Si loin, si proche (dimanche 25 septembre).

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

On connaît bien, croit-on du moins, cette parabole parfois nommée « du pauvre Lazare » ou encore « Lazare et le mauvais riche ». J’en ai déjà donné un commentaire sous le titre Le bouché, et ses débouchés. J’avoue qu’en le relisant, je n’ai pas grand chose à ajouter… Ce que je voudrais approfondir cette fois-ci, c’est le message adressé aux Pharisiens.

Car il s’agit bien d’un message aux Pharisiens, de manière spécifique. La semaine dernière en effet, nous avions une parabole adressée aux disciples, qui mettait en relief l’aspect révélateur et engageant de notre usage des biens matériels, augmentée de quelques avis se concluant par la formule lapidaire : « Vous ne pouvez pas servir à la fois le dieu et l’argent ». Mais parmi les disciples, ou du moins à portée de voix, se trouvent aussi manifestement des Pharisiens : on a déjà vu que le message de Jésus sur l’intériorité, sur l’inscription de la Loi dans le cœur, était proche du leur.

Cette fois pourtant, cette parole sur l’argent (les biens matériels en général) provoque chez eux une réaction de défiance, et Luc ajoute à la suite, et immédiatement avant notre texte : « (14) Quand ils entendaient tout cela, les pharisiens, eux qui aimaient l’argent, tournaient Jésus en dérision. (15) Il leur dit alors : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu. (16) La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun met toute sa force pour y entrer. (17) Il est plus facile au ciel et à la terre de disparaître qu’à un seul petit trait de la Loi de tomber. (18Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ; et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère. (19) Il y avait un homme qui était riche, qui était vêtu de pourpre et de byssus… »

On voit dans cet ensemble (que le lectionnaire ne nous donne pas) que les versets (16), (17) et (18) semblent indépendants : le (16) porte sur la nouveauté établie à partir de Jean-Baptiste, le (17) sur la pérennité de la Loi, le (18) sur la pérennité des liens du mariage. Dans l’abondante matière recueillie par Luc au cours de son enquête, comme il le dit au début de son évangile, ces trois « dits » sans rapport évident les uns avec les autres ont été placés là par lui, et mériteraient pour cela chacun un examen indépendant. Mais pour notre propos, qui est de bien établir le contexte dans lequel nous nous trouvons avec notre parabole, on peut tout simplement les extraire, et celui-ci paraît alors plus clairement. On a d’abord une réaction des Pharisiens aux propos de Jésus sur l’argent, « Quand ils entendaient tout cela, les pharisiens, eux qui aimaient l’argent, tournaient Jésus en dérision.« , ensuite une première réaction verbale de Jésus, « Il leur dit alors : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu.« , suivie enfin d’une parabole illustrative, « Il y avait un homme qui était riche, qui était vêtu de pourpre et de byssus… », notre parabole.

Fiodor Bronnikov, Lazare dans l’entrée de l’homme riche (1886), Huile sur toile, Galerie d’Art Régionale, Tver (Russie). Le riche est loin de Lazare, inaccessible. Et l’esclave qui porte de l’eau dans cette immense gouffre ne trempera même pas son doigt pour lui adoucir la langue…

Voilà qui éclaire plus nettement la portée de notre parabole. Car d’abord, chez les Pharisiens, c’est l’amour de l’argent qui fait tourner Jésus en dérision. Par cette attitude et malgré eux, ils confirment la conclusion précédente, « vous ne pouvez pas servir à la fois le dieu et l’argent« . Mais il y a changement de point de vue, et Luc nous met maintenant du côté de ceux qui aiment l’argent plus que le service du dieu. Voilà qui invite manifestement à une explication supplémentaire. Car si (c’est notre texte de la semaine dernière) l’usage des biens matériels apparaît comme une première étape, décisive, dans l’apprentissage de la place de disciple, à condition d’entendre et de comprendre que ces biens, justement, sont peu au regard de ce qui est promis mais révèlent néanmoins le cœur de ceux qui en font usage, comment les choses se passent-elles pour ceux qui accordent plus d’importance aux biens matériels ?

Autrement dit, si les Pharisiens sont dans l’état d’esprit où ils pensent que les biens (l’argent) ne sont pas don du dieu mais choses qu’ils se sont acquis eux-mêmes, dans l’état d’esprit aussi où ils accordent une plus grande valeur aux biens et à l’argent qu’au service du dieu, tout en étant persuadés du contraire, y a-t-il pour eux une voie de conversion ? Car c’est bien là leur situation : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs« . Le dieu connaît leur cœur : mais eux, comment pourraient-ils le connaître aussi, de sorte qu’ils changent leur cœur ?

Et ici intervient maintenant notre parabole, qui est tout entière un programme constitué pour la conversion du cœur des Pharisiens, et de tous ceux qui situeraient mal l’échelle des valeurs. Et c’est ici aussi qu’elle nous rejoint, car peut-être nous aussi situons-nous mal l’échelle des valeurs ? Cette question ne peut pas être prise à la légère, parce qu’elle est objectivement difficile. En effet, si nous avons bien lu et bien compris le message de la semaine passée, l’argent et les biens sont situés comme peu importants au regard du service du dieu, et pourtant il ne sont pas d’importance nulle puisqu’ils sont le lieu ou nous apprenons d’abord à être disciple, avant que nous soit confié plus. C’est donc qu’il ne faut ni surévaluer la place de l’argent, ni non plus la sous-évaluer : équilibre difficile ! Si nous avions quelques repères, ce ne serait peut-être pas si mal…

Quels repères nous donne donc la parabole de l’homme riche et du pauvre Lazare ? L’homme riche est sans aucun doute celui auquel les Pharisiens (et nous) sont invités à s’identifier : « un homme était riche, il s’habillait de pourpre et de byssus, faisant chaque jour réjouissance, magnifiquement. » Les symboles de la réussite chers à ceux qui aiment l’argent sont tous réunis : richesse, apparence, opulence et situation sociale. Et c’est là ce qui est « prestigieux pour les gens« . Mais quel est le point de vue du dieu sur cette situation ? C’est la mort de cet homme riche qui le fait comprendre, en faisant passer de l’autre côté du miroir.

« Dans l’Hadès, il lève ses yeux, alors qu’il est soumis à la question, et aperçoit Abraham au loin et Lazare dans son sein. » Qu’y a-t-il de semblable et de différent dans la situation de l’homme riche, de l’autre côté du miroir ? Comme avant, il aperçoit Abraham de loin : Abraham était une lointaine justification de sa vie, lui qui se faisait « passer pour juste« , à présent il est bien là et au loin. Comme avant, l’homme riche n’a aucune considération pour Lazare : il ne le voyait même pas, alors que ce dernier était dans son atrium, dans le portail de sa maison, maintenant il ne s’adresse qu’à Abraham, qu’il estime être un interlocuteur approprié (entre puissants…), mais n’évoque Lazare qu’au service d’Abraham et de lui-même. Comme avant, « un gouffre immense est établi » qui empêche de passer de lui à Lazare ou inversement : la forme passive du verbe invite à se demander qui a établi ce gouffre. On pourrait penser que c’est une disposition divine, mais la comparaison précédente nous fait au contraire bien voir que ce gouffre a bien été établi par l’homme riche lui-même durant sa vie : ne voyant même pas Lazare, il ne voyait pas non plus le gouffre qui apparaît à présent.

Et quelles sont les différences ? J’en vois deux. La première est une inversion :  « Enfant, souviens-toi que tu as pris tes bonnes choses dans ta vie, et semblablement Lazare de mauvaises ; maintenant cependant lui est ici consolé, et toi à l’inverse tu souffres. » Rappelons-nous que dans cette histoire, la « mort » des personnages n’intervient que pour nous faire changer de point de vue, passer du point de vue de l’homme riche à celui du dieu. Ainsi, l’homme riche, de son point de vue, vit dans les plaisirs et l’abondance, il « prend les bonnes choses de la vie » selon son échelle de valeurs. Mais selon une autre échelle de valeurs, celle du du dieu, il est en fait « soumis à la question« , c’est-à-dire que sa vie est mise en jeu pour lui faire avouer quelque chose. Et quoi ?

La deuxième différence, c’est un aveu : « oh non, père Abraham, vient vers eux de chez les morts, ils changeront d’état d’esprit« . Le Pharisien, durant sa vie, jamais ne dirait qu’Abraham, Moïse ou les Prophètes sont de peu de poids, qu’il lui faut un autre témoignage. Autrement dit, jamais il n’eût avoué pendant sa vie que les autorités dont il se réclame sur le plan religieux sont en fait impuissantes à régler sa propre vie. Il affirme le contraire ! Et c’est peut-être cela, l’aveu que la torture, la mise à la question, lui arrache : la reconnaissance que l’échelle de valeurs dont il se pare comme défenseur de la religion authentique n’est pas son échelle de valeurs véritable, qu’elle n’est qu’un paravent qui cache la place principale donnée à l’argent et ses facilités. Or c’est cet aveu, ou cette prise de conscience, qui pourrait être le début d’un véritable changement.

Des critères se dégagent-ils, en fin de compte, pour constituer un itinéraire de conversion ? Oui, et le message de Luc est frappant pour un chrétien, qui a bien appris que la résurrection est la base de toute sa foi et l’objet premier de son annonce. Or ici, Luc dit : « ils n’obéiront à aucun qui ressusciterait des morts. » Non, les critères sont deux. En premier lieu Lazare, en second lieu Moïse et les Prophètes. D’abord il faut voir Lazare, il faut considérer Lazare. Il me faut ouvrir les yeux sur Lazare qui est à ma porte : où est ma porte ? Quels sont les lieux que je fréquente, dont j’entre et je sors, et qui se trouve là à cette entrée et cette sortie, de manière récurrente ? Qui est si proche de fait, et si loin de mes yeux et de mon attention ? Or c’est seulement si je vois Lazare, si je considère Lazare, si j’estime Lazare, si je partage un peu avec Lazare, que Moïse et les Prophètes deviendront pour moi porteurs de sens, et pourront réajuster l’échelle de valeurs de ma vie. Lazare a le pouvoir de me remettre à ma vraie place : il est urgent de le trouver.

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