Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
J’ai déjà commenté ce texte, en m’attachant particulièrement à cette histoire de porte étroite, Choisir ce qui est petit. Mais je suis frappé par la prégnance de la question qui est posée à Jésus, « seigneur, s’[ils étaient] peu, les ‘devant-être-sauvés’ ? » Faible nombre de rescapés par rapport au nombre de morts dans un conflit armé. Faible nombre de guéris par rapport à ceux qui contractent une maladie. Faible nombre de personnes qui s’en sortent parmi une population défavorisée. Faible nombre de plaintes qui aboutissent parmi toutes les femmes victimes de violence. Faible nombre d’espèces sauvegardées parmi toutes celles que l’incurie générale de la planète voit disparaître. Est-ce là un loi générale de notre monde ? La réalité est-elle, vraiment, celle-là ? L’angoisse qui étreint le demandeur se comprend aisément, et elle nous touche de près : est-il donc plus raisonnable de désespérer ?
Il n’est pas répondu directement, semble-t-il, à cette question. Il est question de la porte étroite, mais je voudrais cette fois essayer de mieux comprendre le contexte qui est sous-jacent à cette réponse, ou plutôt le cadre sous-jacent au récit qui sert de réponse. Car toute la suite semble unifiée par le même « vous« , celui de l’injonction à entrer par la porte étroite, et celui qui place l’auditeur ou le lecteur dans une sorte de conte dont les contours ne sont pas clairement établis. Essayons donc d’y voir plus clair.
Je dois bien avouer que le rapport entre « peu à être sauvés » et une « petite porte » est lui-même assez… petit ! Il y a manifestement une métaphore, une image, mais les contours en sont à peine dessinés. On a donc une « petite porte » d’un côté, et « beaucoup » qui cherchent à entrer d’autre part : mais ces « beaucoup » cherchent-ils précisément à entrer par cette même « petite porte » -ce qui explique qu’il faille se battre (« Battez-vous pour entrer par la petite porte« ) et que tous n’y parviennent pas-, ou bien faut-il plutôt penser que la plupart (« beaucoup ») cherchent à entre par la porte normale, mais qu’ils sont précisément un tel nombre que la chose est perdue d’avance et qu’il vaut mieux faire le tour et passer par une issue moins connue mais pour cela-même moins convoitée ? Et puis on cherche à entrer où ? Quelle est cette maison et cette occasion qui provoquent une telle cohue ?
Le rapprochement ici encore avec la parabole des Dix Jeunes Filles de Matthieu 25 est éclairant : car là aussi, on a des personnes qui frappent à la porte une fois qu’elle est fermée, et à qui on n’ouvre plus. Et c’est une parabole qui est dans le contexte de noces, de la prise sous son toit par l’époux de son épouse. Nous serions donc dans ce contexte général de l’arrivée, de nuit, du cortège de l’époux ramenant son épouse chez lui, accompagné de tous les invités de l’une et l’autre partie, cortège augmenté des personnes qui se sont jointes d’elles-mêmes. Ce dernier détail peut surprendre, mais les lois de l’hospitalité orientale (et c’est, me semble-t-il, encore le cas aujourd’hui !) font qu’on ne refuse pas, particulièrement à un festin de noces, une personne inconnue qui se présente. Pas de contrôle des cartons d’invitation à l’entrée : cela, c’est plutôt chez nous que cela se pratique…
Le scénario sous-jacent serait donc le suivant : l’époux arrive de nuit avec son épouse symboliquement « enlevée », précédé, accompagné et suivi d’une foule de gens, choisis et non choisis. Dans la maison de l’époux, ou plutôt de son père, les serviteurs sont en ébullition. Mais le père, le « maître de maison », veille au bon ordre, tant pour la maisonnée que pour les hôtes (on retrouve cette différence entre époux et maître de maison dans l’épisode des Noces de Cana, Jn.2). Arrive le moment où la maison est pleine, en tous cas à ses yeux, et il fait selon la coutume fermer la porte. A ce moment, rien ne sert plus d’insister pour entrer : la maison est pleine, elle ne peut plus contenir d’autres hôtes, en faire entrer certains voudrait dire en faire sortir d’autres !

Si tel est le contexte, le conseil donné, en réponse à l’angoisse manifestée par l’interlocuteur, est donc de se battre pour passer par la porte [sténès] : l’adjectif [sténos] signifie étroit, resserré, et par suite réduite ou encore de peu d’importance. Vu notre contexte, c’est sans doute ce dernier sens qui est à privilégier : il s’agit d’entrer par une porte secondaire, par la porte de service ! A l’opposé, par la grande porte, on rentre bien sûr avec le grand cortège, c’est le cheminement prévu, qui permet d’être tout de suite dans la lumière, dans la fête, et de paraître aux yeux de tous tout-à-fait légitime. Car pourquoi rentre-t-on par cette grande porte ? C’est d’abord par déférence, pour faire ce qui est a priori proposé : on ne veut pas indisposer ceux qui invitent. C’est ensuite pour profiter : on veut bénéficier dès le début et à fond de cette occasion donnée d’entrer dans cette demeure, et en admirer les détails. C’est enfin pour être vu de tous : non que l’on veuille nécessairement se « montrer », mais il y aurait beaucoup de honte à être pris pour quelqu’un qui est là par hasard, ou par fraude. Dans tout lieu de fête et de rassemblement, il y a des signes d’identification ou de reconnaissance qui donnent à ceux qui sont là une paix et une tranquillité. Ce sera d’ailleurs une des fonctions du jugement dernier : manifester devant tous la légitimité de chacun à être du nombre.
Mais ce mariage est victime de son succès : la foule est nombreuse qui veut rentrer, et il y faut de la force : « beaucoup, je vous dis, chercheront à entrer et ne seront pas assez forts. » Pour certains, cette force est d’être connus comme de la famille ou des amis : on les laisse passer, forcément. Pour d’autres, la force est d’être conduits par quelqu’un à la légitimité reconnue. Pour d’autres enfin, la force est tout simplement de savoir se faufiler, se frayer un passage dans une bousculade de ce genre, ou de savoir trouver les cheminements : qui a dû entrer dans le train ou le métro à certaines heures sait qu’il y a des tactiques, et que certains cheminements font rester sur le quai. Alors le conseil ? Passez par la porte de service ! Non, on ne dira pas tout fort votre nom quand vous entrez. Non, vous ne profiterez pas tout de suite de la beauté des lieux. Non, on ne verra pas tout de suite que vous êtes du nombre, et vous aurez peut-être à affronter quelques moments de honte. Oui, votre légitimité restera à montrer. Oui certains vous confondront avec le personnel de service puisque vous déboucherez comme eux dans les pièces prévues pour la réception. Oui, peut-être, le personnel de service vous regardera avec une certaine suspicion, sachant au premier regard que vous n’êtes pas l’un d’entre eux. Mais qu’importe ? Vous serez entrés !
Tout cela, si c’est juste, est peut-être bel et bon, mais comment cela répond-il à l’angoisse manifestée au départ par l’interlocuteur, « s’[ils étaient] peu, les ‘devant-être-sauvés’ ? » Il me semble que c’est remettre les choses à leur place, inviter l’interlocuteur, et les auditeurs et lecteurs du même coup, à se soucier de ce qui leur revient. Car dans cette angoisse, il y a au fond deux questions. La première : le nombre de ceux qui vont s’en sortir est-il grand ? La deuxième : serai-je de ce nombre ? Et au fond, la première question ne vaut que par la deuxième. La réponse à la deuxième paraît être plus probablement positive si la première reçoit la réponse « oui ». Mais le maître fait la part des choses. Il garde pour lui, ou pour le dieu, la question du « nombre des sauvés », qui peut bien être un défi lancé à l’expérience ou aux apparences : il faut lui laisser cela comme étant son affaire. Et il renvoie à chacun la deuxième question : serai-je du nombre ? Et le conseil : bats-toi ! Débrouille-toi ! Renonce à certaines choses sans doute, mais vise à l’essentiel : il faut entrer et tous les moyens te sont bons. Qu’il s’agisse de survivre, de guérir, de s’en sortir, d’être reconnu, d’aboutir : bats-toi ! Trouve la porte de service, ravale ta fierté, et entre résolument.
C’est une vraie leçon de vie. La suite du texte fait voir qu’aucune légitimité ne tient en ce domaine : « vous commencerez à dire : Nous avons mangé en face de toi, et bu, et sur nos places tu as enseigné ! Mais il dira : Je vous dis : je ne sais d’où vous êtes ! Ecartez-vous de moi, tous, ouvriers d’injustice ! » La seule proximité qui compte avec ce maître est celle que l’on construit avec ses moyens et en passant par le service. Par là on entre dans sa joie, et l’on est légitime.