Le bouché, et ses débouchés : dimanche 29 septembre.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     La réaction moqueuse des Pharisiens aux paroles finales sur l’argent, ainsi que trois paroles de Jésus sans lien, ni avec le contexte ni les unes avec les autres, sont sautées : on en vient aujourd’hui à une nouvelle fiction énoncée par Jésus, sans que soit précisé à l’adresse de qui elle est énoncée. Cette manière employée par Luc, outre qu’elle traduit sans doute un certain embarras pour ordonner toute la matière qu’il a recueillie dans son enquête, donne à cette histoire une valeur générale et une portée intemporelle.

Mon modeste commentaire :

     Cette histoire se présente comme un conte, mais un conte déroutant. Il commence en effet de la manière suivante : « Or donc, il était un homme riche, il s’habillait de pourpre et de byssus, faisant chaque jour réjouissance, magnifiquement. Un pauvre, du nom de Lazare, gisait à sa cour d’entrée tout purulent, désirant se rassasier des choses tombées de la table du riche : mais les chiens venaient même lécher ses plaies.  » Deux personnages dans un contraste violent. D’un côté, un homme dont on ne nous dit rien, pas même son nom, car tout se porte sur son opulence criante. Ses vêtements manifestent à la fois sa richesse (la pourpre, tissu teinté avec l’extrait du coquillage de même nom, est rare -et donc chère ! ; le byssus est un lin très fin importé d’Inde, c’est-à-dire qu’il le fait venir du bout du monde connu) et sa prétention : la pourpre, du fait de sa rareté, est généralement réservée aux hommes de pouvoir, à Rome c’est la toge du général le seul jour de son triomphe, puis ce sera la toge du prince que nous nommons l’empereur. La vie de cet homme n’est que réjouissance et insouciance, dans une ostentation manifeste.

     De l’autre côté, un personnage qui a un nom, …et qui n’a que cela ! Lazare : ce nom vient de l’hébreu [El azar], Dieu a aidé. Il est [ptookhos], un pauvre, un mendiant, littéralement quelqu’un qui se cache ou se blottit. Le verbe [ptoossoo] signifie se blottir de frayeur : je me rappellerai toute ma vie une interview dans un reportage, le journaliste demandait à une personne en très grande précarité « A partir de quand diriez-vous que vous ne serez plus pauvre ? » et la réponse, immédiate, dans un filet de voix : « On n’est plus pauvre quand on n’aura plus peur. » Celui-là est littéralement jeté à la porte de l’autre, mais la porte, [puloon] (qui donne les Thermopyles ou les Propylées ou les Pylônes égyptiens) désigne plus l’espace d’entrée, l’intérieur d’un porche ou un atrium : Lazare n’est pas dehors, dans la rue, proche de l’embrasure, mais bien dans la partie ouverte au public de la maison du riche, celui-ci ne peut pas ne pas le voir. Et il est en mauvais état, tout déchiré de blessures. Ce qui tombe de la table du riche suffirait à le nourrir : ce ne sont pas quelques miettes, car manger à l’antique suppose de faire tomber de table de nombreux morceaux, on jette au sol ce que nous mettons plutôt sur le bord de nos assiettes, et ce sont des esclaves qui ramassent en permanence. Pourtant, cela lui est impossible, sans doute on ne le laisse pas approcher, et  au contraire les chiens viennent lécher ses plaies. On pourrait penser que eux au moins ont pitié du malheureux. La formulation de Luc (« mais en plus« ) suggère pourtant une nuance différente, d’autant que les chiens n’ont pas vraiment bonne presse dans ces cultures : on sent que loin de pouvoir manger, Lazare est en passe de servir de nourriture aux chiens, attirés peut-être par le sang et la purulence des plaies !

     Ainsi donc, le décor est planté. Le conte va pouvoir se déployer, un tel contraste est forcément riche pour mettre en œuvre un récit. On s’attend à une sorte de conte de Noël, à moins que la chute ne soit au contraire tragique, en tous cas à un conte où richesse et pauvreté, toutes deux portées à l’extrême, font s’entrecroiser deux destinées. Mais je disais que ce conte est déroutant : reportons-nous en effet à la toute fin du conte : « Il lui dit : s’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, quelqu’un se lèverait-il d’entre les morts qu’ils n’en seraient pas convaincus. » Voilà un tout autre ton, et même un tout autre sujet. C’est l’aboutissement d’une histoire d’un autre genre, peut-être même pas d’une histoire. Il s’agit là d’une réflexion sur les fondements de la foi ou de la conviction. [péïthoo], ici au passif, signifie se laisser persuader, obéir ou céder à quelqu’un, se fier à, croire à. Luc évoque dans ce contexte l’hypothèse de quelqu’un qui se lèverait d’entre les morts : son lecteur identifie immédiatement l’individu en question, sait immédiatement que cette hypothèse est justement la proclamation chrétienne au sujet de Jésus. Et il y a là comme une réflexion sur les résistances à ajouter foi à cette proclamation. Le disciple du temps de Luc, et Luc lui-même sans doute, peuvent se demander pourquoi cette nouvelle extraordinaire, faite pour changer le monde, le change si peu ; pourquoi la proclamation de la résurrection de Jésus rencontre une telle résistance. Et sa réponse est que l’écoute de Moïse et des Prophètes est un préalable nécessaire.

     Mais voilà qui est déroutant : comment arrive-t-on d’ici à là ??? Comment passe-t-on d’un conte dans le genre « conte de Noël » à une réflexion sur la foi ou l’adhésion à une proclamation ? Peut-être une clé nous est-elle donnée dans un passage que nous n’avons pas eu et que j’évoquais en tout début, à savoir la réaction moqueuse des Pharisiens aux paroles de Jésus sur l’impossibilité de servir deux maîtres, dieu et l’argent (Lc.16,14-15).  Or ce sont précisément les Pharisiens, a priori les plus proches de Jésus parmi son auditoire, qui résistent à la foi en Jésus ressuscité. Luc s’est peut-être dit qu’il y avait dans l’amour de l’argent un véritable obstacle à s’ouvrir à la proclamation de la résurrection, et il a tissé cet étonnant récit hybride.

     La destinée des deux personnages est vite scellée, mais dès l’annonce de cette destinée l’ordre s’inverse et l’on parle d’abord du pauvre : Lazare meurt, et « il est transféré par les anges dans le sein d’Abraham. » Celui-qui-se-blottit a trouvé où se blottir, il peut être délivré de sa peur. Le riche meurt à son tour et on lui rend les honneurs funèbres, on l’enterre en cérémonie. C’est conforme au tableau là aussi, on reste dans la richesse et l’ostentation. Et nous voilà de l’autre côté du miroir, là où Luc brûlait de nous emmener pour nous faire voir l’envers des choses. Je pense qu’il faut bien comprendre cela : Luc ne veut pas nous raconter « comment ça se passe de l’autre côté, une fois qu’on est mort ». Son propos n’est absolument pas de décrire la vie après la mort, il n’est pas non plus de prétendre qu’à la mort tout s’inverse, qu’il suffit d’être pauvre pour être bon ou d’être riche pour être voué à l’enfer : pris ainsi, le conte est par trop incohérent. Il nous montre  ce qui, dans sa vie, s’est construit en fait chez le riche : car c’est à celui-ci que s’intéresse maintenant le récit. Par ce subterfuge d’un voyage dans l’au-delà, Luc met le riche à la place du pauvre et révèle ainsi son cœur.

     Que se passe-t-il donc ? « Dans l’Hadès… » (appellation d’origine mythologique du monde des morts : bien sûr, Luc parle aux Grecs, mais il nous donne aussi un indice qu’il nous fabrique un petit mythe, dont la portée est bien pour la vie présente). « Dans l’Hadès, il lève les yeux,… » ce qu’il n’avait jamais fait de son vivant. Lazare était dans sa cour, il ne le voyait pas, « …étant à la question…« : le mot [basanos] désigne une pierre de touche, mais de là également tout moyen d’éprouver, et aussi la mise à la question : ce n’est pas n’importe quelle torture que subit notre « riche », mais celle qui doit lui faire émettre un aveu. « Il voit Abraham de loin,« , c’est-à-dire qu’il constate à quel point le père des croyants et lui sont distants, « …et Lazare dans son sein. » Il voit enfin celui qu’il n’a jamais regardé. Il ne le voit qu’en apercevant Abraham qui sans doute faisait partie des personnes qu’il « connaissait de loin », comme on dit de quelqu’un dont on a entendu parler mais avec qui on n’a jamais vraiment eu d’échanges. C’est quand il souffre qu’il voit enfin que Lazare est chéri d’Abraham.

     Toute la suite va être une conversation entre Abraham et le « riche ». Il y sera question de Lazare mais significativement, le « riche » l’instrumentalise complètement : Abraham doit envoyer Lazare le rafraîchir, Abraham doit envoyer Lazare avertir les siens. Aucune considération pour Lazare lui-même : en fait, le « riche » ne le voit toujours pas, au sens de prendre en considération, avoir du respect. L’inversion de situation révèle l’absence de considération du « riche » pour Lazare. Il s’adresse à Abraham comme de puissant à puissant, où les aspects pratiques des relations qu’on établit sont accomplies par des « petites mains » aux ordres mais qui ne comptent pas, des « gens qui ne sont rien » en quelque sorte. « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare, qu’il plonge le bout de son doigt dans l’eau et rafraîchisse ma langue, parce que j’éprouve de la douleur dans cette flamme. » Notre « riche », quand il souffre, découvre le terrible de la situation, et découvre à quel point on a alors besoin des secours d’un autre. Il veut être secouru par Abraham.

     Réponse de l’interlocuteur : « Enfant, souviens-toi que tu as pris tes bonnes choses dans ta vie, et semblablement Lazare de mauvaises; maintenant cependant lui est ici consolé, et toi à l’inverse tu souffres. » Le message s’éclaire du verbe utilisé, tu as pris. [apolambanoo], c’est prendre d’un point déterminé : sans doute le « riche » s’est-il « servi » de ce qui était bon pour lui, sans considération pour quiconque, avec cette insistance : tes bonnes chose, ta vie. Le résultat, c’est que tout ce que tu as estimé bon dans la vie, tu l’as épuisé. Tu aurais pu ouvrir les yeux sur Lazare, le prendre lui aussi comme une « bonne chose » de ta vie. Mais non.

     Abraham continue : « Et en tout cela, dans l’intervalle entre vous et nous, un gouffre immense est établi, de sorte que ceux qui voudraient l’enjamber vers vous ne le puissent pas, ni de là-bas vers nous pénétrer. » Les premiers mots sont révélateurs, mais on passe facilement à côté : en tout cela concerne ce dont il vient d’être question, donc autant la vie d’avant que la situation de maintenant. Il y avait un gouffre entre Lazare et le « riche », infranchissable. Lazare aurait bien rampé jusqu’au sol de la salle à manger, mais ne le pouvait. Le « riche » l’enjambait en quelque sorte, en ne réagissant pas à sa présence et ne tenant aucun compte de lui. Les choses sont juste inversées, c’est du côté de Lazare qu’on pourrait enjamber (mais ce serait pour venir à lui), du côté du riche qu’on ne peut plus guère que ramper. Mais le gouffre déjà posé -et par qui ?- est devenu désormais infranchissable.

     Le « riche » ne s’avoue pas battu, si Lazare ne peut venir vers lui, il pourrait aller vers les siens. Et c’est toujours une demande de l’envoyer. Et c’est là que lui est répondu que les siens « ont Moïse et les Prophètes, qu’ils les écoutent ! » Que voudrait donc dire : écouter Moïse et les Prophètes ? Si l’on s’en tient aux termes de notre conte-qui-tourne-à-autre-chose, ce serait ouvrir les yeux sur les pauvres qui sont à leur porte ! Ainsi, Abraham, et Luc par sa bouche, font le lien entre les écrits fondateurs et l’ouverture aux autres. L’ouverture aux autres est le débouché normal, concret, d’une écoute de ces paroles. La découverte que l’autre est une vraie richesse de ma vie, quelle que soit ma condition. La découverte que les facilités de la vie sont avant tout faites pour le partage ; que les biens, si l’on peut à la rigueur tolérer leur propriété, restent destinés à tous -et là-dessus, il n’y a pas à transiger. La découverte que les gouffres infranchissables que nous créons avec d’autres dans nos vies, hélas se perpétuent au-delà, pour notre propre perte. Et l’on en vient finalement au témoignage non reçu de la résurrection elle-même : la fermeture du cœur peut être telle, que même l’ouverture d’un tombeau est impuissante contre elle. Ainsi, la connaissance des textes ne vaut même pas pour elle-même (reconnaître Abraham ne sert de rien au « riche »), ni la foi en la résurrection pourrait-on ajouter, si tout cela n’aboutit dans l’ouverture du cœur au frère qui es là, dans ma porte, dans l’espace ouvert de ma vie où pénètrent les autres, dans mes yeux, dans mes oreilles, au bout de mes mains.

Moissac 3
Lazare est couché, on pourrait l’enjamber mais même lui marcher dessus. Couché dans le sein d’Abraham, il est encore plus loin de celui qui, riche, est aussi hiératique qu’Abraham : il est enfermé dans sa niche, et ne voit pas le Prophète qui parle.

     Voilà bien de quoi faire réfléchir. Cette histoire me fait penser, quant à moi, au Hussard sur le toit de Jean GIONO. Pendant l’épidémie de choléra en Provence, Angelo Pardi, réfugié du Piémont où il est recherché, parcourt la région. La mort est partout, mais elle semble ne pas l’atteindre. Les victimes sont toutes, physiquement même,  repliées sur elles-mêmes, paralysées dans leurs peurs ou leurs égoïsmes, ou encore leurs antagonismes. Lui est ouvert à tous, il vit « comme d’habitude » et invite (sans succès) les autres à en faire autant. Sa compassion le fait chercher à sauver ceux qui meurent, à aider ceux qui veulent réchapper, à laver et enterrer les morts. Il s’ouvre à tous ceux qu’il rencontre. Il y met les mains, mais il n’est pas atteint, son amour de la vie et de la liberté semblent le préserver mieux que tout. Il dépense et se dépense sans compter, et reste ainsi vivant au milieu des morts, comme relevé d’entre eux et désormais inaccessible à elle. C’est pour moi une sorte de figure de contraste, l’anti-riche du conte évangélique que nous avons lu.

     Finalement, notre histoire n’est pas un joli conte moral. Elle me dit quelque chose de beaucoup plus fondamental,  elle me dit que le « croyant » ou le « disciple » n’est pas d’abord un adhérent au message ni un lecteur assidu ni un érudit du Livre. Elle nous dit qu’il est d’abord quelqu’un qui cherche à combler les fossés qui le séparent des autres, quelqu’un qui ouvre le regard sur qui l’entoure. Elle nous dit que cette ouverture, cet amour-là, est la colonne vertébrale du disciple, la mesure de la justesse de ce qu’il pourra dire, son orthodoxie même.

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