Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous voilà un peu plus loin dans le texte de Luc : la semaine passée, nous étions à un début de séquence où l’auteur nous rappelait le dessein profond de Jésus de monter à Jérusalem, et la manière dont il procède. Un inconnu le mettait face à la tentation du découragement, ce qui nous a a valu un appel à passer par les petites choses, à choisir les moyens de l’humilité, à ne pas confondre la grandeur de la mission avec l’enflure du cœur.
Ce moment est immédiatement suivi d’une tentative de découragement venue des Pharisiens : Luc insiste, c’est « à cette heure-là » précisément, autrement dit ce n’est pas un hasard. Ils tentent de le décourager d’aller au bout de son projet, aller à Jérusalem, en lui présentant qu’Hérode veut le tuer. C’est l’occasion pour Jésus de ré-affirmer sa détermination : lui sait où il va et pourquoi. Il assortit cette réaffirmation d’une lamentation sur Jérusalem qui se refuse à répondre aux appels.
Puis nous voilà au passage qui nous est donné aujourd’hui. Ce passage me semble être le début d’une nouvelle petite séquence, à cause des mots qui l’introduisent par une nouvelle mise en situation, et parce qu’il y a un fil rouge assez facilement repérable avec le thème du repas. Mais le premier temps de cette nouvelle séquence nous est dérobé : car tout commence avec une guérison qui alimente une controverse sur le respect et le sens du sabbat. Nous n’aurons pas non plus la fin, où le repas donne lieu à une métaphore du royaume et de l’invitation à y entrer.
Mon modeste commentaire :
« Et il advient, dans sa venue à la maison de l’un des chefs des pharisiens pour manger du pain, que eux étaient à l’observer de près. » Il y a un contexte, et il y a une action. Le contexte, c’est celui d’une invitation à la maison par l’un des chefs des pharisiens pour « manger du pain », ce qui est une expression courante pour « prendre un repas ».
Les Pharisiens, un mot qui s’appuie sur la racine verbale prš, qui signifie à l’origine « séparer » et « expliquer », sont le principal courant du judaïsme à l’époque du second temple : c’est un courant réformateur qui vise avant tout la sanctification du peuple entier. En effet, la destruction du premier temple et l’exil des élites a été expliqué par les écoles prophétiques comme le fruit de l’infidélité des chefs, d’où la question : comment s’en prémunir désormais ? D’abord, accepter cette interprétation de la catastrophe, c’est valider l’interprétation des écoles prophétiques : les Pharisiens reconnaissent comme « parole de Dieu » les dits et écrits des prophètes (ce n’est pas le cas des Saduccéens, majoritairement des prêtres, qui tiennent la seule Torah comme « parole de Dieu » : en gros, ce que nous appelons le Pentateuque). Ensuite, pour les Pharisiens, désormais méfiants vis-à-vis des prêtres, la solution, dans un territoire qui est désormais soumis aux influences étrangères et notamment à l’hellénisation, c’est l’appropriation de la parole et de la Loi dans le cœur de chacun, ainsi que le transfert dans le contexte domestique de l’application de celle-ci : c’est l’appropriation de la loi par chacun des membres du peuple qui pourra seule dresser une « haie » (on retrouve notre racine prš) entre les « nations » impures et le peuple saint, et garantir la fidélité de ce peuple à la mission de sanctification du Nom dévolue à ce peuple. Cela passe par une recherche attentive, dans les Ecritures, des prescriptions divines pour n’en omettre aucune, et par une grande attention aux règles de pureté dans la vie quotidienne.
Dans ce sens, les Pharisiens se regroupent pour les repas, parce qu’ils tiennent à consommer en état de pureté rituelle la nourriture profane (celle qui ne provient ni de la dîme ni des offrandes). Cela veut dire que si Jésus est invité à un repas chez l’un de leurs chefs (les Pharisiens sont organisés, ils estiment détenir une autorité d’abord pour interpréter les Ecritures, ensuite pour diriger le peuple), c’est qu’ils le reconnaissent comme un proche. Et en effet, Jésus fait comme eux une large part à l’attention aux Ecritures qu’il explique et approfondit, il prend comme eux les Ecritures en un sens élargi, il prend comme eux ses distances avec une pratique religieuse purement rituelle liée au seul temple, il a comme eux le souci du peuple tout entier, il appelle comme eux à une intégration de la parole divine dans le cœur et dans la vie quotidienne. La proximité est réelle, et ce n’est pas en vain qu’ils sont, dans les évangiles, si souvent dans sa proximité. Manger ensemble, c’est toujours un signe de communion, une occasion de puiser la vie à la même source, du coup de naître à la même joie.
Le repas du sabbat auquel Jésus est invité a un aspect festif. La nourriture habituelle en Palestine, prise en deux repas quotidiens, est essentiellement à base de pain, de légumes et légumineuses, d’huile et de figues. Mais le sabbat, il y a trois repas, avec deux plats cuisinés dont un de poisson, met du sabbat par excellence. On l’accommode principalement avec du sel et des herbes (menthe, coriandre, hysope…) ainsi que des épices comme le cumin. Il y a aussi du vin, de Palestine sûrement, par crainte de boire du vin qui serait d’une façon ou d’une autre lié à l’idolâtrie, vin qui est bu de manière rituelle. Voici donc un contexte qui semble plutôt favorable, heureux, sauf que l’action l’est moins : les pharisiens le « tiennent à l’oeil« . [paratèréoo], c’est se mettre tout près pour observer, et du coup aussi épier et surveiller. Il pourrait bien sûr y avoir l’idée de prendre au piège, mais il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là : on aura compris que les Pharisiens sont sourcilleux et scrupuleux sur le registre des observances, et qu’ils sont particulièrement attentifs à ce que l’invité, a priori proche d’eux mais à la réputation un peu sulfureuse toute de même, respecte bien tous leurs préceptes et ne rende pas impure la « noble assemblée ». Et l’on remarque que la fête du repas de sabbat tourne pour eux au stress quant à la manière dont il se déroulera : ils ne sont pas trop dans l’ambiance attendue, ils ne sont pas à la joie, ni celle du sabbat, ni celle du repas partagé…
L’ambiance va être d’abord troublée par la survenue d’un homme « hydropique« , c’est-à-dire atteint d’un œdème. L’épisode est enlevé dans le passage d’aujourd’hui. Il est traditionnel de faire, le sabbat, un panier repas pour un pauvre : peut-être celui-ci est-il venu chercher cette aumône ? En tous cas, il va se trouver guéri par Jésus (ce qu’il ne demandait apparemment pas expressément), celui-ci confondant les convives sur l’opportunité d’effectuer cette guérison un jour de sabbat. A priori, ils n’auraient pas été favorables à ce choix, et se taisent d’abord quand Jésus leur pose la question. Mais sa manière de situer les choses, une fois l’homme rétabli et renvoyé, les laisse sans voix : il fallait agir sur le moment, c’était une urgence, de même qu’on ne peut pas remettre au lendemain de tirer son fils ou son bœuf du puits sous peine de noyade. Autrement dit, Jésus ne nie pas l’importance du sabbat, mais il subordonne son observance à la vie humaine. Ce qui compte, c’est de vivre : le sabbat doit y aider, non y faire obstacle. La vie, c’est ce qu’il y a de plus important.
Deux prises de parole vont suivre, avec la liberté que donne le fait d’être invité. L’une à l’ensemble des convives, l’autre à leur hôte commun. Les invités sont désignés comme les [kéklèménous], littéralement « les appelés » : le mot désigne aussi bien sûr ceux qui sont invités ou conviés, ou ceux qui sont convoqués, ou ceux qui sont « nominés » ou choisis. Pour Luc, c’est suggérer qu’au-delà de la situation présente d’invités pour le repas festif du sabbat, les personnes présentes ont aussi la conviction d’être du nombre des « choisis » devant le dieu. Luc, une fois n’est pas coutume, nous précise aussi l’occasion de la prise de parole de l’invité spécial qu’est Jésus : « retenant comment ils se gardaient les premiers lits,… » On mange mi-couché, à l’époque, et comme dans tous les repas un peu formels à toutes les époques, il y a des places d’honneur. Les convives se les sont appropriées, sans doute, on l’imagine bien, en jouant un peu des coudes. Cela révèle beaucoup de choses. Dans une ambiance très protocolaire, la chose est impossible, les places sont déterminées d’avance suivant un ordre lui aussi protocolaire, et déroger au protocole est spectaculaire : immense honneur si c’est du fait du maître de maison, occasion de honte si c’est du fait de l’un des invités. Ici, on est plus dans la lutte d’influence : les invités font partie d’un groupe qui cherche lui-même le « leadership » dans la société du temps, ce qui entraîne une recherche de leadership et d’influence à l’intérieur du groupe. Chacun cherche à se « placer », à être bien en vue du chef. Du point de vue de celui-ci, il n’intervient pas mais laisse cette compétition se faire : cela l’arrange de ne pas avoir à choisir ni hiérarchiser ceux qui le suivent, laissant ainsi ouvertes toutes les possibilités pour chercher l’un ou l’autre appui selon les circonstances. Jésus a vu tout cela, et il « a des choses à dire sur » cela et sur eux tous. Il le fait au moyen d’une parabole, donc d’une fiction, qui a cette fois tout d’un dit de « sagesse », adressé à « toi », bien plus que d’une historiette comme souvent.
« Quand tu es invité par quelqu’un à des noces, ne t’étends pas dans les premiers lits, afin que jamais un plus-en-honneur que toi soit invité par lui, et que venant, celui qui a invité toi et lui te demande : donne cette place ! Et à ce moment tu commencerais avec déshonneur à occuper la dernière place. » Trois personnages seulement sont mis en scène, mais l’histoire même en suppose une foule, invisible : c’est aux yeux de cette foule que le déshonneur ou la honte se jouent. Et pourtant cette foule n’est pas nommée : c’est que la honte est intime, elle est une faille, une fêlure au fond de soi, le début d’une rupture d’avec soi-même. Cela est d’autant plus souligné que la « dernière place » n’est pas tant matérielle que symbolique : c’est dès le moment où l’hôte demande de donner la place que le premier invité « commence à occuper la dernière place« , commence à ressentir le déshonneur et la honte. Le verbe commencer vient de la racine grecque [arkhè] qui signifie toujours une origine contenant déjà tout ce qui en vient, tout ce qui va advenir ou devenir. Ainsi, le sentiment de rejet fait perdre l’unité intérieure, mais celui-là à son tour n’a pu naître qu’à cause de l’auto-promotion. Se faire soi-même le premier, c’est se mettre en porte-à-faux et porter déjà en soi l’auto-destruction.
Dans le fond, le scénario de cette fiction de sagesse ressemble presque trait pour trait à la réalité, sauf que Jésus adopte l’approche protocolaire que nous avons déjà décrite. Or celle-ci, précisément, ne correspond pas. Alors pourquoi ce choix ? La fiction ne va-t-elle pas manquer sa cible ? C’est qu’il y a un autre changement, un petit décalage discret d’avec la réalité vécue : « Quand tu es invité… à des noces,… » [Gamos], c’est le mariage, c’est la fête ou la célébration de mariage, c’est même par métonymie l’épouse elle-même ; mais le mot veut dire fondamentalement union. Alors je vois deux pistes partant de ce petit décalage.
D’abord, « quand tu es invité à une fête de mariage… » : pourquoi y es-tu invité ? Il y a deux genres d’invités à un tel évènement, ceux que l’on invite pour la joie et ceux que l’on invite parce qu’on ne peut pas faire autrement (le mariage est en effet à la fois un évènement intime et une réalité sociale). Le deuxième genre d’invités impose des dispositions d’ordre protocolaires, avec des places définies. Le premier genre est plus libre. Si tu as choisi toi-même ta place, c’est que tu étais invité pour la joie plus que par nécessité : ainsi te fallait-il entrer dans cet ordre de la gratuité pour consonner. Si tu as été invité, c’est parce que les époux ou leurs très-proches ont estimé que, sans toi (entre autres), leur joie ne serait pas complète, parce que pas entièrement partagée et diffusée. Tu es là du fait d’une gratuité, d’un don qui ne t’es dû en rien et que tu ne rendras jamais, tu es là pour recevoir et donner de la joie, impalpable, sans calcul, qui tient aux êtres mêmes et à leur présence -présence symbolique d’un jour, qui dit qu’en fait tu es toujours présent à leur cœur. Alors que fais-tu dans le calcul, en choisissant ta place ? Tu n’es plus alors dans l’échange de gratuité, tu n’entres pas dans la joie, tu ne leur dis pas qu’eux aussi sont en fait toujours présents à ton cœur. La fêlure est déjà là, par laquelle l’unité intérieure se défait. Sans compter que tu vas briser aussi quelque chose dans le cœur de ton hôte…
Mais ensuite, deuxième piste : « Quand tu es appelé à l’union… » : cette traduction, en toute rigueur, est possible. Je pense qu’elle est en filigrane derrière l’histoire mise en scène par le Jésus raconté par Luc. Un scénario bien plus vaste se dessine, une interprétation bien plus large. C’est la vie entière qui se joue devant son dessein final. Car nous sommes appelés à l’union, c’est-à-dire à la convergence achevée et à l’interaction entière d’êtres pleinement constitués. La condition de cet échange entre les êtres, c’est la gratuité : le « commerce » calculé, c’est l’introduction dans cet échange d’une dimension de pouvoir qui brise la gratuité, où un être opère sur l’autre une contrainte, qu’elle soit par force ou par séduction ou autrement encore. Dans cette fiction, Jésus ne donne pas seulement une leçon de circonstance, un « cours de savoir-vivre », il dévoile une dimension essentielle de la vie : la vie, c’est l’interaction dans la gratuité.
Le conseil : aller plutôt de soi-même s’étendre (mais cette fois, le verbe n’est plus [kataklinoo] comme avant, mais [anapiptoo], littéralement tomber de bas en haut, mais aussi se renverser et céder du terrain), au terme d’un voyage intérieur (le participe de [poréouoo] le suggère nettement), à la dernière place. Ce renversement du cœur te vaudra le nom d’ami et d’être élevé, qui plus est aux yeux de tous. Cette dernière précision n’est pas vanité ou « vaine gloire », mais le vrai remède à la honte et à la faille intérieure : pour s’ouvrir vraiment à la joie et à la récompense, nous avons besoin d’être sûrs que ce n’est pas par hasard que nous sommes où nous sommes, et d’être sûrs que tous le savent. C’est un des sens du « jugement dernier », nous sécuriser dans la joie, nous donner la paix. Ainsi, s’ouvrir à la plénitude de la vie suppose d’entrer dans l’interaction, de s’exposer, de s’amoindrir. Celui qui feint d’être déjà arrivé à cette plénitude, comment pourrait-il la recevoir ? Car elle ne peut qu’être reçue…

La parole à l’hôte commun insiste dans le même sens, sans même prendre la peine du décalage de la fiction. C’est une invitation à la gratuité, avec la même idée de récompense finale. Je pense qu’on aura compris qu’il ne s’agit pas d’une récompense extrinsèque : si tu es gentil, tu auras une glace ! Il s’agit au contraire d’un fruit : le résultat de la gratuité, pour qui a de quoi donner et partager, c’est aussi de parvenir à la vie en plénitude, symbolisée par la « résurrection des justes« . Et cela passe par un dessaisissement, par le don sans retour, sans réciprocité, une forme d’appauvrissement mais pour être riche avant tout dans le domaine des relations. Encore ne faut-il pas exagérer même ce deuxième aspect : la reconnaissance de ces pauvres, estropiés, boiteux et aveugles ne sera peut-être pas extraordinaire, on ne sait pas. Mais ce retour-là, il est bon de s’en défaire aussi.
La vie tient à une interaction entre les êtres, elle est échange de gratuité : si tu peux donner, si tu es acteur, donne avec gratuité ; si tu es en attente, si tu reçois, ouvre-toi à la gratuité. Décidément, la gratuité est une voie exigeante, mais qui ouvre à la vie et fait de ce monde un autre monde.
Un commentaire sur « Vivre, c’est s’ouvrir à la gratuité : dimanche 1er septembre. »