Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
On trouvera ici un premier commentaire de ce texte, A la source de l’émerveillement, où j’ai essayé notamment de bien faire comprendre la condition des lépreux. Je voudrais m’arrêter cette fois sur la manière dont, ici, Jésus guérit.
Car en fait, il ne guérit pas.
Regardons de près notre texte : il se rend à Jérusalem en passant en plein milieu de la Samarie et de la Galilée. La Galilée étant plus éloignée de Jérusalem que la Samarie, l’ordre des mots de Luc laisse penser qu’il prend son temps et qu’il est loin d’emprunter la ligne droite. Son but est plutôt de passer dans un maximum de lieux, de villages. Or c’est justement à l’abord de l’un d’entre eux que dix hommes l’interceptent. Ils ne viennent pas du village, la Loi l’interdit à leur condition de lépreux. Ils ne s’approchent pas non plus, ils n’en ont pas plus le droit.
Ils crient, et leurs mots sont vagues : « Jésus, Maître, aie pitié de nous ! » Ils demandent la pitié : ce n’est pas très précis. La pitié est ce sentiment d’affliction que l’on éprouve pour les maux et les souffrances d’autrui, et qui porte à les soulager. La compassion, pour être réelle, n’est pas forcément suivie d’action : il arrive que, saisi de pitié, on ne puisse rien. On n’en est pas moins sincèrement ému. Mais la vraie pitié est une émotion forte : si une action est possible, la pitié en sera le moteur, et sans grand délai.

J’ai dit que leur demande n’était pas très précise : au vrai, il faut sans doute le voir autrement. Ils ne se lancent pas dans une explication de leur condition : elle est par trop évidente. Que servirait d’expliquer ? Ils ne formulent pas non plus un résultat précis, et ce n’est pas rien : ils ne disent pas, par exemple, « Maître, guéris-nous ! » ou « Débarrasse-nous de notre lèpre ». Soit qu’ils aient perdu l’espoir que quiconque puisse la moindre chose à cet égard, soit qu’ils aient fait ce chemin intérieur de se déprendre d’une visée quelconque, ils s’offrent à l’émotion d’un autre et à ce que cette émotion provoquera chez lui, à l’action quelle qu’elle soit à laquelle cette émotion l’entraînera. C’est un vrai saut dans l’inconnu : l’autre peut ne s’ouvrir à aucune émotion, il peut aussi être très ému et pourtant ne rien pouvoir, il peut être entraîné par l’émotion à une action qui ne correspond ni aux besoins ni aux désirs profonds de ceux qui émeuvent… Tout est possible.
Que se passe-t-il ici ? Il les voit et leur dit : « faites le déplacement et présentez-vous vous-mêmes aux prêtres ! » De deux choses l’une : soit il s’agit de faire constater la maladie, soit il s’agit de faire constater la guérison. Car dans le premier cas, on va voir le prêtre : « Quand un homme aura sur la peau une tumeur, une inflammation ou une pustule, qui soit une tache de lèpre, on l’amènera au prêtre Aaron ou à l’un des prêtres ses fils. Le prêtre examinera la tache sur la peau de l’homme. Si à l’endroit malade le poil est devenu blanc, et que la tache va en profondeur dans la peau, c’est bien un cas de lèpre. L’ayant examiné, le prêtre déclarera l’homme impur. » (Lv.13,2-3) ; mais dans le deuxième cas aussi, on va voir le prêtre : « Voici la loi relative au lépreux au moment de sa purification. On le conduira au prêtre, et le prêtre sortira du camp. Si le prêtre, l’ayant examiné, constate que sa tache de lèpre est guérie, il ordonnera de prendre, pour l’homme à purifier, deux oiseaux vivants qui soient purs, du bois de cèdre, du cramoisi éclatant et de l’hysope…(suit la description -un peu pénible pour nous- du rituel de purification) » (Lv.14,2-4).
Que fait donc le Maître sollicité ? Rien d’autre que ce que prescrit la Loi, et sans qu’on sache si c’est pour qu’ils soient bien « en règle », officiellement déclarés « impurs », ou pour constater leur guérison. Aucun signe ne venant corroborer la seconde hypothèse, il y a fort à parier que nos suppliants entendent durement cette recommandation comme manifestant la première intention, être bien en règle, être des lépreux « déclarés ». Le Maître ne contrevient à la Loi que sur un point : dans les deux cas, ce sont d’autres qui devraient les amener ou les présenter au prêtre. Lui insiste pour qu’ils se présentent « eux-mêmes« . Soit qu’il ne veuille ou ne puisse se déplacer lui-même, soit qu’il veuille expressément les confier à eux-mêmes.
« Or il advint dans leur [hupagéïn] qu’ils furent purifiés », c’est-à-dire ici guéris. [hupagoo], c’est d’abord l’idée de conduire, mener (agoo) en-dessous (hupo-), de mettre une bête sous le joug et de la conduire ainsi. Dans sa forme intransitive, comme ici, le verbe peut signifier se retirer, s’éloigner discrètement, s’avancer peu à peu. Il s’agit d’une action en cours, mais Luc ne la décrit qu’à peine, il l’ébauche. Ils sont loin d’avoir « fait le déplacement » comme commandé, ils sont en train de bouger, sans qu’un œil extérieur puisse discerner s’ils se mettent néanmoins en train vers Jérusalem et le prêtre comme commandé, ou s’ils se retirent déçus pour aller ailleurs, chez eux ou vers un autre village… Pour maintenir ce flou, je traduirais bien : « Or il advint dans leur partance qu’ils furent purifiés« .
La suite est bien connue : l’un se rend compte qu’il est guéri, fait demi-tour et revient à grand bruit et à grande louange se prosterner devant Jésus. Et l’on découvre alors de la bouche de celui-ci que les dix ont été guéris. A l’adresse de celui qui est revenu, il dit seulement : « lève-toi et fais le déplacement (le même mot que dans l’ordre initial), ta foi t’a sauvé« , ce qu’on pourrait tout aussi justement traduire : « … c’est ta foi qui t’a sauvé« . Il révèle ce qui s’est vraiment passé -mais n’est-il pas venu pour révéler ?- et confirme ce que nous disions en commençant : il n’a rien fait. Cette fois-ci, il est bien certain que renvoyer l’homme pour « faire le déplacement« , c’est bien l’envoyer faire constater sa guérison. Mais cette guérison, qui l’a opérée ?
Jésus, ce me semble, insiste sur le rôle capital de la foi. Il ne dit pas qu’elle a, seule, tout réalisé, il ne dit pas que l’homme s’est guéri tout seul : mais il focalise l’attention sur ce qui appartenait à cet homme. Il fallait qu’il obéisse à la Loi, sans savoir les intentions de celui qui le lui rappelait. Il fallait qu’il ose aller se présenter lui-même, prendre le risque, donc, de se faire renvoyer, mais parce qu’il obéissait là à l’inflexion particulière que Jésus donnait à la Loi. Il fallait qu’il bouge, qu’il commence au moins, concrètement, à bouger. Cette ouverture à l’inconnu et cette bonne volonté mobilisatrice ont suffi. Elles ont vaincu le désespoir qui était peut-être derrière le « aie pitié » informe, et elles ont ouvert l’homme à une guérison (qui vient sans doute du dieu : l’action de grâce envers le dieu est nettement encouragée, et même attendue). Ces dix hommes ont vraiment eu leur vie dans leurs mains, et ils l’ont plus encore désormais. C’est une vraie résurrection.