Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous avons déjà rencontré ce texte, et j’en ai commenté il y a trois ans la première partie, après l’avoir remis en situation, dans le commentaire intitulé Grande résolution. J’avais promis alors de m’occuper une autre fois de la deuxième partie de ce texte, à savoir les trois rencontres qui illustrent les premières le tour définitif que prend maintenant la marche de Jésus vers Jérusalem.

Ces trois rencontres ont en commun ne n’être pas vraiment « racontées », mais de consister essentiellement en un dialogue. Toutes portent sur le sujet de la suite de Jésus. Dans le premier cas et le dernier cas , c’est un autre qui a l’initiative du dialogue, dans le deuxième, c’est Jésus qui l’a. Comme quoi l’initiative de mettre ce sujet en discussion peut venir de part et d’autre : chacun est libre de poser la question de ce compagnonnage. La question a évidemment pris de l’épaisseur, de la gravité, depuis que Jésus a clairement et publiquement pris la direction de Jérusalem où l’affrontement avec les autorités va atteindre son paroxysme. Se montrer comme un compagnon de Jésus est un risque qu’il convient d’assumer, un risque partagé avec lui, une mise en danger de sa vie.
En est-il toujours ainsi ? Dans certaines régions du monde sans doute. Chez nous il peut s’agir plutôt d’un risque pour sa réputation ou pour ses relations : être connu comme un compagnon de Jésus (à bon escient : je ne parle ici ni de ceux qui se revendiquent de lui pour justifier l’injustifiable, ni de ceux qui ne respecteraient pas une juste laïcité) c’est aussi courir le risque d’être jugé ou soupçonné, c’est se livrer aux a priori des autres, c’est dévoiler quelque chose de très profond en soi. Le risque est toujours élevé.
Le premier interlocuteur prend l’initiative d’une parole forte : « Je te suivrai d’où que tu partes. » [aperkhomaï] en effet, c’est bien aller [erkhomaï], mais avec le préverbe [apo-] qui appelle l’idée d’origine, du point dont on s’éloigne. Cet homme prend l’initiative d’assurer Jésus de son compagnonnage sans condition, mais avec une compréhension des mouvements de Jésus par rapport à leur origine, et non à leur terme. Quoique Jésus quitte, il se dit prêt à le quitter aussi : il est prêt à tout abandonner pourvu qu’il soit en sa compagnie. Cela paraît magnifique ! Evidemment, nous avons aussi la puce à l’oreille, car Jésus vient de dire le terme de ses mouvements, le but de son voyage, de dire clairement qu’il va affronter la mort et même qu’elle va l’atteindre. Et cet homme n’en parle pas. On pourrait comprendre bien sûr qu’il est prêt aussi à quitter la vie, mais lui-même l’envisage-t-il vraiment ?
« Les renards ont des terriers et les volatiles du ciel un nid, le fils de l’homme, lui, n’a pas où incliner sa tête. » Surprenant décalage ! L’interlocuteur parlait de partir, de se mettre en route : Jésus, lui, évoque le lieu où l’on s’arrête, où l’on trouve abri. Mais n’appuie-t-il pas précisément là où nous venons de relever une ambiguïté ? Ne dirige-t-il pas les yeux de celui qui est prêt à partir, à quitter on-ne-sait-quoi, sur le terme, sur le point où le mouvement s’arrête ? Après son errance longue, en quête d’une pitance, le renard trouve un repos quelque part. De même les oiseaux du ciel qui sont capables de se faire un lieu en construisant un nid (le mot grec [kataskènoosis], traduit par « nid« , évoque une action, et mot-à-mot la dynamique dans laquelle on monte une tente, [skènè]). Mais ce mouvement du fils de l’homme, voilà qu’il ne connaît pas de repos, de terme : il n’y a pas de lieu où il puisse incliner la tête et se reposer. C’est un épuisement, c’est jusqu’à exténuation qu’a lieu ce mouvement, cet « aller » du fils de l’homme, et Jérusalem ne sera pas un lieu de repos, terrier ou nid. Jésus ne dit ni oui ni non à celui qui se propose, mais il ne cache rien non plus : es-tu prêt à cela, si tu décides de me suivre ? Jean, de son côté, écrira au moment suprême exactement ces mots-là : « et inclinant la tête, il transmis l’esprit » : le seul lieu où s’arrête la marche du fils de l’homme, c’est le bois de la croix.
Il me semble que ce dialogue ne manque pas de richesse ni d’indication. Oui il est possible de prendre l’initiative de vouloir « suivre » Jésus : il ne dit pas non, il ne dit pas que seuls le peuvent ceux à qui lui-même le demande. Mais il invite aussi au réalisme, à regarder où il va, car c’est ce terme qu’il faut considérer. En effet, quitter peut rester très ambigu. On peut se séparer assez joyeusement de choses ou de personnes que, dans le fond, on n’est que trop content de ne plus avoir dans son monde ! Et les raisons de cela, comme tout ce qui est humain, sont très mêlées. Il peut y avoir de la grandeur d’âme là-dedans, comme il peur y avoir de la fuite, de la lâcheté. Ce que l’on quitte n’est rien, ne compte pas : ce qui importe, c’est d’aller où il va. Et c’est à ce compte qu’on le « suit », qu’on marche avec lui.
Le deuxième interlocuteur est interpelé par Jésus : « Suis-moi ! » Il le demande à lui, il ne le demande pas systématiquement à tous. C’est que marcher avec lui n’est pas nécessaire pour être disciple : ses plus grands amis, Marthe, Marie et Lazare, habitent à Béthanie et c’est plutôt lui qui s’arrête chez eux. C’est Luc, précisément, qui fait état de cela, cela appartient à la vision du disciple qu’il a construite, et qu’il nous transmet. Il y en a à qui Jésus adresse cet appel, il y en a à qui il ne demande rien de particulier. Et ceux à qui il adresse cet appel ne sont pas meilleurs que d’autres, ou appelés à être meilleurs que d’autres (puisque ses meilleurs amis ne sont pas l’objet de cet appel). Alors pourquoi ? Peut-être est-ce une mauvaise question, ou une question futile. Peut-être est-ce une sorte de « diversité » qui vaut pour elle-même, non pour les personnes qui sont dans tel ou tel aspect de la diversité. On voit en tous cas que cet appel est tout-à-fait gratuit.
L’homme répond : « Je me retournerai à te suivre une fois que j’aurai rendu les honneurs funèbres mon père. » Il répond positivement, mais ne demande pas tant un délai qu’il ne présente une priorité. Rendre les honneurs funèbres à son père passe avant, après ce sera tout ce que Jésus voudra. Après tout, Jésus marche vers sa mort, il ne peut qu’être sensible à une telle raison, à une telle priorité. Il me semble que n’importe qui dirait : « oui, bien sûr. Mes condoléances. Viens dès que tu peux. » Mais ici, la réplique est tout autre : « Laisse les morts rendre les honneurs à leurs propres morts, toi va-t-en transmettre le royaume du dieu.«
Ce que j’entends dans cette réponse étonnante, c’est d’abord que ce deuxième interlocuteur est, lui, un vivant, et doit se montrer et se comporter comme tel. Et du vivant est attendu, comme une caractéristique, qu’il transmette la vie : c’est justement ce que celui-ci doit faire. Avec Jésus il va marcher vers sa mort, mais pas comme un futur-mort. Il va vivre et même vivre en plénitude. Suivre Jésus, ce n’est pas mourir à petit feu, ni se comporter comme un mort en puissance. Pour donner la vie, pour donner sa vie, il faut être en vie, et même l’être à plein, à fond.
Le troisième interlocuteur, enfin, prend lui aussi l’initiative. Et son initiative est curieuse, il dit : « Je te suivrai seigneur ; d’abord cependant je me retournerai pour me séparer de ceux de ma maison. » Personne ne lui a rien demandé, et il semble s’excuser et poser une priorité. On dirait qu’il ne sait pas ce qu’il veut, au vrai. Il se propose, et puis il se retient. Et le voilà mis en face de lui-même par une sentence : « Personne, mettant la main à la charrue et regardant en arrière, n’est bien adapté au royaume du dieu. » On ne peut pas avancer les yeux dans le rétroviseur. Je me souviens d’un ami très conservateur -je l’étais moi-même à cette époque- qui disait en riant : marchons vers l’avenir les yeux résolument tournés vers le passé. C’était avec une immense envie de reproduire des choses révolues. Mais l’évangile dit que ce n’est pas possible, que ce n’est pas adapté au royaume du dieu. Il faut avancer et regarder en avant. Garder les yeux fixés sur le terme, Jérusalem, vers laquelle Jésus a définitivement orienté son visage. Marcher en avant, avec comme seul repère ce qui est à accomplir. Les vieilles histoires ne peuvent pas être une norme pour annoncer le royaume.