Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Nous voici encore dans le fameux « discours-testament » de l’évangile de Jean où, décidément, nous aurons été « de-ci de-là, pareil[s] à la feuille morte ».
Nous sommes maintenant plutôt du côté de la fin de ce discours, presque au terme d’un long monologue de Jésus dans lequel il a, après une célèbre allégorie de la vigne, renouvelé son unique commandement de l’amour mutuel, inspiré de son propre amour pour les disciples. Puis, il leur a parlé d’eux-mêmes, de leur qualité de disciple : qu’ils sont plutôt ses amis que ses serviteurs, qu’il les envoie, qu’ils éprouveront dans le monde les mêmes difficultés et oppositions que lui-même a éprouvées mais que l’autre paraclet leur donnera de témoigner. Et puis il insiste sur ces difficultés, sur la nécessaire venue de l’esprit pour les affronter et sur celle, conséquente, de son propre départ. Et c’est à la suite de ces affirmations que sont placées les paroles que nous entendons aujourd’hui.
Mon modeste commentaire :
« J’ai encore beaucoup à vous dire… » Encore, en plus : plus le temps se fait court, plus l’échéance fatale est proche, plus la suite dramatique se précise, plus abondantes les choses qu’on voudrait encore dire. Cet « encore » dit à la fois la pression du temps qui se contracte et la conscience d’une surabondance à communiquer. C’est toujours après coup qu’on se réveille, qu’on regrette de ne pas avoir dit les mots qu’on aurait voulu. Si nous savions profiter de l’instant présent, dans toute son intensité, pour dire à ceux qu’on aime tout ce que l’on voudrait avoir dit… Ma femme m’a fait remarquer l’autre jour que certains liaient le nom de « présent », donné au temps que nous vivons, à l’idée de « cadeau » : le temps-présent, le temps-cadeau. C’est magnifique !
Dans ce présent, donc, beaucoup de choses à dire : [légoo], c’est bien dire, avec le sous-entendu de signifier. Ce n’est pas seulement parler, car on peut parler pour ne rien dire : il ne s’agit pas du tout de continuer d’occuper l’espace de la relation par peur du silence, mais bien d’avoir encore de nombreuses chose à communiquer. Du reste, c’est bien à vous, envers vous, qu’apparaît cette urgence en même temps que ce sentiment de brièveté. Et ce vous, ce sont dans le texte les disciples, mais pour Jean qui écrit, ce sont aussi bien les lecteurs : nous. Ils sont bien brefs, ces évangiles, pour prétendre faire la révolution. L’auteur conclura d’ailleurs son œuvre en disant qu’ « il y a encore beaucoup (encore « beaucoup ») d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les écrivait une à une, j’imagine que le monde entier ne contiendrait pas les livres qui en seraient écrits. » Et pourtant il a fait des choix, il n’en a raconté que quelques unes. Il n’a pas voulu inonder le lecteur, il a voulu l’introduire, le mettre en présence du Maître. Et de même ce dernier : il a encore beaucoup à dire, mais il a fait ses choix et donné l’essentiel, de sorte que sa mission soit achevée.
Il donne aussi une autre raison, qui tient aux disciples eux-mêmes : « …mais vous ne pouvez porter pour l’instant. » Il y a une impuissance des disciples devant ce que lui voudrait encore dire, impuissance qui n’est cependant que temporaire : [arti] veut dire tout-à-l’heure ou à présent ou encore pour le moment. Le sens fondamental de ce mot est en fait justement, précisément : on peut le traduire avec la nuance de temps, ce que j’ai choisi, mais on pourrait dire aussi plus radicalement : « …mais vous ne pouvez précisément pas porter. » Alors l’impuissance des disciples apparaîtrait comme tenant à ce qu’ils sont, à une faiblesse qui est leur de toutes façons. C’est le début de la phrase suivante, « Néanmoins lorsque… » qui pousse à cette nuance de temps, car il semble que deux temps soient distingués, « pour le moment » d’un côté et « lorsque » de l’autre. Et cela dégage un évènement à venir comme apportant une vraie nouveauté.
Mais quelle est cette faiblesse des disciples ? Car la phrase a un côté bizarre, « vous ne pouvez porter« … porter quoi ? Les choses qui seraient encore à dire sont-elles jugées insupportables par les disciples ? [bastadzéïn] signifie fondamentalement mettre en mouvement : d’où parfois lever ou porter. Mais porter se dit aussi et proprement [féréïn] et soulever [araï] ; c’est vraiment l’idée de soupeser, avec une idée d’évaluation. On va [bastadzéïn] un arc pesant pour juger si on pourra s’en servir, ou une pierre, ou encore la main d’un ami que l’on serre. Parfois même, le mot a le sens de soupeser dans son esprit. Une fois affiné le sens de ce mot, qu’apparaît-il ? Je comprends la phrase comme signifiant : je vous ai dit désormais l’essentiel, tout ce qui est nécessaire. Je voudrais aller plus loin, vous en dire plus, mais dans l’état actuel des choses vous n’en mesureriez pas l’importance ou la valeur, soit que ces choses exigent que vous franchissiez une étape, soit que votre trouble actuel vous empêche d’accorder à ces choses l’attention qu’elles méritent. Car n’oublions pas que ces paroles viennent dans le discours à la suite de l’insistance de Jésus sur son départ et sur les difficultés qui attendent les disciples.
Voilà une vérité crue qui peut nous secouer : faut-il donc comprendre que nous-mêmes, lorsque nous sommes troublés, inquiets, devant des difficultés, ne trouvons plus le chemin d’être disciples ? Que lorsque nous avons le sentiment d’être seuls, délaissés, que Jésus nous a quitté, il n’y a plus rien à faire ? Qu’il est vain alors, dans cet état intérieur, de chercher à vivre en disciple ? Quelle détresse alors sera la nôtre dans les temps que nous traversons, où les difficultés sont sans nombre (mais y a-t-il une époque où elles ne l’aient pas été ?)… Mais non, et voilà justement où tourner nos regards : « Néanmoins lorsque viendra celui-là, l’esprit de la vérité, il vous guidera dans la vérité entière; … » Il y a une venue annoncée, celle d’un tiers, dont il a déjà été question quatre fois auparavant. Cette fois-ci, il n’est pas nommé comme l’autre paraclet, mais directement comme « l’esprit de la vérité » (expression dont nous avons déjà vu le sens d’esprit de la filiation), et pour cause : « il vous guidera dans la vérité entière » ! Sa venue induit cette nouveauté pour les disciples. [hodèguèoo], c’est conduire sur la route, guider mais aussi rendre accessible, frayer un chemin. Le mot vient de [hodos], le chemin, la route, la voie, la méthode, et de [agoo], mener, conduire, diriger, élever, amener à, emmener, pousser plus loin.
Cette action de l’esprit ne va pas être orientée en direction de la filiation, mais bien dans cet univers de la filiation, et même dans tout cet univers. Car cet univers de la filiation est justement ce que la parole de Jésus a décrit et présenté, et cela est achevé. Il est désormais tout entier, il constitue la « vérité entière ». Mais comment s’y mouvoir, par où commencer, comment progresser, comment trouver les moyens de vivre en fils dans telle ou telle situation, dans telle ou telle difficulté, c’est cela qu’ignorent les disciples à présent. Eh bien il sera le guide, tracera pour chacun un chemin, mènera sur une route dans cet univers pour devenir fils. Il suggèrera, orientera, amènera à, parfois poussera (les décisions importantes ne sont jamais faciles !). Autrement dit, la mission de l’esprit est consciemment subjective : il ne révèle rien, il n’ajoute rien à ce que Jésus a dit. Mais il fait entrer chacun, par un chemin adapté, choisi, personnalisé, dans cet être-fils que Jésus a rendu accessible à tous.
Une petite précision en passant : j’écris sans cesse « être fils » et jamais « être fille ». Ce n’est pas que cela soit réservé aux garçons ! Mais c’est la nature bien particulière de ce qui nous est proposé qui contraint à cette manière de s’exprimer, qui n’est pas contrairement aux apparences « non-inclusive ». Jésus ne nous propose pas d’être chacun de son côté fils ou fille, il nous invite à être le fils unique qu’il est, unique-engendré (comme dit le prologue). Non à sa place, mais bien « en lui ». Donc, que nous soyons homme ou femme, nous sommes invités à devenir Fils, au singulier absolu (dieu est unique) et en absence de genre (dieu n’est pas sexué). Il est venu être ce fils « dans la chair », dans l’histoire et l’existence humaine, l’esprit viendra nous apprendre à l’être à notre tour : par un chemin unique et adapté (et en ce sens nous serons tous différemment Fils), mais bien à être Fils (et en ce sens nous sommes tous et chacun l’unique Fils).
C’est bien d’ailleurs le sens de l’explication qui suit : « il ne parlera en effet pas à son propre sujet… » ce n’est pas l’objet de sa mission. On peut remarquer que tous ceux qui ont eu une expérience de l’esprit soulignent à quel point l’esprit lui-même reste mystérieux, obscur. Il ne vient pas ajouter quoique ce soit aux paroles de Jésus et ne le fait dans aucune de nos vies. Le verbe qui dit son mode de communication est particulier : [laléoo], c’est parler, au sens fondamental de faire entendre des sons, éventuellement inarticulés : ce peuvent être des sons d’instrument de musique (par exemple), ou encore des babils d’enfant (et babiller est un sens attesté de ce verbe). On le traduit par parler quand on ne veut pas se focaliser sur le sens de ce qui est dit mais sur le phénomène de la parole. Ce mot fait donc bien contraste avec le dire de Jésus qui, lui, porte précisément sur ce sens. Mais cela nous fait aussi entrevoir que la « voix » de l’esprit ne va pas être si facile à entendre, à comprendre. Il ne vient pas « dire » distinctement, il œuvre à l’obscur et nous guidant par des sons, il attire notre attention intérieure, il peut gronder pour nous pousser, etc.

« il ne parlera en effet pas à son propre sujet, mais tout ce qu’il entendra il dira, et les choses qui viennent il reviendra vous annoncer. » L’esprit va se situer en nous (la première promesse, rappelons-nous, c’est « alors, il sera en vous« ) comme celui à qui les paroles de Jésus s’adressent. Il va les recueillir sans erreur, sans omission, sans rien en laisser tomber, et les répéter, les redire. Il va produire les sons intérieurs qui font résonner ces paroles, au bon moment, dans les circonstances adéquates. Il va se faire maître-écoutant pour qu’en chaque situation de notre vie, si nous lui prêtons attention, nous soient redites les paroles qui en ce moment nous permettent de devenir fils. On voit que pour le disciple se dessinent deux aspects fondamentaux : fréquentation assidue des paroles de Jésus et sensibilité, docilité, constante à l’esprit qui nous habite. L’esprit vient, et il y a aussi des choses qui viennent : je les interprète dans le même sens, non comme une révélation secrète des évènements à venir dans notre vie (je crois qu’il y a là un démenti évident de l’expérience après deux mille ans !!!) : bye bye les apprentis « prophètes de l’esprit », mais plutôt comme le rappel opportun justement de ces choses que Jésus a encore à dire. A nous de fréquenter l’évangile pour nourrir notre mémoire des paroles, des faits, des attitudes de Jésus telles que dans les évangiles. A l’esprit de faire venir ces choses au moment opportun.
« Celui-là me glorifiera, parce que du mien il prendra et reviendra vous annoncer. Tout ce qu’a le père est mien : c’est pourquoi je dis que du mien il prend et reviendra vous dire. » C’est bien dans l’expérience d’être Fils que l’esprit nous fait entrer : ce qu’il redit au bon moment au cœur du disciple c’est justement du trésor de celui de Jésus, trésor qui est précisément sa relation à son père, en laquelle ils ont tout en partage. L’esprit nous fait entrer au cœur même de la relation du Fils et de son père. Quelle impensable merveille ! A son écoute, certes difficile mais toujours accessible, nous pouvons réellement être Fils dans tout ce qui fait notre vie à chacun. Pas besoin de créer des circonstances ou des situations spéciales pour vivre l’évangile : c’est l’esprit qui fait de chaque instant une opportunité et une étape d’un chemin.
Merci Benoît, le Souffleur t’a soufflé de nous éclairer sur tes choix d’illustration, continue 😉
J’aimeJ’aime
Oui, il faut que j’arrive à faire ça plus souvent ! 😛😃
J’aimeJ’aime