intendant ou administrateur pour chaque domaine (car l’homme riche n’est riche que parce qu’il a de grands biens fonciers, dans l’antiquité : la richesse, c’est alors d’abord la terre), et il peut y avoir un intendant général. Il n’est pas rare, quand cet esclave estimé a bien tenu son rôle, qu’il soit affranchi à la mort du maître. Il arrive même, ce n’est pas exceptionnel, que cet affranchi soit institué l’héritier principal. Mais voilà : dans notre fiction adressée aux disciples, le personnage est construit avant tout dans sa fonction, il n’a pas l’universalité des précédents.

     Cela veut dire aussi que la relation de notre héros avec son maître est l’enjeu-même : c’est la qualité de cette relation qui va lui conserver ou non sa fonction. Le disciple est envisagé ici comme un esclave à qui son maître a confié tous ses biens : de la manière dont il va les administrer dépend l’accroissement, ou non, des biens du maître. Or la société antique est une société où, ouvertement et clairement, la richesse fait la position sociale : ce n’est donc pas seulement le fonds du maître (désigné ici encore par le mot [huparkhonta], l’avoir de base ou la base de la vie, ce sur quoi on s’appuie) qui est en jeu, c’est sa qualité même de maître, sa position dans la société, ses moyens d’action, son influence, qui sont en jeu. La confiance accordée à l’esclave est immense, s’en montrer digne est capital pour ce dernier, la lui retirer au plus vite est essentiel pour le maître dans le cas contraire.

     Ainsi donc, le disciple est-il suggéré, est comme un intendant : serviteur, il se voit néanmoins confier vraiment les biens, les moyens d’action, l’influence et jusqu’à la réputation de Jésus. Ce dernier se livre tout entier entre les mains de ses disciples, au sens le plus fort : il a donné sa vie, et ce qu’elle devient une fois donnée est encore aux mains des disciples ! Ceux qui veulent être disciple feront bien de se rappeler que tout ce qu’ils font ou disent engage ô combien celui dont ils se disent disciple…

     Mais que se passe-t-il ? Voilà que cet intendant est accusé, ou calomnié, on ne sait pas (le mot signifie fondamentalement jeter entre ou jeter à travers), de disperser ce sur quoi le maître fonde sa richesse et sa position sociale. L’action de [diaskorpidzoo], de dissiper, de disperser, est décrite avec un mot fort. Le [skorpios], outre l’animal qu’est tout simplement le scorpion, désigne aussi une machine de guerre qui est une machine de jet, une catapulte à grosses pierres. L’idée portée par le mot, c’est bien l’action de jeter loin, à tort et à travers ([dia-]), d’énormes blocs de la fortune du maître. Vrai ou faux, le maître doit réagir sans tarder.   « Et l’appelant il lui dit : qu’est-ce que cela, que j’entends à ton sujet ? Rends-moi raison de ta gestion, car tu ne peux pas administrer encore. » [apodidoomi], c’est fondamentalement rendre à qui de droit : rendre, restituer, mais aussi rapporter ou donner en échange, c’est encore remettre ou déférer, attribuer, ou bien encore amener au dehors, rejeter, c’est enfin  fournir, rendre compte de, expliquer et même vendre. L’esclave doit « rendre des comptes ».

     Mais ce que l’esclave est mis en demeure de rendre ici, c’est son [logos], la raison, l’esprit d’une chose, la pensée. Le disciple est invité à réfléchir à l’heure des comptes, au « dernier jour ». Et ce sur quoi il est attendu, c’est le [logos] qui l’aura guidé, la parole ou la pensée qui aura guidé sa vie de disciple. On dirait, à travers l’hypothèse de ce conte, qu’il est impossible d’avoir eu une bonne gestion, une bonne intendance des biens du maître. Cela me paraît, à moi, capital : que nous soyons tous « pécheurs », que nul ne puisse s’enorgueillir d’avoir « tout bien fait », est l’hypothèse de base, pour les disciples comme précédemment pour les Pharisiens et les scribes. En faisant, le disciple va se tromper, il va se salir les mains, il va faire des erreurs, c’est « obligé », c’est certain. Autant en prendre son parti. Et si c’est le maître lui-même qui l’énonce, c’est plutôt rassurant : loin de paralyser à l’avance, il me semble que cela libère. Encore une fois, ce n’est pas la question ; mais la question est plutôt : avec quel raison as-tu agi ? Quelle « parole », quelle « pensée », est à la racine de ce que tu as tenté et fait ? Jean de la Croix écrit : « Au denier jour, nous serons jugés sur l’amour »

     Réaction angoissée (on l’imagine, on la partage !) de l’intendant, qui pense en lui-même -et, on s’en doute, sa pensée doit « mouliner » très vite !- : « Que ferais-je, parce que mon seigneur m’enlève l’intendance ? Creuser, je n’ai pas la force ; mendier, j’ai honte… Je sait ce que je ferai, afin que lorsqu’il m’écarte de l’intendance, ils m’accueillent avec empressement dans leurs maisons. » Dans l’angoisse, la pensée va très vite, on réagit d’instinct. En même temps, on se révèle, car ce sont ces moments-là dans lesquels notre manière de penser, de réfléchir, nos priorités, apparaissent avec évidence. Première hypothèse, [skaptoo],  creuser, fouiller la terre : je ne pense pas que l’intendant veuille se cacher sous terre pour échapper, ni faire l’autruche, ni chercher naïvement un trésor caché, il a trop l’habitude de gérer le concret pour s’engager dans ces fausses pistes. Bien plutôt évoque-t-il la possibilité de labourer, sarcler, etc., autrement dit travailler la terre et vivre de ses bras. Mais produira-t-il assez pour rembourser au maître son déficit ou son manque à gagner ? Non, il sait qu’il n’aura pas la force. Deuxième hypothèse, mendier, soit qu’il s’agisse d’être réduit ouvertement à la misère et par là déclaré insolvable (hypothèse risquée), soit qu’il s’agisse de demander à d’autres de quoi rembourser à son maître, ce qui veut dire avouer à tous sa situation et compter sur une compassion substantielle. C’est se discréditer, un des autres sens du verbe traduit par « j’ai honte« .

     Et puis voilà L’IDÉE ! Elle vient tellement du fond qu’elle est exprimée dans une apparente incohérence, car il sait, mais il ne dit pas ! Car aussi qui sont ces « ils » qui vont le [dékhomaï] dans leur maison ? [dékhomaï], c’est recevoir, recevoir favorablement, accueillir, accepter avec empressement, c’est aussi se résigner à, prendre sur soi, c’est encore comprendre, juger, et même recevoir de pied ferme. Voilà ce qui est au fond de sa pensée, à cet intendant : l’accueil favorable, la compréhension, être reçu tel qu’on est. C’est ce qu’il espère pour lui-même. Il y a fort à parier que c’est aussi la pensée qui l’a guidée vis-à-vis des autres, et qui explique l’état… contestable de la fortune du maître. Mis sous pression, son [logos] apparaît.

     Et la mise en pratique ne tarde pas, il n’y a pas de temps à perdre. « Et il mande chacun distinctement des débiteurs de son seigneur, disant au premier : combien dois-tu à mon seigneur ? – cent barriques d’huile. – Prends tes lettres et, assis, vite, écris cinquante ! Ensuite à un autre il dit : Et toi combien dois-tu ? – Cent sacs de blé. – Prends tes lettres et écris quatre-vingt !  » Le moins qu’on puisse dire, est que la dispersion des biens du maître ne s’arrange pas ! Mais attention, on ne sait pas si c’était vérité ou calomnie ! Ce que l’on voit en revanche, c’est la mise en pratique à gros traits du [logos] de l’intendant. Et ce qu’il fait, c’est de réduire la dette des débiteurs de son maître, de manière énorme : 50% ou 20% ! Combien vont-ils lui être redevable ! Et quelle différence avec les deux idées précédentes, qui étaient centrées sur soi. Là, il fait encore du bien aux autres, à des clients de son maître, sans doute devenus des amis. Il ne demande rien en échange, il se confie à leur gratitude : en auront-ils ? C’est leur secret, ce sera leur décision. Remise de dette et confiance. Voilà sa recette. Voilà son [logos], la parole ou la pensée qui l’habite et a conduit son action, ou plutôt l’action qui a traduit à l’extrême la pensée qui le guide, le fond de son cœur. Le disciple qui pardonne, qui ne veut pas qu’on soit en dette avec son maître, qui prend comme ils sont les cheminements de chacun quels qu’ils soient dans leur relation avec le maître, voilà le disciple montré par Jésus. Il ne veut manifestement pas de zélateurs, « purs » de toute compromission et intransigeants. On est loin des disciples « donneurs de leçons » qui battent le pavé pour « défendre les droits de Dieu » ou que sais-je.

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La dignité de l’intendant, pourtant esclave, lui vient du maître qui l’a richement vêtu. Il se tourne pourtant vers les dépouillés, en partie nus. La remise de dette fonde une relation traduite dans l’intensité du regard, et une fenêtre s’ouvre dans le ciel.

     « Et il approuva, le seigneur, l’intendant de l’injustice, parce qu’avec sagesse il avait fait : parce que les fils de ce temps sont plus sages que ne sont les fils de lumière dans la génération des leurs. » [adikia], c’est l’injustice, le tort, la faute envers quelqu’un. L’intendant est désigné comme un « intendant d’injustice« , on pourrait dire aussi « gestionnaire de la faute« . Et je trouve après tout que c’est plus parlant : il est un gérant trouvé en faute, mais il a su gérer la faute, et la gérer… par une forme de faute envers le maître, par une forme d’injustice envers le maître certes, mais la remise de dette n’est-elle pas une forme d’injustice ? Eventuellement une injustice que l’on s’inflige à soi-même, si l’on remet sa dette à l’un de ses propres débiteurs, mais on fait bien là autre chose que strictement « ce qui est juste ». Et voilà ce qui est approuvé ([épaïnéoo] c’est même louer, faire l’éloge, faire un éloge public, encourager) : de ne pas en rester à la loi, à la « justice », à la règle. Le souci d’accueillir favorablement les autres, de se situer en compréhension à leur égard, de les  prendre comme ils sont, s’est révélé au cœur de ce disciple. Certes, il n’a pas peut-être pas bien « géré » les biens du maître, certes il a porté atteinte à ses biens et à sa position dans le monde : mais son intention, l’esprit avec lequel il a agi, cela est digne de louange, et il a fait [fronimoos], avec intelligence, avec savoir-faire, avec cœur aussi.

     Je ne sais pas trop qui sont les « fils de lumière ». A priori, la désignation est plutôt favorable : est-ce un titre que Jésus décerne à certains, ou bien reprend-il une auto-désignation de certains de son époque ? Mystère. Quoiqu’il en soit, ce « savoir-faire » dans les affaires est érigé en modèle : peut-être que les « fils de lumière », pour être tels, se font des scrupules et voudraient être en tous points irréprochables ? Mieux vaut pour nous être des « gestionnaires de la faute » : assumons d’être en faute et de ne pas tout faire impeccablement, mais agissons avec cœur, avec le bon [logos] dans le cœur. Et voilà ce qui peut même guider la manière de faire avec l’argent et les biens : Luc, qui a souvent cette préoccupation, ajoute à cette histoire un codicille en ce sens. Les biens ont leur loi de croissance et de gestion, oui : mais n’oublions pas leur finalité. Tant qu’ils servent avant tout aux relations, tant qu’ils servent la relation humaine et ne sont pas une fin en soi, tout ira bien. Si les biens deviennent eux-mêmes le maître, alors tout est faussé.

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