Révolution sociale : dimanche 14 juillet.

uLire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous sommes toujours dans la suite de l’évangile de Luc, mais (il fallait s’y attendre !) après quelques omissions. Nous sommes toujours dans cette grande section où les Douze font l’apprentissage de la mission, c’est-à-dire qu’ils apprennent comment porter avec authenticité la mission même de Jésus. On a vu d’ailleurs que le « succès » comptait moins que cette authenticité, ou que la justesse de la manière importait plus que le résultat. C’est du reste dans ce souci d’authenticité pleine et entière que Jésus prend la ferme décision de se rendre ouvertement à Jérusalem, conscient aussi que la mort l’y attend.

     Dans le dernier passage, outre les Douze, il en envoyait encore soixante-dix, précisant pour eux les termes de la mission donnée aux Douze pour empêcher certaines mésinterprétations, et enseignant du même coup aux Douze qu’ils n’ont pas l’exclusivité de sa mission. Comme il y avait eu le retour de Douze, Luc raconte aussi le retour des soixante-dix, leur joie étonnée que les démons leur soient soumis au nom de Jésus (et non en leur nom propre), la manière dont Jésus réoriente leur joie de la puissance exercée vers la communion partagée (« vos noms sont inscrits dans les cieux »), et l’exultation profonde de Jésus que la révélation du Père, de son Père, que sa propre expérience d’être fils du Père, soit rendue accessible aux plus petits. Cela révèle le but de cette mission, celle de Jésus comme celle des disciples (puisque c’est la même), ce qui est du même coup une vraie clé d’interprétation ou de discernement ou d’évaluation pour les disciples : avons-nous permis aux plus petits l’expérience d’être Fils du Père ?

     C’est à la suite de ce cœur de l’évangile (ôté, mais pourquoi ?, du lectionnaire), que vient l’épisode d’aujourd’hui.

Mon modeste commentaire :

     « Et voici que quelque légiste surgit, l’éprouvant et lui disant :… » Luc inscrit clairement notre épisode à la suite du précédent : il s’agit certes d’un nouveau développement, mais il y a bien un lien entre les événements. L’homme qui intervient à présent n’est pas caractérisé par son nom, de manière personnelle, au contraire même. C’est un certain … Ce qui le caractérise, c’est autre chose, il est [nomikos], un adjectif signifiant conforme à la loi ou qui connaît la loi. Cet adjectif est formé directement sur [nomos], un mot très chargé en grec. Le [nomos], c’est d’abord la part, la portion, pouvant signifier même une division territoriale ou la partie d’un bien échue, mais aussi l’usage, la coutume, et finalement la règle ou le droit. Ce qui, chez les Grecs, sous-tend ce mot et sa famille de sens, c’est l’idée de la répartition faite par Zeus pour ordonner l’univers et en faire un [cosmos], répartition des dieux et entre les dieux, mais aussi répartition entre les hommes et les dieux, et même entre les hommes. Le [nomos] n’est pas d’abord une loi ou une règle « positive », c’est-à-dire établie par quelqu’un parce qu’il faut décider quelque chose, mais plutôt ce qui régit l’ordre du monde et à quoi il faut se conformer pour trouver sa place dans l’univers.

     Fort bien, me direz-vous, merci pour ce bel étalage d’érudition, mais nous voilà loin de l’univers de Luc et de celui de l’évangile ! Ne s’agit-il pas tout simplement de la Loi référée à Moïse ? Certes oui, mais pas seulement. Bien sûr que le [nomos] du nouvel interlocuteur se réfère à Moïse, mais Luc écrit pour des Grecs, des personnes pour qui cet univers-là n’est pas familier, et il me semble que le mot qu’il choisit, qui n’est justement pas cette fois un « docteur de la Loi » ni un « scribe », fait très consciemment et volontairement le lien avec l’univers mental et culturel des Grecs, de ses lecteurs. Car ce cœur de l’évangile dont il vient d’être question, cette expérience de fils proposée aux plus petits, et la joie et l’exultation qui en naissent, tout cela est un renversement et une révolution sociales ! Nous ne sommes plus ni dans l’univers réglé et légal de Moïse, ni dans l’ordre cosmique des Grecs assignant à chacun sa place, et où les tout-petits de l’évangile sont les derniers. Si ceux-ci sont les destinataires premiers et privilégiés de l’ultime révélation divine, alors plus rien ne justifie l’ordre social établi ! Les riches et les puissants ne sont plus tels parce que dieu ou les dieux l’ont voulu. Les institutions qui régissent la société n’ont plus leur divine justification. Ni les inégalités entre les hommes ni les contraintes qui pèsent sur eux (certains d’entre eux, du moins) ne sont plus divinement justifiées. On comprend alors que surgisse, se dresse immédiatement un [nomikos], représentant tout homme préoccupé de l’ordre des choses. Notre épisode, ce n’est rien moins que la confrontation du cœur de l’évangile avec tout l’ordre antécédent ! Et l’on comprend que l’intervenant veuille éprouver celui qui apporte une telle révolution : ce n’est pas cette fois malveillance, je ne le crois pas du moins, mais plutôt recherche d’approfondissement après l’effet de surprise.

     Alors que dit-il ? Il pose une question : « Maître, que ferais-je en sorte que je recevrai-comme-partage la vie éternelle ? » [klèronoméoo], c’est recevoir en héritage, mais le mot on le voit bien se décompose en deux et signifie étymologiquement établir le [nomos] du [kléros], « répartir ce qui vient du sort »,  bref : retrouver de l’ordre dans ce qui tient du hasard. Notre homme a senti le bouleversement évangélique, lui qui avait l’habitude de tenir en main sa destinée grâce à l’énoncé des lois ou des règles ou des coutumes et conventions : il voudrait reprendre la main, peut-être aussi mesurer ce qu’il peut garder de ce qu’il avait jusque-là appris. L’exprimer en termes de vie éternelle reflète sa préoccupation : toucher dès à présent au définitif, à ce qui ne meurt pas : dans la révolution évangélique se révèle peut-être tout simplement un nouveau [nomos] ?

     La réponse part de l’interlocuteur, l’invite à progresser depuis sa position : «  Dans le [nomos] qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » Il y a deux questions, en fait, l’une objective, l’autre subjective. D’abord, ce qui est effectivement écrit : voilà un propos rassurant, pour celui qui se réfère à une loi écrite, connue, vérifiable ! Mais le propos peut être plus large, car « écrire » est aussi le mot pour « dessiner, tracer » : Luc reste dans le double registre de ses personnages et de ses lecteurs, celui d’une loi mise par écrit dans un livre et celui d’un ordre dessiné dans l’univers. La deuxième question en revanche est plus déstabilisante, elle interroge la certitude acquise : « lire » signifie aussi bien « avoir la connaissance profonde ». Et la question est bien comment : autrement dit, l’interlocuteur inquiet de l’aspect révolutionnaire de l’évangile est invité à se référer à l’ordre ou la loi qu’il connaît, mais aussi à prendre conscience de sa manière de la découvrir, de l’interpréter, à l’aspect personnel avec lequel il s’appuie sur elle.

     L’interlocuteur répond d’une manière hautement improbable, en fait. Luc met dans sa bouche l’originalité avec laquelle Jésus lui-même, chez Marc ou chez Matthieu, répond à la question du plus grand commandement. Sur le fond, c’est une manière de rappeler que, oui, il y a bien un nouveau [nomos] dans l’évangile, dont la nouveauté comme telle est assez relative puisqu’elle est toute tirée de l’ancienne loi. La révolution n’est pas exactement là. Sur la forme, je fais deux remarques concernant cette réponse ou ce rappel mis dans la bouche du « préoccupé de l’ordre » : d’une part, la relation à dieu et au prochain est mise sous un seul chef, aimer. C’est le même amour qui porte sur dieu et sur l’autre, c’est d’un même amour qu’ils sont aimés. La même action, la même énergie, pour l’un comme pour l’autre. C’est dire si, selon Luc, l’un ne va pas sans l’autre, qu’aimer dieu authentiquement ne peut aller sans aimer l’autre, qu’aimer l’autre comporte forcément, même si invisiblement, une réalité d’amour de dieu. Voilà qui change notre regard sur la réalité. D’autre part, ce n’est pas la même préposition qui précède chacune des dimensions de l’être humain engagées dans l’amour : celui-ci vient [ex], à partir du, en sortant de la totalité du cœur, et il se traduit [én], dans la totalité de l’âme, dans la totalité de la force et dans la totalité de la pensée. Il y a en l’être humain une origine de l’amour et trois dimensions en lesquelles il se traduit. Mais dans tous les cas, c’est la totalité, [holè] (qui donne l’anglais « whole »), qui est engagée : et, ajouterai-je, c’est parce que c’est la totalité que c’est de l’amour.

    Cet énoncé apparaît dans le dialogue entièrement satisfaisant pour Jésus -on comprend bien pourquoi, puisque c’est sa propre réponse qui est mise dans la bouche de l’interlocuteur !-, qui lui recommande cet agir-là pour vivre dès maintenant, pour toucher dès maintenant à ce qui n’a pas de fin. Mais Luc n’arrête pas là l’échange, précisément parce qu’il n’a pas touché au lieu vraiment révolutionnaire, à ce qui fait que ce nouveau [nomos] est apte à rendre toutes choses nouvelles. La question rebondit sur la nature du [plèssios], du proche, du voisin. Et si, en effet, les premiers destinataires de l’évangile, de la mission de Jésus, sont bien les tout-petits, c’est-à-dire ceux qui sont les plus éloignés dans l’ordre social établi, c’est bien qu’il y a un renversement !

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Dans l’extraordinaire vibration de l’amour, l’homme blessé est au centre de la scène. C’est lui qui est au plus haut : le Samaritain, qui devient son prochain, se rapproche de nous du même coup, quand les deux autres s’éloignent jusqu’à disparaître…

     Tout le monde connaît, même largement au-delà des chrétiens, cette merveille littéraire et spirituelle qu’est l’histoire du « bon Samaritain ». Je ne la commente pas vraiment (une autre année ?), je fais juste remarquer la question posée pour conclure -si l’on peut parler de conclusion- : « lequel de ces trois te semble être devenu le prochain du tombé parmi les bandits ? » La nouvelle règle, la nouvelle loi, le nouvel ordre, n’est pas dans un énoncé nouveau de « règles du jeu » : il est dans un nouveau discernement de la personne proche. Or celle-ci ne l’est pas a priori, elle le devient. Et elle le devient par l’amour, la compassion, les entrailles émues et le changement qui en résulte. Car le Samaritain a changé tout [holè] son plan de voyage et même de vie puisqu’il repassera, il a mis tous ses biens en jeu, il a mis toute son énergie, au service de la vie de cet inconnu rencontré mais pas évité ni ignoré. Il a rejoint cet autre au prix d’une impureté rituelle : si prêtre et Lévite changent de trottoir (si l’on peut dire !), c’est pour ne pas prendre le risque de contracter une impureté rituelle par le contact avec un cadavre : aux termes de la Loi, cela les rendrait impropres au culte pendant tout un temps. La Loi les a empêchés de prendre le risque de l’autre qui, peut-être ?, n’était pas un cadavre. Le Samaritain, moins embarrassé dans ce légalisme, a laissé son cœur parler, puis agir. Ainsi, peut-être, faut-il constater que notre « religiosité » et notre excessive attention au culte sont bien souvent plus un obstacle qu’une aide dans la rencontre du prochain : celui qu’il faudrait découvrir tel. Le nouveau [nomos] met l’autre avant la Loi, ou plutôt fait de l’autre ma loi, mon [nomos].

     Le renversement évangélique est bien visible dans cette ouverture finale de la parabole : la question posée initialement par l’interlocuteur était : « et qui est mon prochain ? » Si l’on s’en tient à cette question, on voudrait pouvoir dire que l’homme tombé aux mains des bandits était le prochain du prêtre, du Lévite, du Samaritain -et que seul ce dernier l’a vu et rejoint. Mais non, la question finale posée par Jésus achève avec beaucoup de douceur la révolution, en inversant les termes de la question initiale. Celle qu’il fallait poser, selon le Maître, était plutôt : « et comment deviens-je le prochain du tout-petit ?« . Car la référence n’est plus « moi » : ce n’est plus par rapport à moi-même que je suis invité à m’interroger : qui est proche de moi ? qui devient proche de moi ? Non, c’est l’homme blessé, à terre, sans ressource, presque mort, qui est devenu la référence objective. Les fameux « tout-petits« , à qui est donnée enfin la possibilité d’expérimenter sa propre filiation, au sujet de quoi il exulte en profondeur, dans l’esprit saint, ceux-là sont pour l’évangile à tout jamais la référence. Les repérer, les nommer, les regarder, c’est la première urgence du disciple. Se dire chrétien et rejeter ces pauvres qui ont tout perdu au Sahel, en Ethiopie, au Yemen ou en Syrie, qui ont été torturés en Libye, qui ont failli périr en mer Méditerranée, est un non-sens, en plus d’être un scandale (puisqu’un véritable contre-témoignage). Donc, changer de référence, puis apprendre à devenir le prochain  : telle est la révolution en profondeur, le nouveau [nomos] organisant un nouveau [cosmos], le nouvel ordre des choses fondant un nouveau monde.

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