Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
On trouvera si on veut une mise en situation de notre texte de ce dimanche, ainsi qu’un commentaire général de celui-ci sous le titre Faire le point en soi-même. J’ai, dans celui-ci, surtout insisté sur la première partie de ce texte, celle qui choque par sa radicalité.
Cette fois, je remarque la formule qui rythme l’ensemble composé par Luc, [ou dunataï éïnaï mou mathètès], mot-à-mot et dans l’ordre « il ne peut pas être mon disciple« . Cette formule revient trois fois, elle est comme le ruban grâce auquel toutes ces paroles -qui pourraient bien être indépendantes à l’origine- constituent un seul ensemble. A chaque fois, cette formule est précédée d’une condition distincte, de sorte qu’il ressort de cet ensemble trois grandes conditions pour « être [son] disciple« . Mais j’avoue que c’est le troisième emploi de cette formule qui attire le plus mon attention cette fois-ci, et notamment à cause de ce qui la précède immédiatement, « Ainsi donc, toute personne d’entre vous qui ne met pas à distance toutes les choses sur lesquelles il se fonde, ne peut être mon disciple« .
Le texte de l’AELF traduit : « qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient« . N’y aura-t-il donc que les Saint-François à être vraiment disciples ? Mais le verbe « renoncer » n’est pas celui employé, Luc écrit [apotassétaï], ce qui est la forme moyenne du verbe [apotassoo]. [tassoo], c’est « placer » ; mais, précise Chantraîne dans son dictionnaire étymologique, « avec un champ beaucoup plus restreint que [tithèmi]. L’idée est celle de placer où il faut, selon une organisation, d’où d’une part l’importance de ces mots dans les vocabulaires militaire et administratif, de l’autre la signification fréquente de ‘ordre’, ‘prescription’, etc. » A ce sens du radical, il faut ajouter celui du pré-verbe [apo-], qui évoque un mouvement vu à partir de son point de départ. Ainsi notre verbe signifie précisément mettre des choses à distance de soi, à leur juste place. Il ne s’agit pas nécessairement d’allumer un bûcher, mais de trouver une juste place, laquelle place est d’emblée à distance de soi-même, n’est pas dans la confusion avec soi-même. Qui plus est, la forme moyenne de ce verbe implique fortement le sujet dans cette action : il s’agit autant de mettre à distance ces choses que de se mettre soi-même à distance d’elles. Il y a un travail de réflexion, mais aussi un travail sur soi-même, très impliquant.
Et ces « choses », que sont elles ? Ce n’est pas tant l’idée d’appartenance, de propriété, qui ressort des mots employés par Luc, mais plutôt l’idée de commencement, de point de départ, de fondement. Il s’agit de ce à partir de quoi on se lance dans l’existence, c’est plus général que l’idée de biens « matériels », même si cela les inclut évidemment.
Pourquoi me lancé-je ainsi dans ces précisions un peu tatillonnes ? Ne suis-je pas en train de couper les cheveux en quatre, tel un cuistre satisfait ? C’est possible bien sûr. Mais j’avoue que la traduction « qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient » me paraît tout simplement incompréhensible dès lors qu’elle constitue la conclusion des deux petites paraboles qui la précèdent et sont sensées l’illustrer, l’expliquer. Le « Ainsi donc » qui précède notre phrase le montre clairement, il s’agit d’expliciter. Or je ne vois pas comment l’homme qui veut construire une tour et qui commence par s’asseoir pour calculer s’il a de quoi finir illustre le renoncement à tous ses biens ; je ne vois pas non plus comment le roi qui commence par s’asseoir pour évaluer s’il peut battre avec dix mille hommes cet autre roi qui s’avance avec vingt mille renonce à tout ce qui lui appartient !

En revanche, je commence à mieux voir comment l’un et l’autre « mettent à distance« , en s’asseyant et en réfléchissant, ce qu’ils comptaient faire. L’entrepreneur voulait bâtir une tour : mais c’est ce projet même qu’il remet en question. Il y a la dépense totale, il y a sa réputation future : tout cela est dans la balance. Il se détache d’un projet qui sans doute lui tenait à cœur, auquel peut-être, au fond de lui-même, il s’était identifié, pour le mettre face à lui, et voir du même coup d’autres choses, d’autres aspects de sa vie. Cela, je crois que tous les disciples peuvent le faire : à condition bien sûr, de ne pas s’identifier continûment avec leurs projets. La parabole de l’entrepreneur nous invite à la remise en question de nos projets. On ne sait pas d’ailleurs quelle conclusion il tire finalement : s’il va bâtir ou non sa tour, s’il a finalement de quoi l’achever. On sait juste les questions qu’il se pose et ce qu’il met aussi dans la balance une fois qu’il s’est assis pour réfléchir.
Le roi, lui, se détache d’un projet de guerre. Il est parti pour une conquête avec des rêves de gloire, ou bien il est parti pour une expédition punitive avec des rêves de justice, ou bien encore il est parti pour une contre-offensive avec des rêves de défense, que sais-je ? Maintenant, il met aussi dans la balance les forces de son adversaire, l’issue même de son projet, et il met à distance sa posture de chef de guerre dans laquelle il s’était construit toute une image. Peut-être sera-t-il finalement un diplomate, peut-être réglera-t-il la chose plutôt par l’envoi d’un ambassadeur, peut-être sera-t-il plutôt celui qui demande la paix ? La posture n’est plus dominante, elle peut même apparaître comme une faiblesse, dans le registre politique ! Mais là encore, c’est quelque chose que tout disciple peut faire : prendre conscience de l’image de soi que l’on cherche à construire et qui est souvent à la base de nos actions, pour la mettre à distance, pour déplacer les cadres, et pour gagner une nouvelle liberté d’action, un champ plus étendu (et plus réaliste ?) de choix à poser.
Dans les deux cas, les fondements sont mis à nus ( ce sur quoi chacun se fondait) : le projet de construire, de manifester ses moyens, de laisser une marque dans la mémoire des hommes, ou bien le projet de rétablir l’ordre des choses, de changer la marche du monde, de marquer la société dans laquelle on vit. Cela, c’est la « mise à distance », qu’est-ce que je veux vraiment faire au fond ? Quelle est la vraie nature de mon projet ? Quel est son rapport au réel mis dans une lumière plus générale ? Cela, c’est le mouvement de « mettre à distance ». Mais il y a aussi la mise à nu d’autres fondements : l’image de soi comme bâtisseur ou entrepreneur, ou encore comme guerrier et victorieux. Comment est-ce que je cherche à construire mon image ? Comment est-ce que je voudrais que les autres me voient ? Quel souvenir est-ce que je veux laisser ? Cela, c’est le mouvement de « se mettre à distance ».
Finalement, Luc nous indique comme troisième condition pour être disciple cette prise de distance avec soi et avec son action, comme une mise en liberté qui a certes un prix, mais qui rend autrement disponible. Et l’action du disciple peut dès lors, moins « bloquée » par des ressorts profonds mal identifiés, être plus docile à l’esprit du dieu.