Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Le précédent commentaire du passage entier, Quand on commande, m’a permis de faire ressortir l’avertissement qui est donné à ceux qui sont placés comme responsables : avertissement qui interdit de se prévaloir d’un service spécial pour se situer comme supérieur. J’avoue que, dans le contexte synodal d’aujourd’hui ou une porte est peut-être ouverte à l’Eglise catholique pour se ré-inventer, il y a ici une piste fort intéressante et fructueuse qui inviterait les évêques et tous les fidèles chrétiens (car il s’agit d’un changement de mentalité chez tous) à distinguer nettement « ministère de l’évêque » (et donc des prêtres et diacres, qui y participent) et « pouvoir de gouvernement ». Les deux choses sont à présent, et depuis de longs siècles, entièrement confondues.
Mais je voudrais m’attarder aujourd’hui sur une expression récurrente chez Luc, à l’énoncé d’une parabole : c’est la formule [Tis ex humoon], « Qui d’entre vous…?« . Elle paraît anodine, mais il me semble à la considérer qu’elle est tout sauf cela. Nous l’avons rencontrée déjà par exemple à l’introduction de la parabole des cent brebis. Mais elle revient aussi, par exemple quand il est question de tirer une bête ou son propre enfant d’un puits le jour du sabbat. Qui d’entre vous ne ferait pas ceci ou cela ? Qui d’entre vous ne réagirait-il pas ainsi ?
Bien sûr, le premier rôle de cette formulation introductive est d’universaliser : nous sommes tous d’accord sur ce point, nous partons d’un consensus évident pour en tirer des conséquences qui devraient s’imposer à tous et devenir communes. Mais c’est justement cela que je trouve inévident et frappant aujourd’hui !
Car notre texte dit précisément : « Or qui d’entre vous ayant un esclave en train de labourer ou de faire paître [des bêtes],… » Mais nul d’entre nous n’a d’esclave !!! Et le reste de la parabole se fonde entièrement sur le fait qu’il y a consensus dans la manière de traiter l’esclave : quand il revient du travail qu’on lui a assigné aux champs, il est bien normal, n’est-ce pas, qu’il tienne encore son rôle d’esclave dans l’enclos domestique, qu’il serve encore son maître à table (ce qui veut dire monter des bûches, mettre le feu en route, aller chercher des victuailles, faire la cuisine, servir le repas, débarrasser, faire la plonge, ranger, etc.) avant même de manger lui-même. Pourtant cet esclave n’a pas ménagé ses efforts, sans doute : il a effectué des travaux de force, il s’est beaucoup dépensé, et sa nourriture est plus que légitime. Mais elle est retardée notablement, et cela…fait consensus !
Il y a quelques années, j’aurais dit qu’un tel texte s’inscrit dans la réalité sociale d’alors, et n’a pas peu contribué avec d’autres à faire changer celle-ci. Je pense que c’est toujours vrai, mais c’est un peu « botter en touche ». Car ces paroles du maître se veulent intemporelles : non pas au sens où elles ne connaîtraient pas l’influence des temps et des lieux où elles furent prononcées, mais au sens où leur influence veut être toujours actuelle, au sens où leur portée veut s’appliquer à tous les temps. Alors, y a-t-il quelque chose de valable pour tous les temps et toutes les situations dans ce « qui d’entre vous..?«
Je pense que oui. Le maître trouve un consensus dans le cœur de ceux qui assument une situation à nos yeux condamnable et c’est cela-même qui me frappe ! Nous aurions tendance à penser et à dire qu’il n’y a pas grand-chose à sauver dans le cœur d’esclavagistes. Mais lui ne dit pas cela, il trouve au contraire des repères toujours valables même en ceux-là. Il trouve des mouvements, des réflexes, des attitudes, qui valent pour tous les temps.
Il me semble que c’est cela, la « bonne nouvelle » incluse dans « qui d’entre vous..? » : quelle que soit la noirceur de notre cœur, quelles que soient les habitudes contractées par nos mauvaises pratiques ou nos mauvais choix, il y a toujours suffisamment pour que de bonnes pratiques ou de justes pensées puissent renaître. Rien n’est jamais perdu. C’est en quelque sorte la structure du cœur et de la pensée qui demeurent solides, qui ne sont pas atteintes par nos errances quelque terrible qu’elles puissent être. Il y a en l’homme, quel qu’il soit et où qu’il en soit, quelque chose qui est toujours apte à trouver écho à la voix du dieu -ou à la voie du dieu.

C’est peut-être bien cela, « l’image de dieu » : « Dieu créa l’homme à son image ; c’est à l’image de Dieu qu’il le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. » (Gn.1,27) Cet acte créateur, qui est dit de la personne humaine exclusivement et qui concerne aussi bien la femme que l’homme, est aussi l’effet d’un acte unique : « Dieu dit: « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance,… « , ce qui diffère beaucoup des injonctions qui ont précédé, du type « Que la lumière soit !« . Le dieu n’a pas créé l’homme dans une injonction mais dans une réflexion : quoi d’étonnant à ce qu’une réflexion produise un miroir, produise une image ? Il a réfléchit, il s’est réfléchi, et voici l’être humain. Et maintenant, il apparaît que le miroir peut bien être empoussiéré, peut bien être vieilli et terni, il reste structurellement apte à ce reflet. Cette image est comme réactivée dans ce « qui d’entre vous..?« .
Comme elle est belle, cette créature jamais obsolète qu’est la personne humaine. Et qu’il est bon ce créateur, toujours actif à redonner à son miroir sa fonction de le refléter.