Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Notre texte de ce dimanche a déjà été commenté en son entier sous le titre Un souffleur opportun : on voudra bien s’y reporter pour une vision d’ensemble. Je voudrais m’attacher cette fois à la triple répétition du verbe [anangélloo], traduit dans le texte du lectionnaire par « faire connaître » : et ce d’autant que ce mot est rattaché d’abord au seul esprit, puis aussi à Jésus, puis enfin à son père. En ce jour où est célébrée la Trinité, cela me semble opportun !
Mais d’abord que veut dire ce mot ? Le Bailly (dictionnaire du grec ancien) nous dit que ce mot à trois sens : 1) revenir annoncer, ou annoncer au retour d’une mission ; 2) rapporter, redire ce que quelqu’un a dit ; 3) en référer à. Etymologiquement, il s’agit du verbe [angélloo], annoncer, porter un message, augmenté d’un préverbe, [ana-], qui porte l’idée de ce qui monte, qui se lève, d’un mouvement de bas en haut. Mais ce préverbe peut aussi signifier l’effort pour mettre un processus en route, ou pour le faire aboutir : du coup, il peut aussi évoquer l’idée de l’aboutissement, du processus complet.
Si nous appliquons ce que nous venons de détailler à notre verbe [anangélloo], nous percevons qu’il ne dit pas la simple répétition, ni la simple transmission d’un message. Il y a l’idée d’aboutissement, qui est capitale. Si je reprends les trois sens du Bailly, on a l’idée d’aboutissement dans la fin d’une mission, on a l’idée d’aboutissement dans la répétition si c’est pour que le message initial ne se perde pas mais qu’il atteigne finalement son destinataire, on a enfin l’idée d’aboutissement dans un processus de type judiciaire, ou l’on s’en réfère ou s’en rapporte à qui va trancher, démêler un litige.
Dans notre texte, le destinataire de cette action (je commence par là) est à chaque fois [humin], « vous« . Il s’agit que le message, l’heureux message » ([éou-angéllion], l’heureuse annonce, l’évangile) aboutisse à ceux à qui Jésus s’adresse. Cela peut paraître étrange : Jésus parle à ses disciples, et il leur dit précisément qu’il faudra l’intervention d’un autre pour que ses paroles trouvent en eux leur aboutissement !!! N’entendent-ils donc pas ce qu’il est en train de leur dire ? Ne l’écoutent-ils pas ?
Je dois dire que ma petite expérience de professeur me fait toucher du doigt sans cesse que des choses dites, peut-être mille fois dites, ne sont pas pour autant transformantes : il suffit d’une part de cesser de les répéter pendant une certaine période pour s’entendre rétorquer quand on les reprend : « Mais on n’a jamais vu ça ! On ne nous a jamais parlé de ça ! » ; les redire sans cesse d’autre part ne suffit à ce qu’elles soient intégrées par l’élève et qu’il use, quand il faut et de la bonne manière, de ce qui lui a été mille fois dit. On dit parfois que « la répétition est l’essence de la pédagogie » : j’en doute. Elle est nécessaire à la pédagogie mais n’en est pas l’essence. Ce qui change tout, c’est quand ce n’est plus le professeur qui dit à l’élève, mais quand l’élève se dit à lui-même, …et au bon moment ! Voilà l’aboutissement !
Or, si j’en reviens au texte, voilà la situation : Jésus n’a cessé de dire à ses disciples, par la parole, par le geste, par l’attitude, par le silence, par toutes sortes de manières. Parvenu au terme, à quelques heures de son arrestation et de sa mort, il a encore des choses à dire. Et sans doute, ce qui va se passer durant son procès, sa mise à la torture, sa mort, sont encore des choses qu’il va dire. Les attitudes qu’il va adopter, les dispositions intérieures qu’il va manifester, la retenue qu’il va exercer, la remise de soi totale entre les mains des hommes et de son père, sont autant de choses capitales qu’il dit encore. C’est peut-être même le cœur de son message, ce qu’il y a de plus capital. Les disciples vont-ils le recevoir, le comprendre, l’intégrer ? Mais non, le trouble déjà les a atteint, et cette agitation, cette peur trouble leur jugement : « … à présent, vous ne pouvez donner leur poids [aux choses que j’ai encore à vous dire]. » Alors l’évangile est-il donc perdu ?

Heureusement non, car il n’y a pas qu’un « à présent« , il y a aussi un « alors« . Et c’est le temps de l’esprit. Car si les destinataires de cette action de « faire aboutir le message » sont toujours les disciples, le sujet en est toujours l’esprit. Et ce qu’il fera fondamentalement c’est de servir de guide aux disciples pour les conduire [én tè alèthéïa pasè], « dans toute la vérité » ou « dans la vérité totale« . Et si la vérité, dans l’évangile de saint Jean, c’est la traduction dans une vie d’homme de la relation filiale éternelle, si c’est pour Jésus être, comme homme, vis-à-vis de son père exactement comme il est éternellement le Fils, alors c’est ce qu’il va être au plus haut point, et montrer au plus haut point, dans sa passion et sa mort. Et c’est ce qu’il lui importe au plus haut point de faire découvrir aux disciples, pour que tout soit dit de ce qu’est être fils, pour lui comme pour nous. Et si le projet, c’est que nous soyons nous aussi le fils, que nous aussi nous ayons comme lui le dieu pour père, il faut que cette ultime clé nous soit donnée et qu’elle parvienne à notre cœur. Voilà la « vérité totale » dans laquelle l’esprit doit nous faire pénétrer, l’art d’être fils d’un tel père. Comment l’esprit va-t-il s’y prendre ?
D’abord en concentrant l’attention non sur lui mais sur ces évènements qui vont arriver. « Il ne parlera pas de lui-même… » comme Jésus l’a fait au contraire. Jésus doit parler de lui, se laisser connaître, puisqu’il est le fils que tous les humains sont appelés à être. L’esprit, lui, ne va pas en faire autant. Et de fait, il reste dans le mystère alors même qu’il nous est communiqué. Saint Basile fait remarquer que sa caractéristique est d’être « difficile à contempler ». Et vénérer ou adorer l’esprit n’est pas discourir à son sujet ni chercher à percer le mystère de ce qu’il est, mais plutôt découvrir son action pour mieux s’y livrer. « …mais il parlera de ce qu’il entendra et il fera aboutir en vous ce qui va arriver. » Il va parler, oui, mais pour faire advenir en mots, dans l’esprit des disciples, ce que les silences de Jésus (et de son père) pendant la passion et la résurrection (= « ce qui va arriver« ) ne disent pas avec des mots. L’esprit entend, l’esprit comprend, l’esprit a l’intelligence de ce qui se joue là : et c’est cela-même qu’il travaille à faire aboutir dans le cœur et l’esprit des disciples. Ainsi entrons-nous dans la « vérité totale » de ce qui se joue alors, au-delà des apparences.
Ensuite, l’esprit nous fait entrer dans cette « vérité totale » en « prenant » de ce qui est à Jésus pour nous le redonner. « Lui me glorifiera, parce que du mien il prendra et le fera aboutir en vous. » Ce que je traduis par « glorifier« , est le verbe [doxadzoo] qui signifie d’abord « avoir une opinion, penser, juger« . La [doxa], c’est à la fois l’opinion (commune) et l’apparence des choses. L’enjeu est ici que la vérité des choses soit établie : justement, qu’elle apparaisse, qu’elle ne reste pas voilée par une fausse apparence. Et là, il y a « glorification », c’est-à-dire éclat rayonnant de la vérité profonde, sans trouble aucun. Et l’esprit, précisément, va puiser « du mien« , dans ce que Jésus a déjà laissé connaître de lui-même, pour montrer la continuité, la cohérence, entre le Jésus jusque-là connu des disciples et celui qu’ils vont découvrir dans les évènements imminents. En éclairant l’un par l’autre le Jésus jusque-là connu et le Jésus à découvrir, il va en faire saisir tout le mystère de fils. Et l’on comprend peut-être mieux ici le plan en deux volets de l’évangile de Jean, le « Livre des Signes » (chapitres 1-12) et le « Livre de la Gloire » (chapitres 13-21) : ces deux Jésus qui sont mis en miroir.
Enfin, l’esprit nous fait entrer dans cette « vérité totale » en montrant comme Jésus a tout reçu de son père, et comme il n’est pas autrement fils qu’en étant en tout point l’image de son père. « Tout ce qu’a le père est mien : pour cela j’ai dit « du mien il prend et le fera aboutir en vous. » En puisant à la source de Jésus-le-fils, l’esprit révèle tout autant le père. Car il est de père que d’un fils, et il n’est de fils que d’un père. Dire l’un, c’est dire l’autre, et dans la Passion-Résurrection, c’est toute leur relation qui est mise en lumière. Et la vérité totale c’est leur relation.
Ainsi donc, se livrer à l’esprit, c’est permettre à celui-ci de faire aboutir en nous la révélation de Jésus, devenir par lui, avec lui et en lui fils du père. Ce n’est pas pour rien que c’est précisément en faisant un signe de croix que nous nommons la Trinité du père, du fils et de l’esprit.