Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Ce passage, qui fait pour une fois suite à celui de dimanche dernier, a été déjà commenté sous le titre Sur de nouvelles bases. Je voudrais cette fois m’attacher à ces paroles : « Voici, je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.«
Soyons bien clairs d’emblée : le sens de ces paroles ne peut pas être que les disciples sont par principe les doux, les « gentils » agneaux, et que ceux qui ne sont pas disciples sont des brutes sauvages, des « méchants » loups. L’expérience hélas dément suffisamment cette interprétation, quand des disciples revendiqués, et parmi les plus notables, ont pu se révéler avoir des comportements de prédateurs. Ceux qui se revendiquent disciples de Jésus feront bien d’abandonner tout-à-fait une approche un peu paranoïaque, en tous cas dualiste, de leur situation : le « monde » n’est pas mauvais, ceux qui ne s’affirment pas comme disciples ne sont pas des « méchants », et il ne suffit pas de s’étiqueter « disciple » pour être automatiquement un agneau, dans la moralement confortable position d’être une victime.
Cela dit, le contexte de ces mots apparaît dans un contexte, celui d’un constat : « D’une part la moisson est abondante, d’autre part les ouvriers sont peu. » C’est le constat d’un décalage entre ce qui se passe dans le monde (et c’est très positif !), le constat d’un fruit abondant et d’une actualité pressante (quand la moisson est prête, il faut moissonner sans attendre), et de la disproportion du nombre d’acteurs face à cette abondance. Là précisément est le « négatif », beaucoup va être perdu faute de main d’œuvre. Il n’y aura jamais assez d’acteurs pour recueillir tout ce qui se produit de bien dans le monde.
Et c’est précisément à cause de cette situation que les Soixante-Dix reçoivent cet ordre : [hupagété], « avancez-vous« . N’oublions pas que le premier sens du verbe [hupagoo], c’est amener en-dessous, mettre sous le joug : l’injonction est donc bien, devant ce constat dont nous venons de parler, de s’atteler à la tâche, de « s’y mettre » résolument. Et notre phrase est la toute première après cette entrée en matière. Vont la suivre toute une série de conditions pour l’accomplissement de cette injonction, autrement dit : « Voici, je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. » est tout simplement la première de ces conditions, ou recommandations. Pour bien s’atteler à la tâche, il faut en tout premier lieu se laisser envoyer « comme des agneaux au milieu des loups » : ce n’est plus un état des lieux, c’est un programme.
Ce « je vous envoie » n’est pas neutre. Le verbe [aposteloo] (qui donne apôtre, apostolat…) est composé de [apo-], à partir de, et [-stelloo], équiper, préparer pour un voyage, amener, conduire… La première disposition pour faire face à la surabondance de fruit à récolter, c’est de partir de Jésus, d’être équipé par lui. C’est une double dimension qu’il faut saisir dans son ampleur : d’une part trouver en lui seul l’origine du dynamisme, recevoir de lui seul les moyens, la feuille de route ; d’autre part… le quitter ! C’est-à-dire se lancer, oser l’aventure, s’ouvrir au grand large. Etre des Soixante-Dix, c’est puiser en lui et ne puiser qu’en lui la mission et ses moyens, mais c’est aussi avoir le cœur large et mettre en œuvre ses ressources d’énergie, de réflexion, d’inventivité. Si le disciple va savoir qui l’envoie et se référer sans cesse à ce qu’il connaît de son maître, il va aussi faire preuve d’initiative, cela fait partie de sa feuille de route ! Et cette inventivité du disciple « sur le terrain » est dans l’intention même de Jésus qui envoie les Soixante-Dix : elle est » de commande », en quelque sorte. Il n’est pas prévu d’instance régulatrice qui autorise ou non telle ou telle initiative, et il me semble que cela « éteindrait l’esprit »…
Cela dit, force est d’en venir aux agneaux et aux loups. Et il me semble que dans toutes les régions du monde où les deux sont présents, les loups dévorent les agneaux. Quel est donc ce programme ? Quelle est cette instance selon laquelle le disciple doit premièrement se situer pour être fidèle à son maître et faire face à la surabondance de fruit produit dans le monde ? L’image parle d’elle-même. Il s’agit de ne pas faire le choix de la puissance, mais au contraire de la faiblesse.

Chez les Grecs déjà, on trouve cette antithèse. Zeus est le dieu puissant, il est même celui qui dispose de la seule arme de destruction massive, la foudre. Le « Zeus qui tient l’égide » est celui qui impose sa puissance, et c’est même de cette façon qu’il a pu faire de l’univers un « cosmos », un tout harmonieux et organisé, échappant à la force brute et destructrice de son père Cronos et à la violence des Titans. Pour autant, Zeus est aussi celui qui se fait le protecteur du suppliant, c’est-à-dire de celui qui, sans moyen, fait choix de « prendre les genoux » de quelqu’un pour attendre tout de lui. L’hospitalité que l’on offre à tous et sans condition tient pour beaucoup à la conviction que souvent, les dieux prennent eux-mêmes la forme du mendiant et du suppliant : qui sait si, en accueillant l’un d’eux, ce n’est pas Zeus lui-même que l’on va accueillir ? C’est la clé-même de la si belle histoire de Philémon et Baucis : ce vieux couple à l’existence précaire donne pourtant tout ce qu’il a pour accueillir deux voyageur qui demandent l’hospitalité, et ce faisant seront les deux seuls du village à être sauvés par leurs deux hôtes qui se révèleront Zeus et Hermès (pour ceux qui veulent, on peut lire le récit d’Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 614-724).
Plus proche de notre texte, dans l’histoire d’Elie (1R. 18,21-19,13), alors que le prophète a déployé sa puissance devant les prêtres de Baal en faisant descendre sur sa victime le feu de Yahvé puis en faisant égorger tous ses adversaires, il connaît l’échec de sa mission. On le poursuit pour le tuer, au lieu de revenir à Yahvé. Alors il part vers l’Horeb à travers le désert, et va à la rencontre de son dieu. Or celui-ci fait advenir l’ouragan, le tremblement de terre, puis le feu, mais c’est au murmure d’une brise légère qu’Elie reconnaît désormais son dieu et qu’il sort de son abri en se voilant la face. Il est passé de la puissance à la douceur.
Il me semble que ce programme, cette invitation numéro un à se situer en « agneaux au milieu des loups« , va clairement dans ce sens. Etre constamment débordé par l’ampleur d’une tâche induit une « tentation », celle de trouver la puissance nécessaire pour dominer la situation. Mais c’est une impasse, et Jésus a d’emblée posé une tout autre exigence, faire le choix de la douceur, de la faiblesse. Se laisser déborder et dominer. Et se placer du côté de ceux qui sont débordés, dominés. Celui qui vient de prendre résolument la direction de Jérusalem et de le révéler publiquement, sait -il le dit désormais ouvertement à ses disciples- qu’il va être dominé par les responsables religieux, qu’il va être arrêté, jugé, condamné, tué. Il va comme un « agneau au milieu des loups« , sans rien perdre de sa douceur, sans cesser de reconnaître en eux les responsables légitimes, sans user jamais de puissance pour les faire changer d’avis à son sujet et au sujet de son message. Le disciple est invité à faire de même.
Et non seulement le disciple individuellement, mais les disciples collectivement : ils sont invités à prendre ouvertement le parti des pauvres et des opprimés. Ce n’est pas manquer de force que de faire un tel choix : combien il fallait de force à un Ghandi, à un Luther King, à un Mandela, pour élever la voix tout en choisissant de subir la puissance des autorités en place ? On voudrait tellement entendre plus, aujourd’hui, la voix des disciples de Jésus, non du côté des prédateurs économiques, des « dévoreurs de pauvres », des « destructeurs de planète », mais du côté de ceux qui en subissent les premiers les conséquences, du côté de ceux qui « se font bouffer ». Et peut-être même le disciple doit-il être prêt à lui aussi « se faire bouffer », quand son maître a fait choix d’être mangé en se faisant nourriture.