Grande résolution : dimanche 30 juin.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous revenons à une lecture plus continue et plus sereine de l’évangile de Luc, la première partie de toute son œuvre. Nous étions donc dimanche dernier au début d’une grande section de cet évangile, débutant avec la convocation puis l’envoi en mission des Douze, leur succès à double tranchant, leur retour et la leçon que leur fait immédiatement Jésus quant à l’attitude qu’il attend d’eux.

      Ce travail de fond continue envers les Douze et tous les disciples : après leur avoir demandé quelle approche les foules rencontrées avaient de lui-même et quelle était leur proclamation à son propre sujet, il interdit nettement toute proclamation de sa messianité, annonce sa passion ainsi que l’exigence pour tout disciple d’entrer dans la même démarche d’abandon. Luc insère ici l’épisode de la « transfiguration » et de la guérison du jeune épileptique que les disciples ne parviennent pas à guérir. Suit une deuxième annonce de la passion, plus précisément de son arrestation, qui reste incomprise mais entraîne tout de même des réactions diverses, à savoir : qui est le plus grand, mais aussi qui a le droit ou non de faire des choses au nom de Jésus.

     C’est ici qu’intervient le texte qui nous est donné aujourd’hui : composé d’abord de la décision ferme et délibérée de Jésus d’aller à Jérusalem, ensuite de trois rencontres qui ont en commun le thème de la suite de Jésus. Ce sont donc en fait quatre unités qui nous sont données ou, si l’on préfère, deux unités dont la deuxième est tripartite.

Mon modeste commentaire :

     « Or voilà qu’on en arrive à accomplir les jours de son assomption et il affermit sa face au moment de s’engager vers Jérusalem. »  Un nouvel événement majeur survient à présent : Jésus touche au but. Luc parle d’accomplissement. Le mot combine la racine de [plèroo] qui évoque la plénitude, la réalisation finale, la perfection, avec le préverbe [sun-] qui évoque le rassemblement, la chose faite ensemble ou l’ensemble de choses qui font. Mais c’est bien d’une action qu’il s’agit, il emploie non pas un nom (donc la chose réalisée) mais un verbe (donc l’action de parachever, de porter à sa perfection, de tout faire jusqu’au bout). Jésus va désormais porter la dernière main à ce qu’il a commencé, et il va le faire jusqu’au bout, coûte que coûte.

     Comment Luc désigne-t-il ce « point final » à l’action de Jésus ? Il parle « des jours de son [analèpsis]« . De quoi s’agit-il donc ? La question n’est pas si simple… [analèpsis] peut avoir plusieurs sens : si le préverbe [ana] a le sens d’en haut : le mot signifie la suspension, l’ascension, ou encore la prise en charge, l’acquisition. si le préverbe [ana] a le sens  de de nouveau, le mot devient alors la reprise, le recouvrement, ou le rétablissement. Et si [ana]  signifie en arrière, le mot est alors la réparation. L’expression employée par Luc paraît un peu obscure ou allusive. Il se trouve qu’il réemploie le mot en le mettant dans la bouche de Pierre, lorsque celui-ci donne les critères selon lesquels il faut remplacer Judas qui s’est pendu : il faut, pour compléter le groupe des Douze, quelqu’un qui ait suivi Jésus « depuis le baptême de Jean jusqu’aux jours de son [analèpsis] d’entre nous, pour devenir avec nous témoin de sa résurrection… » (Ac.1,22) Le voisinage des deux mots exclut de l’interpréter comme signifiant la résurrection elle-même. Pourrait-il alors s’agir de l’ascension, puisque Luc justement la raconte, et même deux fois ? Pourtant, dans son premier récit à la fin de l’évangile, il parle de l’ascension comme d’être emporté  (même préverbe [ana], mais combiné avec un autre verbe) et dans le deuxième, au début des Actes, il parle d’être soustrait aux regards (même préverbe avec encore un autre verbe). Ce n’est donc pas l’ascension non plus. Reste la croix : le moment ou Jésus est suspendu à la croix.

     Mais pourquoi Luc s’exprimerait-il d’une manière si voilée, si allusive ? J’y vois pour ma part deux raisons possibles : d’une part une réticence de Luc, qu’il partage avec de nombreux auteurs antiques, vis-à-vis d’un supplice qui est une torture intolérable. Luc préfèrerait employer un euphémisme que le mot trop brutal. D’autre part, le mot qu’il choisit l’est peut-être précisément à cause de sa variété de sens, qui devient alors un enrichissement, une interprétation théologique de l’événement en question : quand Jésus est suspendu à la croix, c’est en fait lui qui prend en charge l’humanité souffrante, lui qui la rétablit, lui qui la répare. Les trois familles de sens, suivant les sens de [ana], se rejoignent dans une interprétation de la mission de Jésus qu’il accomplit alors jusqu’au bout. Luc a peut-être même à travers ce mot choisi une expression globale et englobante pour tous les événements qui constituent le point de perfection et d’accomplissement de la mission de Jésus : la montée sur la croix, le relèvement d’entre les morts, la montée aux cieux échappant aux regards, tous ces évènements vont vers le haut, [ana-]. Luc est d’ailleurs le seul des évangélistes à raconter l’ascension, avec la finale de Marc, rajoutée après coup, par le biais d’un seul verbe qui n’existe pas en grec classique mais forgé pour les besoins de la circonstances : [analeptoo] !! Copié de Luc ? Bien malin qui pourra le dire. Toujours est-il que Luc a mis en scène, à la charnière de toute son œuvre en deux tomes, un Jésus qui monte, comme un résumé de tout ce qu’il a fait, terme de sa mission et origine de celle de ses disciples.

     Reste une question : pourquoi y a-t-il une telle référence solennelle à ce moment du récit de Luc ? Que s’est-il passé ? Il faut se rappeler que Jésus vient d’annoncer par deux fois son arrestation et cette fin difficile, qu’elle est manifestement capitale pour que les disciples adoptent la bonne attitude, mais que justement ceux-ci ne comprennent pas et par conséquent ne trouvent pas cette « bonne attitude ». Je dis par deux fois, mais entre ces deux annonces s’en trouve une troisième, car lors de la transfiguration Jésus parle avec Moïse et Elie de « son exode qui doit nécessairement être accompli dans Jérusalem« . Ainsi donc se conjuguent plusieurs choses, d’après Luc : après les succès de la mission des Douze, Hérode, l’assassin du Baptiste, « cherche à le voir », ce qui laisse planer une menace plutôt qu’un succès éclatant, au point qu’il se retire hors de sa juridiction comme on l’a vu précédemment. D’autre part, pour que les Douze et même tous les disciples puissent mener non seulement avec succès mais surtout avec authenticité la mission de Jésus à eux confiée, il leur faut adopter l’attitude profonde qui est la sienne, et justement ils ne la comprennent pas. Pour Luc, il est donc temps pour Jésus d’aller au bout : il voit se combiner son choix volontaire de montrer jusqu’où va la mission reçue d’en-haut et les effets de l’étau involontaire des pouvoirs terrestres se refermant sur lui. Cette convergence conduit à la fin.

     Cette prise de conscience n’a rien d’un fatalisme, c’est ce que montrent les mots de Luc : « … et il affermit sa face au moment de s’engager vers Jérusalem. » [stèridzoo], c’est enfoncer solidement, fixer, appuyer, fortifier, affermir. La « face » dont il est question ici, c’est ce que l’on rencontre concrètement de quelqu’un, le visage, la figure, le front, le masque… Devant l’échéance qui apparaît désormais inéluctable, mais aussi devant le choix à faire qui lui coûte sa vie, Jésus est résolu, et l’expression de son visage, le raffermissement de son apparence, en sont le signe. Le verbe traduit par « s’engager« ,  « s’en aller« , à la voie moyenne (qui indique toujours l’implication personnelle de l’agent dans une action), prend le sens d’un voyage long, pénible, onéreux. La décision libre a plus d’importance que la survenue, jamais maîtrisable, des évènements. Plus forte que les menées adverses est la résolution de Jésus à mener à bien sa mission, et à rendre les disciples définitivement aptes à mener la leur avec authenticité. Il en paiera le prix, il le sait, il le veut.

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Le visage est résolu, ferme. Le regard est levé, c’est vers le haut qu’il faut tirer les hommes. Les yeux sont humides, il sait le prix à payer.

     « Et il envoie des messagers en avant de sa face. » Il faut avancer, il faut aller, il l’a choisi. Il met même en œuvre un véritable ordre de marche : des messagers (c’est le même mot que « des anges ») vont en avant de sa face. L’expression est un peu étrange, elle fait penser aux « anges devant la face » de dieu, et peut-être Luc veut-il évoquer cela comme en parallèle. Mais c’est aussi, puisque le mot de « face » est désormais associé à la résolution ferme et définitive de sa mission, de situer ces messagers dans cette perspective. Les déplacements de Jésus étaient jusque-là spontanés, on les découvrait au fur et à mesure qu’ils avaient lieu. Désormais, c’est une marche publique, annoncée, prévisible. Tous peuvent savoir qu’il se rend maintenant à Jérusalem, des messagers viennent le dire et préparer son passage. Et c’est la source de nouvelles difficultés.

     « Et en s’engageant, ils entrent dans un village de Samaritains afin de disposer pour lui; et ils ne le reçurent pas, parce que sa face était engagée vers Jérusalem. » Les Samaritains ne vont pas à Jérusalem, c’est le mont Garizim qui reste pour eux le haut-lieu. Cela , entre autres, sépare Juifs et Samaritains. On voit que la détermination publique de Jésus commence à susciter des oppositions où il n’y en avait pas. Peu de temps avant, Jésus avait reçu les foules qui le suivaient vers Bethsaïde, au grand dam des Douze. Et les recevoir, c’était leur parler du royaume, guérir tous ceux qui en avaient besoin, et même aller jusqu’à pourvoir à leur subsistance. Mais il n’y a pas d’effet de retour, on ne le reçoit pas. « 

     « Or voyant cela, les disciples Jacques et Jean disent : seigneur, tu veux que nous disions au feu de descendre depuis le ciel et les perdre ? » On comprend l’indignation et la colère, mais on voit surtout que, décidément, Jacques et Jean ne sont pas dans la bonne attitude. C’est ce même Jean qui, peu auparavant, juste après la deuxième annonce de son arrestation,  interdisait à quelqu’un de chasser les démons au nom de Jésus sous prétexte qu’il ne marchait pas avec eux. Et Jésus l’avait repris. La référence est au prophète Elie cette fois : le roi avait envoyé pour se saisir de lui un officier et cinquante hommes, mais Elie fit descendre le feu du ciel qui les consumma, et cela deux fois de suite ! Mais la mission d’Elie est finalement un bel échec, et ici, dans la bouche de Jacques et Jean, les derniers mots prennent un tour aussi sinistre que décalé : les perdre ! Est-ce bien pour cela que Jésus est venu ? Quand la résolution devient destructrice… Il ne faut jamais confondre résolution et fanatisme, et la différence est précisément dans la perte de l’horizon, du but recherché. Jésus vient, réparer, guérir, il ne vient certainement pas détruire. Peut-être est-il bon que les disciples s’en souviennent à chaque instant.

     La réaction de Jésus  est d’ailleurs celle-là : « Il se tourne cependant et leur inflige un blâme. » La sévérité de Jésus n’est pas envers ceux qui ne le reçoivent pas, elle est envers ceux qui, le suivant, ne vont pas dans la même direction que lui, ne poursuivent pas le même but, ne s’aperçoivent pas que les moyens qu’ils emploient ne peuvent convenir au but poursuivi. Ceci fait voir clairement que le choix de la passion, de la mort et de la résurrection est un choix discriminant : tous les moyens ne sont pas possibles pour les disciples. Au contraire, il importe de toujours bien vérifier si les moyens employés par les disciples dans leur mission sont cohérents avec le but de la mission reçue. Dire que « tout est bon pour dieu » est trop facile, c’est faire preuve au mieux de légèreté, au pire de cynisme. Cela peut tourner au véritable détournement. Non, il n’est pas facile de suivre Jésus dans sa résolution, avec l’horizon qu’il envisage. C’est ce que montrent ensuite de diverses manières les trois rencontres que Luc place à la suite, mais que nous verrons plus en détail une autre fois.

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