Remise en place : dimanche 23 juin.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous retrouvons notre Luc après une longue interruption. Après une longue section de son évangile consécutive à la constitution d’un groupe des Douze autour de Jésus –groupe symbolique de l’Israël originel en douze tribus (dont plus personne ne parle plus, à cette époque) et donc de la volonté de Jésus de régénérer, de ré-engendrer, le peuple d’Israël––, Luc aborde une nouvelle grande section marquée par une nouvelle étape initiale : l’envoi de ces Douze avec « puissance et autorité sur tous les démons et pour guérir les maladies. Il les envoie proclamer le royaume de dieu et rétablir les infirmes. » (Lc.9,1b-2). C’est donc là l’esprit principal de cette section, à la fois une mise en pratique pour les Douze et aussi une expérience de porter eux-mêmes la mission de Jésus.

     Cette expérience initiale est mentionnée avec son début, son déroulement et son retour. Une incise dans cet ensemble, plus précisément dans le déroulement, vient témoigner de son succès puisque l’annonce et l’action thérapeutique des Douze est à ce point « en tout lieu » qu’elle vient même aux oreilles du roi Hérode qui, du coup, manifeste l’envie de voir Jésus. C’est à la suite exacte de cet épisode initial que se situe l’épisode qui nous est donné aujourd’hui à entendre. Ce que ne manifeste pas le début du texte du lectionnaire, constitué par une paraphrase maladroite qui laisse l’impression d’un épisode intemporel, presque d’un conte. Au moins les disciples donnaient-ils aux foules les pains et poissons multipliés par Jésus : nos falsificateurs en sont à inventer une partie du texte sous prétexte de le distribuer aux foules…

Mon modeste commentaire :

     Suite au retour de mission des Douze et au récit qu’ils en font, Jésus « les prenant, cède la place (se retire, s’éloigne) dans le voisinage de la cité appelée Bethsaïde. » L’effet réussi de la mission des Douze est un retrait. Aucun raison n’en est donnée, soit qu’il s’agisse d’entendre leurs récits plus au long, soit qu’il s’agisse de mieux « digérer » ce succès, soit que Luc veuille manifester que, devant le succès des Douze, Jésus commence déjà à se retirer (ce qu’il fera totalement avec sa mort, sa résurrection, et son ascension que Luc raconte). Bethsaïde est une cité tout au nord du lac de Tibériade, mais elle est la capitale de la Tétrachie de Philippe, une entité politique distincte de la Galilée et précisément  du gouvernement d’Hérode qui, après avoir décapité Jean le Baptiste, cherche à voir Jésus. C’est une région où les Juifs sont largement minoritaires. Une autre hypothèse se dessine : Jésus se méfie des intentions du roi responsable de la mort du Baptiste et préfère passer en dehors de sa juridiction. Ainsi les succès de la mission des Douze sont-ils aussi porteurs d’effets dangereux. Et ces dangers conduisent à aller dans des régions plus périphériques : c’est ce qui se passera dans les débuts de l’évangile après l’ascension, où la persécution à Jérusalem va disperser les Douze plus loin, dans toutes les directions. Il y aurait là, aussi, une anticipation…

     En tous cas, « les foules l’apprenant le suivent, et les recevant il leur parle au sujet du royaume de dieu, et soigne ceux qui ont besoin de guérison. » On n’échappe pas à ses succès. Et, soit dit entre parenthèses, des foules entières passant d’un espace politique à un autre ne vont pas arranger les affaires de celui qui en est responsable. La réaction de Jésus face à ces foules est donc capitale ! Et quelle est-elle ? Luc emploie le verbe [dékhomaï] : recevoir avec toutes les nuances que prend ce mot : recevoir en cadeau, accepter, accueillir avec empressement, ou au contraire avec résignation, prendre sur soi, comprendre, recevoir de pied ferme. On peut recevoir avec des sentiments très variés, Luc se tait sur les sentiments de Jésus, mais le fait est là, il reçoit les foules, il ne les renvoie pas, comme le lui demanderont les Douze sous peu. Et les recevant, il se met en danger étant donné le contexte politique.

     Les ayant reçues, que fait-il, ou bien : en quoi consiste concrètement l’accueil qu’il leur fait ? Il leur parle du royaume de dieu et il [iaomaï] : il soigne, il guérit (le mot est de la même famille que [iatros], le médecin, qui donne nos pédiâtre, gériâtre etc.) ceux qui ont besoin, ou pour qui sont nécessaires, des [thérapéïas], c’est-à-dire des soins : le mot est plus vaste que les soins médicaux, mais il les vise aussi. Ainsi, après avoir envoyé les Douze « proclamer le royaume de dieu et rétablir les infirmes« , Jésus exerce lui-même envers les foules ces deux actions, et la deuxième avec des mots précis comme ceux de médecin et de thérapeute. Il est dans ce qu’il définit lui-même comme l’essentiel de sa mission, puisque c’est ainsi qu’il la définit pour la confier aux Douze. Tout ce qui compte, c’est bien d’introduire dans le royaume de dieu par la parole, et de soigner, c’est-à-dire de porter remède aux hommes dans leur situation concrète, actuelle, de misère et de souffrance.

     Mais voilà que le « jour ouvré » touche à sa fin, et les fameux Douze s’approchent. Le groupe de ceux qui se sont vu confier par lui la mission même de Jésus et qui sont revenus de l’avoir exercée avec succès. S’en considèrent-ils désormais responsables ? Se la sont-ils appropriée ? En tous cas, ils viennent tous ensemble au déclin du jour, en corps constitué, trouver Jésus et lui demandent de renvoyer la foule : le mot signifie délier, absoudre, congédier, libérer. On voit qu’il y a deux constantes dans ces nuances de sens, celle de faire partir et celle d’affranchir, comme s’il y avait entre la foule et Jésus un lien contraignant qu’il était temps de défaire. Recevoir contre congédier : les Douze et leur maître sont d’un avis diamétralement opposé sur la conduite à tenir avec la foule. Si les premiers ont toléré un temps le choix du second, il faut que cela ait une limite. Il y a un temps pour tout. Je fais remarquer au passage que, sans les mots qui précèdent et qui ne sont pas donnés aujourd’hui, on ne peut absolument pas saisir tout cela : ni le contexte, ni surtout l’opposition radicale entre Jésus et les Douze. Voudrait-on cacher cela ?…

     Il y a donc des limites, et les limites sont justement évoquées par les Douze dans leur argumentation : « …afin que se portant dans les villages et les champs à l’entour ils cessent et trouvent approvisionnement parce qu’ici nous sommes dans un lieu désert. » Il y a deux arguments dans leur bouche. Le deuxième est une limite du lieu où ils se trouvent : désert, il n’y a pas d’approvisionnement possible. Ce dernier mot dit tout de même clairement que, dans l’esprit des Douze, les gens doivent pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, car ce qui est visé n’est pas directement le fait de se nourrir, mais bien la recherche de ce qui permet les conditions de vie : certes la nourriture, mais aussi le confort, etc. Le premier argument en revanche est très significatif de ce qu’ils pensent, et la limite est celle de leur propre patience : le verbe [kataluoo] signifie non aller mais bien dissoudre : détruire, licenciermettre fin à, ou encore délier, détacher, se loger. Le sens qui domine est bien celui de mettre un terme définitif. Le souci réel des Douze n’est pas que les gens se logent, mais bien qu’ils « dégagent » et qu’on en finisse. Du reste, ils sont sensés aller non seulement dans les villages mais même dans les champs !!

     Jésus ne relève pas ce premier argument, belle manière de montrer qu’ils ne devraient pas même y avoir pensé. Il ne s’attache qu’au second et rétorque : « Vous, donnez-leur à manger. » L’insistance renvoie clairement aux Douze cette responsabilité : non ces gens n’auront pas à trouver par eux-mêmes, mais on leur donnera. Non ce ne seront pas d’autres qui leur donneront, mais c’est vous que je charge de cela. Les recevoir n’a pas de limite : on ira jusqu’au bout de leurs nécessités. Le soin que j’ai commencé à prendre d’eux ne connaîtra pas non plus de limite. Cette résolution tranchée met les Douze en face de leurs propres limites : « Il n’y a pas à nous davantage que cinq pains d’orge et deux poissons, à moins que nous portant nous-mêmes, nous n’achetions à manger pour toute cette foule ! » Partager leurs ressources paraît exclu parce que hors de proportion : reste à partir eux-mêmes, et Luc emploie à dessein exactement le même mot qu’il avait mis dans la bouche des Douze concernant la foule; la décision de Jésus entraîne ce renversement, les voilà acculés à faire eux-mêmes ce qu’ils prétendaient faire faire aux gens. Et on les sent épouvantés ou accablés. Et opportunément, Luc précise que les hommes étaient environ cinq mille : ajoutons femmes et enfants et on voit qu’il faut multiplier ce chiffre par quatre ou cinq au moins. Les Douze sont douze, et certains ne sont pas démunis : Pierre, en patron-pêcheur, a des ressources. Mais on atteint là tout de même leurs limites.

     Au fond, Jésus va prendre soin de tous, des foules comme des Douze en détresse. Et lui va choisir la solution écartée a priori par eux, celle du partage des ressources, aussi modestes soient-elles. Les mots qu’il emploie sont clairement ceux du repas : « Faites-les s’attabler par tablées d’une cinquantaine. Et ils font ainsi et les attablent tous. » Il ne cache pas qu’ils vont manger immédiatement, et les Douze sont mis dans le rôle des serveurs : notre Bocuse met sa brigade en action, le « recevoir » devient hospitalité. Luc organise une sorte de jeu de proportion : ils sont cinq mille, par tablées de cinquante, pour cinq pains. Jeu de proportion, ou plutôt jeu de disproportion, évidente. Le chiffre douze est absent de ce jeu de chiffres, de façon éclatante. « Prenant cependant les cinq pains et les deux poissons, ayant regardé au ciel, il les bénit et brise, et donne aux disciples à offrir aux foules. » L’action est presque anodine, elle n’est pas racontée en détail sinon avec des mots qui rappellent immanquablement au lecteur une autre action à table de Jésus, celle de la dernière cène. C’est une allusion discrète, dont il ne faut cependant pas faire le sens premier du récit : le lecteur croyant fera un rapprochement comme sous l’effet d’un clin d’oeil, c’est tout.

     Tout simplement, il fait des morceaux, comme on partage ce qu’on a en consentant d’avance à manger un peu moins pour que l’autre ait tout de même un peu. Et il ne passe pas exclusivement par les Douze : c’est aux disciples cette fois qu’il transmet les morceaux, au fur et à mesure qu’ils sont faits. On comprend que le geste est rapide, il faut de la main d’œuvre. On se rappelle que toute la foule n’est pas « disciple », la distinction a été posée par Luc précédemment. Cela rappelle aussi aux Douze qu’ils ne sont pas seuls devant cette foule, et que plus ils sont dépassés, plus il leur faudrait penser à faire appel à tous les disciples, au lieu de renfrogner la mission reçue dans leurs limites à eux. Enfin, Jésus met tous les disciples dans la situation de service : [paratithémi], c’est servirprésenter, tout particulièrement comme on le fait à table, comme font les maîtres d’hôtel. Les gens sont les invités, ils sont à table, et le personnel s’occupe d’eux sans que ceux-ci aient à leur rendre la pareille. Les voilà tous associés au soin des foules indistinctes et nombreuses. Lecteur, je vais te dire le fond de ma pensée : c’est là le vrai miracle !!

Multiplication des pains
Le Maître enseigne aux disciples : les voilà en tenue de service, alors que dans la salle mangent et boivent les nombreux invités. Ils n’ont pas l’air contents, alors qu’ils auront plus que leur content…

     Qu’arrive-t-il pour finir ? « Et ils mangent et tous sont rassasiés (le mot signifie même à l’origine rassasier, bourrer !), et on enlève le surplus de leurs morceaux, douze corbeilles. » Nul n’a manqué, même si probablement aucun des invités n’a su d’où venait tout cela. Non seulement ils n’ont pas manqué, mais ils ont eu plus que le strict nécessaire, ils n’ont plus faim du tout. Il y a même des restes, et voilà que le chiffre douze réapparaît : il y a même de quoi nourrir ceux-ci, non plus de cinq pains et deux poissons mais d’un panier chacun. Simplement, ils mangent après, de ce qui reste. Dans l’hôtellerie, on mange plutôt avant. Il faut dire qu’il faudra de l’énergie pour le service des tables. Mais ici, on insiste sur la postériorité : c’est un surplus. C’est parce que les foules ont en surabondance que les Douze ont en abondance. Le don ne s’adresse pas d’abord à eux, mais d’abord aux foules et  re-déborde sur eux.

     On voit ce que Luc fait du « miracle de la multiplication des pains » : celle-ci passe presque au second plan ! C’est un geste rapide et discret. En revanche, il y a une véritable leçon donnée aux Douze : ils ne sont pas « propriétaires » de la mission à eux confiée. Cette mission est de tout moment, ce sont les foules qui en sont les destinataires et la mesure : ce sont elles qui donnent le tempo, ce sont elles qui doivent être servies quand elles se manifestent. La mission des Douze n’est pas de régler la foule. Pour bien l’accomplir, ils doivent avoir conscience de leur insuffisance, aller au bout du soin des gens sans arrière-pensée, et partager avec foi leur propre indigence. Celui de qui vient la mission, de qui elle vient à Jésus lui-même, celui-là donne les contenus, celui-là agit en personne pour que les foules reçoivent soin et parole. Se tenir à sa juste place, à son humble place, est la seule manière de bien accomplir la mission confiée par Jésus. Le pain, c’est le soin ultime donné à ceux qu’il reçoit en invités, comme un cadeau.

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