Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous sommes toujours dans ce long voyage initiatique vers Jérusalem, dans lequel Luc a regroupé bien des anecdotes et bien des « dits » de Jésus, dessinant pas là son propre portrait du Maître. Ainsi y a-t-il sans cesse une double dimension de controverse et d’enseignement : de controverse avec ceux qu’il affronte, jusqu’à atteindre cette dimension paroxystique entraînant sa mort, et d’enseignement de ses disciples, afin de leur montrer jusqu’où va l’engagement de soi à sa suite.
A la suite du petit « conte détourné » sur le Riche face à Lazare, Luc a placé deux « dits » de Jésus, clairement introduits comme adressés aux disciples, et qui précèdent notre texte d’aujourd’hui. Ils concernent tous deux les relations. Le premier est un avertissement à ces mêmes disciples concernant les « scandales » : le [skandalon’] est un piège placé sur un chemin, par exemple une pierre sur laquelle on bute et qui fait tomber. Jésus estime dans ce « dit » qu’ils sont inévitables, mais que pour autant, ceux par qui ils arrivent en sont gravement comptables et que l’attitude du disciple doit être de veiller à ne pas faire tomber les « petits », même involontairement. Il est évidemment très dommage, dans les circonstances qui sont les nôtres, que ce « dit » soit absent du lectionnaire…
Le deuxième « dit » concerne la faute du « frère », autrement dit les relations des disciples entre eux : l’attitude juste est de la dénoncer, de mettre les mots dessus, mais aussi de pardonner si ledit frère se repent, et autant de fois qu’il faudra. Une association équilibrée de vérité et de patience. Et c’est à la suite de cela que Luc place notre texte d’aujourd’hui.
Mon modeste commentaire :
Ce texte est constitué lui aussi de deux « dits ». Le premier est très ciblé : « Et les apôtres dirent au seigneur : … » Ce ne sont plus seulement les disciples, l’ensemble de ceux qui cherchent à suivre Jésus, mais ce sont bien les Douze. Dans le vocabulaire de Luc, la distinction est en général très nette et claire. Et ces Douze prennent l’initiative, ce sont eux qui, à un moment et dans une circonstance que l’on ignore, demandent quelque chose. Le fait de ne pas préciser les circonstances permet à Luc, évidemment, d’en faire une demande intemporelle, en quelque sorte de chaque instant, une demande de fond qui n’est pas circonstancielle.
Quelle est cette demande ? « Mets en nous plus de foi ! » La demande n’est pas une question, elle est insistante, en fait c’est une injonction ! Ce verbe, c’est [prostithèmi], ajoutant le préverbe [pros] qui peut indiquer l’origine, de, en venant de, ou la proximité, en touchant à, contre, ou encore le mouvement vers, pour, au verbe [tithèmi], poser, placer, mettre, déposer, poser en principe, établir, etc. Ce verbe va donc signifier placer contre ou imposer, remettre, causer, produire, ou bien mettre-encore pour, ajouter. Interpréter la demande des apôtres n’est donc pas si simple : « mets la foi tout contre nous » ? « mets la confiance en nous » ? « mets ta confiance en nous » ? « produis la foi en nous » ? « ajoute la foi en nous » ? Chacune de ces traductions est possible, et on voit qu’elles ne véhiculent pas les mêmes nuances. Dans le premier cas, les apôtres sentiraient qu’ils sont proches d’être vraiment croyant, mais que le devenir réellement leur échappe, que seul Jésus peut leur donner d’être véritablement croyants. Dans le deuxième, ils diraient qu’ils ont besoin d’être rassurés et avoueraient leur désarroi. Dans le troisième, ils demanderaient au contraire à Jésus de leur faire confiance entièrement, de se reposer sur eux (le possessif ta peut légitimement être éludé et sous-entendu dans une phrase si courte : c’est le contexte qui l’imposerait ou non, mais justement, le contexte est omis !). Dans le quatrième cas, ils avoueraient une impossibilité radicale de croire de manière spontanée. Dans le cinquième enfin, ils demandent que leur foi grandisse, tout en la considérant comme une réalité quantifiable…
J’avoue que je ne sais pas choisir. En tous cas, la réponse de Jésus est la suivante : « Si vous aviez de la foi comme un graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore : “Sois déraciné et planté dans la mer !”, il vous obéirait. » Dans les codes des métaphores évangéliques, il est entendu que la graine de moutarde est la plus petite de toutes les graines (cf. Lc.13,19; Mc.4,31). Jésus fait l’hypothèse que les apôtres aient la foi même la plus petite. La tournure de la phrase n’est pas celle de l’irréel, qui appellerait l’imparfait : autrement dit, Jésus dans sa « pure supposition », n’affirme pas que ce n’est pas le cas. Il ne dit pas que non, les apôtres n’ont pas du tout la foi. Néanmoins, il fait une supposition pure, il évoque une potentialité : « supposons que vous avez la foi la plus petite possible… ». Nous sommes dans l’hypothèse d’école, autrement dit au début d’une démonstration.
Que se passe-t-il donc alors dans ce cas-là ? « …vous dites à ce sycomore », sans doute un gros arbre qui se trouve à portée de vue, un arbre d’ordinaire plutôt impressionnant par sa taille, « vous dites : “Sois déraciné et planté dans la mer !” Franchement : quelle ordre curieux à donner à un arbre !! Mais qui dirait une chose pareille ! Dans quelles circonstances peut-on imaginer d’avoir à donner un ordre semblable ! Je pense qu’on est bel et bien toujours dans l’hypothèse d’école, et que le contenu de cet ordre ne présente aucun intérêt en soi, ce qui compte, c’est la chute, la conséquence de cette pure hypothèse, celle que le grec construit avec un [an’] qui fait miroir au « si » ([éï]) du début : « il vous obéit« . Le verbe [hupakouoo] est construit exactement comme le latin [obedio] : ob-audio, comme [huper – akouoo] : j’écoute ce qui est en-dessous. C’est l’attention à l’intention profonde, suivie de mise en œuvre conformément à cette intention.
Une hypothèse d’école est faite pour démontrer. Celle-ci, que démontre-t-elle ? Ce qui me frappe, c’est qu’elle emploie une injonction, exactement comme les apôtres ont employé une injonction. Ils ont commandé « mets-en nous la foi ! », ou quelle que soit la manière dont il faille traduire cette injonction. Dans son hypothèse, Jésus fait voir une injonction à l’œuvre -certes absurde, volontairement absurde, mais une injonction. Eh bien, faite avec la foi la plus petite, l’injonction ne reste pas sans effet, elle produit même l’effet exact contenu dans l’intention par-delà les mots éventuellement insuffisants ou mal choisis. Ainsi donc, ce que Jésus dit, c’est que les apôtres sont exaucés par leur demande même, pour peu que ce soit avec foi -même la plus petite- qu’ils la fassent ! Ce qu’ils ont demandé avec la force et la forme d’une injonction, cela s’est fait pour cette raison même.
Voilà qui me rassure quant à mon impossibilité de choisir entre les traductions possibles : dans le fond, peu importe, c’est leur intention quelle qu’elle soit qui sera suivie d’effet, et voilà ce qui compte. Et peut-être même que Luc a fait exprès d’écrire la demande initiale des apôtres dans cette ambiguïté : ce qui compte, ce n’est pas ici, pour l’exemple, le contenu de ce qu’ils ont demandé et qu’il faudrait imiter, mais bien la forme qu’a pris leur demande. Et peut-être les Douze ont-ils les mêmes mots, mais pas tous la même intention ? Chacun obtient néanmoins ce qu’il a dans le cœur, ce qu’il commande, selon sa foi.
Voilà qui retourne les choses et renvoie chacun à son propre cœur : que veux-tu vraiment ? Qu’as-tu dans le cœur de commander avec foi -même la plus petite ? C’est cela que tu vas obtenir, que tu vas provoquer. On dit parfois avec humour : méfiez-vous de ce que vous demandez, vous risquez d’être exaucé ! Et en effet, c’est tout-à-fait le sens de ce passage. Il y a des choses que nous souhaitons que nous désirons, mais pas avec foi. Ces choses ne sont pas en question ici. Il n’est question que de ce que la foi nous fait commander : des mouvements de fond spontanés qui naissent en nous comme une nécessité. Il arrive que la foi nous fasse formuler des injonctions : Jésus nous dit simplement que celles-ci sont suivies d’effet dans la conformité même à ce qui est au fond de nous. Alors, qu’est-ce qui est au fond de nous ?…
A ce « dit » de Jésus, Luc en joint un deuxième qui n’est pas exactement sur le même thème; mais s’y trouve aussi une affaire d’injonctions, ce pour quoi peut-être il les a rapprochés. Et puis, en rapprochant ce deuxième « dit » du premier, Luc l’intègre implicitement dans le même contexte, autrement dit : il en fait une adresse aux Douze en particulier. « Qui d’entre vous, par ailleurs, ayant un esclave en train de labourer ou de garder les bêtes, lui dira quand il rentre de la campagne : “Viens tout de suite, repose-toi !” , mais ne lui dira-t-il pas : “Prépare quelque chose que je mange et te ceignant, sers-moi jusqu’à ce que j’aie mangé et bu, et après cela tu mangeras et boiras, toi !” ? » C’est encore par la même formule, employée récemment dans plusieurs paraboles, que commence cette petite mise en scène, formule qui appelle un consentement général : manifestement, tout le monde fait ainsi, et c’est ainsi qu’il faut faire. L’esclave est fait pour servir, c’est une évidence. Donc, il travaille dans la journée suivant les ordres qu’il a reçu, et après sa journée, il sert encore à la maison. Le manger et le boire ne lui sont pas refusés, les paroles qui lui sont adressées sont même plutôt bienveillantes avec le souci qu’il mange et boive -et se repose, c’est implicite. Simplement, il est entendu que le service de l’esclave n’est pas fini quand il revient à la maison, il a aussi des tâches domestiques. Une question supplémentaire insiste sur cet « ordre » communément admis : « Il n’a pas, n’est-ce-pas, d’égard envers l’esclave parce qu’il a exécuté les ordres ? » Des choses ont été disposées, réparties, des ordres donnés : c’est pour que cela soit ponctuellement exécuté, et il est normal que ce le soit, sans plus.
Mais voilà la nouveauté inattendue : « De même aussi pour vous… » : les apôtres sont dans une situation semblable. Il est un fait que, déjà à l’époque où écrit Luc, les apôtres et ceux qu’ils ont commencé à installer pour tenir leur place en leur absence, travaillent à la fois « aux champs et à la maison ». Ils ont comme tous, peut-être plus que tous, à sortir annoncer l’Evangile, à ne pas rester blottis dans la communauté de l’Eglise, à ne pas se laisser accaparer par ce qui est à faire « à la maison » c’est-à-dire dans la communauté. Néanmoins, quand ils ont travaillé à cette tâche prioritaire de la proclamation, ils ont encore une autre tâche, « domestique », qui les attend, ils ont à gouverner la communauté des croyants. Et c’est « normal », c’est l’ordre voulu par le maître, c’est ainsi qu’il en a disposé, et il n’aura pas d’égard particulier pour ces Douze parce qu’ils auraient fait « tout cela ». Les Douze et leurs successeurs n’ont pas à attendre d’égards particuliers, de considération spéciale, dans leur communauté de disciples, encore moins évidemment à en réclamer.
Au contraire, « …quand vous aurez exécuté tous vos ordres (les mots sont exactement les mêmes que dans la question finale de la mini-parabole), dites : nous sommes des esclaves non-nécessaires, ce que nous étions redevables de faire, nous avons fait. » Une fois de plus, Jésus met les Douze en garde contre la tentation du pouvoir, il leur enseigne des garde-fous contre cette tentation, et le petit « mantra » qu’il formule joue ce rôle. Je me demande s’il est très utilisé, je n’en suis pas si sûr hélas… [akhréïos], c’est celui qui est sans-nécessité. « Inutile » me paraît une mauvaise traduction, elle laisse entendre que ce qui est fait ne sert à rien. Ce n’est pas le cas : l’esclave qui a fait ce qui lui est commandé a certes fait des choses utiles, ou alors c’est que le maître donne des ordres idiots ! Mais cet adjectif est formé d’un a- privatif et de l’adjectif qui signifie avoir besoin de : l’idée est qu’on a pas besoin de tel esclave plutôt que de tel autre. Le maître a organisé ses ordres en fonction du personnel dont il dispose, il aurait disposé autrement dans une autre configuration et le travail aurait été accompli de même. Nul ne peut dire « heureusement que j’étais là ! », au contraire. Une invitation, donc -mieux justement : une injonction !- à ne pas se prévaloir de son œuvre, à ne pas jouer de sa personnalité ni de sa fonction, pour se faire une place dans la communauté des croyants. Je vois une « pub » pour les prêtres dont le slogan est « serviteurs inutiles mais indispensables » : c’est un flagrant délit de double contresens évangélique.
Il est comme d’habitude remarquable que, quasiment à chaque fois que Jésus s’adresse aux Douze, c’est pour les avertir contre les tentations du pouvoir ! C’est dire si, dès les origines, ce risque a été vu et anticipé. Il n’a hélas pas pu être empêché… Ainsi donc, au total de ces deux histoires, enjoindre dans son cœur par la foi, c’est possible ; enjoindre à haute voix à d’autres parce qu’on aurait titre à être obéi, non.
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