Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous sommes dans l’exacte continuité du texte de Luc, la chose est assez rare pour être signalée ! On peut même dire que, dans la progression élaborée par Luc, nous sommes à l’avant-dernière étape sur le chemin de Jérusalem, car notre récit d’aujourd’hui commence (Lc.17,11) par une précision évoquant un nouveau contexte : on n’en verra pas de nouveau avant Jéricho et ses environs immédiats (Lc.18,35), puis Béthanie et enfin Jérusalem (Lc.19,29).
Mon modeste commentaire :
« Et il advint dans le voyage vers Jérusalem que lui-même parcourut par le milieu la Samarie et la Galilée. » Le chemin n’est apparemment pas le plus direct ! L’entrée à Jérusalem est en cours, dans la manière qu’a Luc de s’exprimer : j’ai traduit « vers Jérusalem » pour éviter le charabia, mais la préposition évoque bien l’idée de « entrer dans » ; de même que j’ai traduit par « voyage » un verbe dont le sens est l’action de se déplacer avec effort, de mettre de l’énergie dans une longue traversée. Ainsi se maintient dans l’expression de Luc l’idée de fond que Jésus a déjà commencé l’ultime étape qui se conclura à Jérusalem. Et pour cela, il « parcourt jusqu’au bout » la Samarie et la Galilée, en passant à travers ces deux régions et bien dans leur milieu. Luc s’exprime comme s’il voulait montrer que Jésus, dans son cheminement, entend être passé partout : comme s’il voulait que tout le peuple dont Jérusalem est la capitale soit en quelque sorte avec lui, entraîné par lui, dans cette montée. Dans sa personne, c’est tout un peuple qui monte à Jérusalem et qui y entre.
« Et alors qu’il entre dans un village viennent au devant de lui dix hommes lépreux,… » voici une rencontre d’un nouveau genre. Le verbe [apan’taoo], aller à la rencontre, s’avancer jusqu’à, ou répondre, réfuter, au sens figuré, peut laisser penser qu’ils sortent du village, mais la chose serait étonnante, tant les lépreux sont des proscrits. Ils viennent sans doute par le travers, justement à l’entrée du village dans lequel eux-mêmes ne doivent pénétrer. C’est plutôt comme une interception de leur part. Dix en même temps, il y a de quoi faire fuir : normalement, chacun se promène avec une clochette qu’il agite, afin qu’on se tienne à distance : j’imagine le sinistre « Jingle bells » produit par les dix.
Pour donner une idée de l’effet qu’ils produisent, je voudrais rappeler ce passage du roman de Tristan et Yseult : le roi Marc veut punir par le bûcher les deux amants, Tristan parvient à s’échapper, reste son épouse Yseult qui va subir publiquement le châtiment du bûcher :
« Or, cent lépreux, déformés, la chair rongée et toute blanchâtre, venus sur leurs béquilles en faisant claquer leurs crécelles, se regroupaient devant le bûcher. Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi :
– « Sire, tu veux jeter ta femme dans ce brasier, c’est une bonne justice mais la punition est trop brève. Ce grand feu va vite la brûler et sa souffrance sera courte. Veux-tu que je te donne une idée d’un châtiment pire? Elle restera vivante mais elle voudra mourir. Roi, le veux-tu ? » Le roi répondit :
« Oui, la vie pour elle, mais une vie pire que la mort… Il faut une souffrance terrible.
–Sire, je te dirai donc brièvement mon idée. Regarde: j’ai là cent compagnons. Donne-nous Iseut, qu’elle devienne notre femme à tous. Donne Iseut à tes lépreux et sa vie sera horrible. Regarde: nos haillons sont collés à nos plaies qui suintent. Près de toi, Iseut portait de riches étoffes , des bijoux, des pierres précieuses, elle buvait de bons vins, elle était respectée et était heureuse. Quand elle vivra dans nos taudis et couchera avec nous, alors Iseut la Belle, Iseut la Blonde, regrettera ce beau bûcher ! » Le roi l’entend, se lève et reste longuement immobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main. Elle crie :
«Par pitié, sire, brûlez-moi plutôt, brûlez-moi ! »
Le roi la donne aux lépreux. Yvain la prend et les cent malades se serrent autour d’elle. En les entendant crier, tous les témoins ont pitié de la reine. Mais Yvain est joyeux. Iseut s’en va, Yvain l’emmène. Le hideux cortège de lépreux sort de la cité.
Heureusement, Tristan la sauvera précisément à ce moment-là. Le cœur se serre à lire ce passage horrible, on voit la foule grouillante des lépreux hideux et terrifiants, faisant contraste avec la beauté délicate de la reine.
Ainsi sans doute ces dix lépreux. « …et ils se tenaient debout à distance et ils élevaient la voix vers lui en disant : Jésus maître, aie pitié de nous ! » Ces hommes ne sont pas animés des intentions mauvaises d’Yvain : ils acceptent leur condition et ce que leur impose la loi du Lévitique, ils restent à distance. Mais ils crient, ils tentent d’attirer l’attention, en appelant Jésus « maître« , au sens de « maître d’école« , de « celui qui sait » : ils ont perçu chez Jésus un savoir particulier qui leur fait espérer qu’il pourrait peut-être quelque chose pour eux. Pourtant, ils ne demandent rien de précis : est-ce désespoir ? Est-ce par le jeu des circonstances, pressés qu’ils sont par le passage fugace de celui en qui ils espèrent ? Leur cri reste en quelque sorte informulé, comme si eux ne savaient même pas quoi demander, mais seulement vers qui se tourner. Il y a ainsi des situations où l’on ne sait même plus quoi attendre ni espérer, on voudrait juste que « cela » cesse…
Quelle va être la réaction de l’interpellé ? « Et les voyant il leur dit : étant envoyés, présentez-vous vous-mêmes aux prêtres ! » Ils ne demandent rien, sinon la pitié, sinon que quelque chose soit fait. Mais lui voit : le spectacle de cette misère criante est suffisamment parlant, suffisamment explicite. Ainsi de nous lorsque nous passons à proximité d’une personne assise sur le trottoir et qui tend la main : nul besoin d’entendre ce qu’elle dit, nous le savons déjà. Et déjà nous sommes remués, et déjà nous avons envie d’être ailleurs, de ne pas croiser cette misère. Jésus leur crie une réponse. Cette réponse est ambiguë. Elle peut vouloir dire : je ne peux, moi, rien pour vous, ce sont les prêtres qui sont chargés de vous. Jésus se débarrasserait ainsi rapidement de ce groupe impressionnant. Mais la réponse peut aussi signifier autre chose : le Lévitique spécifie en effet que les lépreux doivent régulièrement se montrer aux prêtres, pour faire constater l’évolution ou non de leur maladie. Et ce sont les prêtres qui peuvent constater la guérison. Peut-être est-ce donc ce sens-là qu’il faut privilégier : je vous guéris, mais allez faire valider cette guérison pour votre réinsertion sociale, car seuls les prêtres peuvent vous réintégrer dans la vie ordinaire. Les hommes ne peuvent pas savoir s’ils se font renvoyer ou s’ils reçoivent l’assurance d’une guérison -qu’ils n’ont pas osé ou pas pu demander.
« Et il arrive pendant leur périple qu’ils sont purifiés. » [hupaguéïn] signifie s’éloigner discrètement, s’accroupir ou s’avancer peu à peu ; l’infinif imperfectif, employé ici comme un nom, montre une action en cours : ils s’éloignent discrètement, ils vont pas à pas, ils cheminent péniblement autant que le leur permet leur condition. Ils essaient. Ils sont partis là où ils étaient envoyés, ils sont loin d’être arrivés, mais ce n’est pas cela qui compte. Jésus dit très souvent : « va! », jamais il ne dit : »arrive! » C’est nous qui nous disons : je voudrais arriver à…, c’est une injonction qui vient de nous. Ce qui compte, c’est d’aller, de commencer. Et pendant ce pénible chemin, voilà qu’ils sont « purifiés » : les lépreux étaient réputés impurs, ils devaient crier « impur ! impur ! » pour prévenir tout contact avec eux. Est [katharos] ce qui est propre, chimiquement pur, sans tache. J’aime cette idée du chimiquement pur, plus parlante qu’une pureté morale dont personne ne sait ce qu’elle serait. Ils sont rendus à leur humanité vraie, à leur intégrité de personnes, à leur dimension sociale. Voilà ce qui se passe de seul fait qu’ils ont obéi à l’ordre de Jésus, sans le considérer comme une commode fin de non recevoir, mais en essayant encore une fois ce qu’ils ont sans doute déjà fait si souvent et sans résultat.
« Or l’un d’eux, voyant qu’il était guéri, se retourna avec grande voix en glorifiant le dieu, et il tomba sur la face devant ses pieds en lui rendant grâce : et lui était Samaritain. » En voilà un qui ne fait pas ce qui lui a été dit, du moins interrompt-il ce qu’il était en train de faire. Il a constaté qu’il était guéri, délivré du mal, soigné. Et il se retourne : on peut penser qu’il revient sur ses pas -et c’est manifestement le cas, selon la suite de l’histoire, mais on peut penser aussi qu’il est « tout retourné », le mot serait le même, ou bien qu’il reprend le cours de son histoire, ce qui va sans doute être le cas aussi. Et il crie, il chante, et ses mots et son chant s’adressent au dieu, car c’est à lui qu’il réfère sa guérison. Et la formulation de Luc, grâce à un habile usage des pronoms, laisse comprendre qu’il se jette aux pieds de Jésus, mais dit qu’il se prosterne devant ce même dieu, en lui « rendant grâce » (c’est le mot « eucharistie »). Je ne pense pas que l’intention de Luc soit de nous affirmer que Jésus, c’est le dieu (non qu’il pense le contraire, mais il ne le dirait pas comme cela), bien plutôt veut-il nous faire comprendre que Jésus a mis ces ex-impurs, ces ex-parias, dans la pleine communion avec la divinité, et que les gestes et les pensées de cet homme sont tous faits dans la référence au dieu. Et peut-être cela peut-il suggérer ce qu’est la véritable « eucharistie » : accueillir les merveilles du dieu dans sa vie et les lui renvoyer par la voix et les actes, par Jésus. Par lui, avec lui, et en lui.
« Or réagissant, Jésus dit : est-ce que les dix n’ont pas été purifiés ? où sont les neufs ? Il ne s’est trouvé retournant donner gloire au dieu que cet allogène-là ? » Et le lecteur apprend seulement à ce moment que les dix ont été purifiés : nous n’en avons suivi qu’un seul ! On aurait pu croire, à la lecture des phrases précédentes, que celui parmi les dix qui était guéri réagissait d’une autre manière et se séparait du groupe, mais non : tous ont été guéris. La misère des autres, leur délivrance, rien ne les a conduits à suivre le même itinéraire que celui que nous avons suivi. Le don a été gratuit, total, général, plénier. Le retour n’est pas proportionné. Si facilement, on considère le bienfait comme « normal », et l’on oublie de s’en émerveiller. Et pourtant, si l’émerveillement meurt en nous, il est à craindre que notre humanité ne survive pas : c’est la part qui nous appartient pour revenir à une humanité vraie. La « catharsis », la « purification » ou, comme nous l’avons précédemment dit, la restitution à une humanité pleine et entière, ,ne vient pas que de l’extérieur : elle suppose aussi cette faculté de rendre grâce, qui s’enracine dans l’émerveillement. Jésus le remarque d’une façon discrète : celui qui est revenu, il fait remarquer que c’est un [alloguénès], quelqu’un d’une autre nation, mais aussi quelqu’un d’une autre naissance. Certes il est Samaritain : cela fait remarquer aux « religieux » bon teint que cet « hérétique » a du cœur et une justesse exemplaire dans son humanité. Mais peut-être cela souligne-t-il aussi que, en choisissant la voie de l’émerveillement et de l’action de grâce, il naît d’une autre manière.
Et la conclusion à l’adresse de celui-ci : « te relevant, va : ta foi t’a sauvé ! » Déjà re-né, il est aussi relevé, du mot employé par les chrétiens pour nommer la résurrection. Et dans le mouvement même de sa résurrection, il va pour un nouveau voyage. Ce qui a commencé avec sa foi, c’est-à-dire avec le crédit accordé à cette parole ambiguë de Jésus qu’elle était pour leur guérison et non pour se débarrasser d’eux, est la vie, la vraie, celle qui est fondée dans l’émerveillement et l’action de grâce.
Un commentaire sur « A la source de l’émerveillement : dimanche 13 octobre. »