Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Il manquait donc à la petite séquence abordée la semaine dernière son premier moment (la guérison de l’hydropique, que j’ai tout de même abordée), ainsi que son dernier, où le fil rouge du repas conduit au « banquet eschatologique » ou banquet final, ou si l’on préfère aux invitations que le dieu lance aux hommes, exprimées dans la métaphore d’invitations à un repas.
Tout ceci se passait sous le toit d’un chef des Pharisiens. Mais voici que nous revenons à un autre contexte, où Jésus fait route avec des foules autour de lui : il va leur parler des choix nécessaires pour être son disciple. On dirait que, après une parenthèse ou une pause, on rejoint le contexte précédent, celui où, passant par villes et villages, Jésus évitait à passer par la « petite porte » : nous serions alors finalement dans le troisième volet d’un triptyque.
Mon modeste commentaire :
« Allaient donc ensemble avec lui des foules nombreuses, et se tournant il dit à leur adresse : … » Jésus marche, mais il est loin d’être seul. Le mot foule lui-même est au pluriel ! Et chacune de ces foules est elle-même nombreuse, c’est dire… Mais la chose étonne : ces gens se rendent-ils bien compte, comme Jésus lui-même, du risque qu’ils prennent ? Marcher avec lui, alors qu’il est dans le viseur des puissants, qu’il s’agisse des puissances politiques ou religieuses, c’est soit faire preuve d’une grande force d’âme, soit au contraire d’une inconscience naïve. Or n’oublions pas que, quand Jésus a décidé fermement et résolument de se rendre à Jérusalem, c’était en toute conscience, c’était pour affronter ces puissants avec le fol espoir de les emporter finalement dans son grand mouvement de refondation du peuple. Mais c’était aussi -et c’est toujours- pour montrer aux disciples et aux Douze jusqu’où va sa mission, celle qu’il leur confie et qu’ils vont porter eux aussi : en particulier, le mouvement spontané des Douze tournant en nouveau pouvoir la mission à eux confiée, l’incite à leur dévoiler par l’expérience qu’il s’agit de tout autre chose, de don de soi, de livre sa vie. Ainsi donc, pour ce qui est du premier but, la foule est là, le peuple est là, qui pourrait bien emporter les puissants dans sa vague, pourvu que celle-ci soit puissante, irrépressible : mais justement, cette foule est-elle consciente et déterminée, ou non ? Quant au deuxième but, il suppose des disciples prêts à jouer leur rôle vis-à-vis de la foule, prêts à l’entraîner eux aussi chacun autour de soi, mais à l’entraîner dans le don de soi et la vie offerte. Ils encourent alors le même risque que Jésus lui-même, ils seront l’objet des mêmes poursuites : y sont-ils prêts ? Et en sont-ils eux-mêmes conscients ? Y a-t-il dans leur cœur ce choix libre de livrer sa vie pour le renouvellement d’Israël ? Si tel n’est pas le cas, pas question de les enrôler malgré eux, et comment leur faire courir un tel risque ?
Il faut leur parler, il faut dire les choses : c’est son choix. Jésus ne met pas les gens dans des situations impossibles, au contraire, il met toujours chacun face à ses choix, il invite à l’engagement de sa liberté mais pour cela, il faut commencer par éveiller cette même liberté. Alors il se tourne : [strefoo] (qui donne nos « strophes »), quand il est intransitif comme ici, veut dire se tourner, mais aussi faire face ou au contraire tourner le dos. Difficile de choisir entre ces deux attitudes : c’est bien quelqu’un en train de se tourner qui parle, mais se retourne-t-il vers les foules, ou bien au contraire se détourne-t-il d’elles pour se tourner ouvertement, ostensiblement, vers Jérusalem ? Je parierais assez qu’il leur fait face, car il utilise tout de suite le verbe « venir à moi« ; il me semble que s’il disait qu’on le suive, alors il leur tournerait le dos. Et sans doute, ce face-à-face est justement ce qui est en question maintenant : quelle est la relation de chacun à Jésus ? Jusqu’où va-t-elle ?
« Si quelqu’un vient auprès de moi et ne hait pas son propre père et sa mère et sa femme et ses enfants et ses frères et ses sœurs et encore plus sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Voilà les choses posées dans une lumière blanche, crue, effrayante. Une remarque au passage : Jésus n’a rien d’un gourou cherchant à faire du nombre, il n’hésite pas à dire les choses d’une manière plutôt repoussante, décourageante, il n’a rien d’un séducteur. Du reste, le mouvement dont il parle ne vient pas de lui : si quelqu’un vient auprès de moi… Ce n’est certes pas moi qui l’aurait attiré ! Or justement, venir auprès de lui ne suffit pas pour être disciple. La proximité physique, les démarches nombreuses, la fréquentation assidue, ne sont pas des éléments essentiels. C’est ce que nous lisions d’ailleurs il y a peu : « Alors vous commencerez à dire : nous avons mangé en face de toi, et bu, et sur nos places tu as enseigné ! Mais il dira : je vous dis, je ne sais d’où vous êtes. Ecartez-vous de moi, tous, ouvriers d’injustice ! » (Lc.13,26-27).
Mais la condition pour « être [son] disciple » est effrayante ! Il faut « haïr » ! [misséoo] (qui donne nos misanthropes, nos misogynes, etc…) veut bien dire haïr, détester, avoir horreur de. Dans la manière rapportée par Luc, cette détestation atteint tous les habituels plus proches : les parents, la famille fondée, la fratrie, et cela en nommant chaque personne distinctement ! Comment faut-il comprendre cela, sans atténuer le propos ? On parlé parfois d’hébraïsme, d’une manière hébraïque de s’exprimer : ce n’est sans doute pas faux, mais Luc a généralement le génie d’adapter son propos à son public, qui est essentiellement grec. Du coup, la remarque tombe un peu à plat… Je remarque qu’ici, venir auprès et haïr sont posés en contraste violent : l’effet de surprise dépassé, cela a un double effet. Premièrement, cette expression fait comprendre que la proximité dont parle Jésus est celle de l’amour : non une proximité physique mais une proximité du cœur. Deuxièmement, cette expression invite à comparer chacune des personnes aimées terme à terme avec lui : ce qu’il réclame, c’est un amour plus grand, un amour de préférence. Je pense qu’il ne s’agit pas de concurrence : justement, dans le cœur du disciple, il s’agit qu’il n’y ait pas de concurrence, et spécialement à ce moment crucial où il va falloir se déterminer au prix de sa vie.
L’épreuve a néanmoins un résultat bien connu : Jésus est resté seul, il est mort seul. Pouvait-il en être autrement ? Il s’agit bien ici d’un propos après coup, d’un propos qui vise le disciple d’aujourd’hui, d’un propos où Luc invite celui qui veut être disciple au moment où il écrit à faire la lumière sur ses véritables dispositions. Quel est mon amour pour mon père (ou : qui est mon père pour moi) ? Mon amour pour Jésus est-il plus fort (ou : qui est Jésus pour moi, dans cet ordre d’amour-là) ? La multiplication des personnes nommées permet de distinguer différentes manières d’aimer, différentes routes de l’amour dans nos vies, certaines fortes et bien vivantes, d’autres déçues ou pénibles. La dernière clause est d’ailleurs significative : « …et encore plus à sa propre vie« . Car dans toutes les routes de l’amour à travers nos relations concrètes et les plus proches, il y a toujours réciprocité, il y a toujours un amour de soi : c’est ainsi que nos relations nous construisent, et cela ne jette pas de soupçon sur la gratuité de nos amours. Au contraire, c’est l’échange de gratuité qui nous construit, c’est le caractère à la fois (mais pas sous le même rapport) actif et passif (interactif !) qui fait grandir la vie. [psukhè], c’est le souffle, la vie, l’âme, la personne vivante, l’être chéri. Cet amour de soi, ou cet amour de la vie, est une disposition naturelle essentielle : sans elle, il y a perte d’équilibre, il y a une dynamique de mort. Mais face à l’éventualité d’avoir sa vie prise, c’est ce fondement même qui est interrogé.
s.Jean de la Croix dit joliment : « L’âme vit plus là où elle aime que là où elle anime. » C’est cela qui est ici mis en lumière : ma vie est-elle en moi seulement, de sorte que je doive me préserver à tout prix, ou bien ma vie est-elle plus dans un autre, de sorte que me perdre n’est pas perdre l’essentiel ? La question est redoutable… Je me dis qu’on ne peut pas y répondre, parce qu’on ne sait pas ce que l’on ferait dans tel ou tel cas. On s’idéalise, on rêve de réagir de telle ou telle manière, mais au révélateur des évènements, que serons-nous ? Ainsi aussi, on condamne facilement des comportements passés (Né en 17 à Leindenstadt) mais qu’aurait-il été révélé de nous-mêmes en semblables circonstances ? Bien sûr, il est bon de se dire qu’on voudrait faire ou être ainsi, mais sans doute aussi sans trop d’assurance quant à notre capacité à réaliser ce que nous aimerions être ou faire… Alors le sens que je donne à ce « haïr« , dans le fond, c’est celui q’une question lancinante qui vaut comme question. Un disciple n’est pas une personne bardée de certitudes, mais une personne qui s’interroge en vérité et qui grandit en liberté.
La phrase suivante en rajoute : « Celui qui n’emporte pas sa propre croix et vient à ma suite, ne peut être mon disciple. » Une deuxième condition, à moins qu’il ne s’agisse de la même reformulée. Il s’agit cette fois à l’évidence d’un propos après coup mis dans la bouche de Jésus : qui, à ce moment, pouvait bien comprendre l’expression « emporter, soulever, porter, sa propre croix » ? Luc insistera, dans son récit de la Passion, sur ce « chemin de croix », en ajoutant à l’épisode de Simon de Cyrène la rencontre des femmes. Nous voyons un troisième élément « propre » intervenir ici : après son propre père et sa propre vie, voici sa propre croix. A vrai dire, la traduction « croix » est un peu tendancieuse : le [staoros], c’est un pieu pour une palissade ou pour fonder une construction, et c’est aussi un poteau pour y fixer les condamnés, un instrument de supplice. C’est parce que les Romains laissaient fixes le poteau vertical sur lequel ils venaient poser la traverse des condamnés à la crucifixion que le mot a prix aussi la signification de croix.
Il s’agit à chaque fois d’insister sur le fait que cela est particulier à chacun, incomparable, différemment disposé pour chacun. De quoi s’agit-il ? De ce qu’on doit soulever et mettre en mouvement (c’est le sens du verbe [bastadzoo]) pour venir, et venir cette fois non pas auprès de [lui] mais à sa suite. Jésus va aller, il est dans une dynamique. Pour entrer dans cette dynamique, le disciple a des lourdeurs, des pesanteurs, des choses qui entravent sa marchent, qu’il doit mettre en mouvement. Nous avons tous des « casseroles » : à chacun d’en être conscient là aussi. Ce n’est pas du « dolorisme », une invitation à « en baver » : c’est du réalisme, une invitation là encore à ne pas s’idéaliser mais à rester éveillé à ce qui nous retient d’avancer, d’aimer, de se donner. Et en même temps, je trouve que cette parole est un chant d’espérance. Ce qui est dit implicitement, c’est que malgré nos lourdeurs, nos casseroles, le poids de notre histoire, nous pouvons avancer, nous pouvons aimer. Bien sûr pas parfaitement, mais nul ne nous le demande (sinon justement notre propre idéalisation de soi !). Nous allons aimer avec ce que nous sommes, avec ce que nous avons vécu, avec ce que nous « trainons ». Mais nous allons aimer, nous allons avancer, et cela, c’est merveilleux ! Nous retrouvons l’ambivalence du mot [staoros] : instrument de supplice, mais aussi base de construction…
Une troisième condition va être ajoutée en finale, typique de Luc : « qui n’abandonne pas toutes les choses sur lesquelles il se fonde, ne peut être mon disciple. » Luc a toujours dans un coin de sa tête cette question du rapport aux biens, et toujours il la formule avec cette idée de s’appuyer, de trouver les fondements de son existence. Dans le rapport aux biens, c’est maintenir vibrante la question : qui possède qui ? Est-ce nous qui possédons des choses, ou sont-ce ces choses qui finalement nous possèdent ? Il invite, vis-à-vis de ces biens, à [apostattoo] (qui donne notre « apostasie« ), c’est-à-dire se tenir à distance, être éloigné, abandonner, faire défection. On voit que le sens n’est pas forcément radical, celui d’un abandon total, il peut être aussi une saine et simple prise de distance pour que les biens n’empêchent pas le don de soi.
Entre ces deux conditions, la mise en lumière de ce que l’on traîne avec soi et de ce qui nous retient ou nous possède, deux petites comparaisons, l’une de construction, l’autre de guerre. La première : « Qui en effet d’entre vous voulant édifier une tour, d’abord s’asseyant ne calcule pas la dépense : s’il a de quoi achever ? De sorte que jamais en creusant ses fondations et n’ayant pas la force de mener à terme, tous ceux qui voient ne commencent à se moquer de lui en disant que celui-ci est un homme qui commençait à bâtir et qui n’a pas la force de mener à terme. » La force d’aller au bout, de mener un projet à terme, est largement soulignée. Il y a un calcul à faire dès le début. La tour pourrait aussi bien être une enceinte fortifiée, le mot est le même : à projet grandiose, évaluation soigneuse. Il est bon de connaître ses ressources. C’est la question que nous avons été tout au long invités à garder avec nous. La seconde comparaison : « Quel roi marchant sur un autre roi pour en venir au combat, s’asseyant d’abord, ne voudra [savoir] s’il est capable avec dix mille de marcher à la rencontre de qui, avec vingt mille, vient sur lui ? Sinon évidemment, bien plutôt lui envoie-t-il une ambassade demandant les conditions de paix. » Là encore, quand les forces ne sont à l’évidence pas proportionnées au but, la réflexion conduit à changer celui-ci, ou du moins à abandonner le projet. Le roi voulait la paix par l’hégémonie de son pouvoir, il ne l’aura que par la négociation de la paix. La réflexion, dans les deux histoires, revient par l’image de celui qui s’assoit d’abord, [kathisas prooton]. Là est l’insistance : réfléchir d’abord. Etre disciple ne peut pas être inconsidéré.

Un commentaire sur « Faire le point en soi-même: dimanche 8 septembre. »