Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai déjà tenté un commentaire de ce passage entier sous le titre Vivre, c’est s’ouvrir à la gratuité. On trouvera sous ce lien en particulier ce qu’il faut pour re-situer ce texte qui, d’une part, est amputé et, d’autre part, est loin des précédents, alors qu’il semble « rester dans le sujet ».
Je dois avouer (j’espère ne choquer personne) un certain agacement à l’égard de ce texte, qui ressemble un peu à un manuel de savoir vivre. Mais l’évangile ne me semble pas donné pour éduquer aux « bonnes manières ». Il pourrait ressembler aussi à une sorte de fiche de débrouillardise dans un certain monde, une étude « psychologique » pour arriver néanmoins à ses fins et apprendre à bien se placer en gagnant à peu de frais une bonne réputation. Tout cela est très agaçant, et ressemble assez peu à l’évangile en général, je pense que tout le monde me l’accordera.
Mais alors quelle est la pointe de ce passage ? A quoi riment ces précisions mises par Luc dans la bouche de Jésus ? Où y a-t-il ici des paroles qui font vraiment vivre, qui guident le cœur et le saisissent ?
Je me demande s’il n’y a pas là dedans une mise en perspective des choix que nous faisons (ou avons à faire) dans notre vie et son sens général. Je veux dire que, si notre vie à un sens, si elle mène quelque part, si elle est réponse à un appel, alors chacun des instants de notre vie construit la réponse à cet appel. Et c’est sans aucun doute cette unité de vie qui est un des plus grands enjeux de notre vie spirituelle, de notre vie profonde : que nos choix particuliers, que nos manières de vivre les moments de notre vie, s’inscrivent dans la perspective générale.
Dans le premier « dit » de Jésus, la conclusion très universelle « Tout homme qui se hausse sera humilié et qui s’humilie sera haussé » paraît concerner toute la vie, toutes les vies. Et dans le deuxième « dit », la référence « cela te sera rendu à la résurrection des justes » paraît elle aussi englober la totalité d’une existence, avec le redoutable point final que constitue la résurrection. Si tel est bien le cas, alors l’ensemble de nos existences et de nos vies est envisagé comme un appel : nous sommes des « invités » ou des « appelés« , le mot est le même. Et nous sommes même « appelés à des noces » ou « appelés à l’union« .
Cela mérite considération : quel est notre but à nous dans la vie ? Si nous en avons un !… car il est possible aussi de vivre sans but, en se laissant simplement balloter par l’existence. Si tel est le cas, voilà dévoilé à nous un but que nous ne soupçonnions pas, mais dont nous sommes invités à nous saisir. Et si nous avons un but, il n’est peut-être pas facile à formuler : d’abord parce qu’il peut être inscrit dans l’obscurité d’une demi-conscience ; ensuite parce qu’il n’y en a peut-être pas qu’une seul. On peut aussi poursuivre plusieurs buts dans l’existence. Il me semble, si c’est là notre situation, qu’il vaut la peine d’approfondir, soit de chercher à mettre des mots sur ce que nous voulons par-dessus tout, soit de chercher à hiérarchiser authentiquement ces nombreuses choses que nous cherchons, ou à comprendre ce que nous désirons réellement à travers ces nombreux buts que nous poursuivons : ils doivent bien s’unifier à une certaine profondeur…
Je gage que si, à l’issue de cette réflexion, nous découvrons que être « appelés à l’union » peut bien être une manière de formuler les choses, cet évangile nous parlera plus, il nous concernera.
Mais alors, en ce cas, que signifient ces deux « dits » de Jésus, que nous apportent-ils ? Dans le premier cas, je comprends pour ma part qu’il y a des choix que j’opère, et qui n’ont rien à voir avec l’invitation. Je cherche à me placer. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être invité. Et ainsi, la pratique observée des pharisiens choque, parce qu’elle n’a rien à voir avec le but d’une existence conçue comme un appel. A un appel, il convient de répondre, et de rester en situation de réponse : cela veut dire laisser l’initiative de l’appel à un autre, et engager son énergie à capter les signes de cet appel, de sa forme, de ses implications, de ses moments… C’est une disponibilité incessante, une tension vers le but, une reconnaissance sans fin. Mais si je cherche à me faire une place, je perds l’essentiel, je ne suis plus dans l’attention intérieure et sensorielle. Je m’impose au contraire.
Concrètement, je peux bien sûr, dans certaines situations de mon existence, choisir telle ou telle attitude parce que « je suis comme ça », parce que « ça se fait comme ça », parce que « il est hors de question que… ». Et puis, je peux au contraire, tout en prenant conscience de ces tendances que j’ai, me mettre à l’écoute, capter à travers ceux ou celles que je rencontre, les signes et les formes d’une réponse que je n’avais peut-être pas imaginés, parce que je perçois à travers eux l’appel sous une autre forme, avec un autre écho. « L’appel à l’union ». Je donne cette place aux autres, parce que dans ce « dit » il y a le fameux personnage qui fait changer de place : et cela, me semble-t-il, c’est justement ce qu’opèrent ceux et celles qui m’entourent ou que je rencontre. Ils me font changer de place. Et peut-être alors puis-je apprendre à mieux ajuster mes attitudes de chaque instant, ou mes attitudes du moment, à ce grand appel qui fait son chemin dans mon existence.
Mais je peux aussi être dans la situation de celui qui appelle, qui invite : c’est le deuxième « dit ». Et ce qui commande alors, c’est la non-réciprocité. Alors là, ça paraît bizarre, de nouveau !
Saint-Paul dit : « Ne gardez d’autre dette entre vous que celle de l’amour mutuel » (Rm.13,8). C’est une parole bien étrange : habituellement, la « dette » est plutôt ce qu’il faut remettre, autrement dit un lieu du pardon. De quoi s’agit-il alors ? Eh bien il me semble que, quand on aime vraiment, ce que l’on donne ne peut être rendu. « Appelés à l’union », nous observons cela particulièrement dans le couple (celui qui s’aime, je veux dire, ou qui cherche à le faire) : ce que tu me donnes, je ne pourrais jamais te le rendre, car c’est unique, c’est quelque chose de toi, quelque chose que je n’avais pas et qui ne peut surgir de moi, quelque chose dont tu as le secret. Et je reste à jamais en dette avec toi de ce don que tu m’as fait, ou me fait. Et de mon côté aussi, peut-être, je te donne ce qui est de moi, ce qui est moi, unique, ce qui ne te ressemble pas. Et si tu le reçois, tu restes toi aussi en dette pour toujours.

Il me semble qu’on parle ici de quelque chose de ce genre : « quand tu invites« , c’est-à-dire quand tu es toi aussi en situation de donner, « d’appeler à l’union », mets-toi dans le registre du don qui n’a pas d’équivalent, qui ne peut être rendu. Non pas au sens où tu es le seul à donner : les autres aussi te donnent, tu le sais bien, tu en vis aussi. Mais donne ce qui vient du fond, ce qui vient de toi, ton point de vue, ton sentiment, ton élan. C’est exigeant : on a si peur de mal tomber, on a si peur de n’être pas à la hauteur. C’est tellement plus rassurant de donner « ce qui convient », « ce qu’il faut », « ce qui se fait ». Plus rassurant mais moins personnel, et surtout moins décalé. Mais si tu donnes « toi », qui est unique, tu donnes ce qui fait vraiment écho à l’appel profond de l’existence, ce qui peut aider l’autre à mieux saisir son « appel à l’union ».
Peut-être y a-t-il, dans ce texte qui m’agace au premier abord, cette invitation à se risquer dans la haute mer du don de soi…