Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.
Pour situer le texte :
Notre texte d’aujourd’hui fait immédiatement suite à celui de la semaine passée, mais à la partie que je n’avais pas commentée. Faute à moi. Cela veut dire que le discours est toujours adressé aux Douze, et qu’il faut que je reprenne un peu ce qu’il a commencé par leur dire…
Mon modeste commentaire :
En fait, la parole adressée à Pierre -et, je le suppose, à travers lui aux Douze- naît d’abord de la fin des recommandations aux disciples, recommandations de veiller. Cette recommandation s’enracine d’abord dans un rappel de l’Exode et de Samuel : « Que vos reins soient ceints et que vos lampes brûlent. » Autrement dit, une fois défaits de vos biens et surtout une fois défaits de ce qui vous permettrait de croire assurer vous-mêmes les fondements de votre vie, soyez attentifs aux appels d’en-haut. « Que vos reins soient ceints » rappelle la situation des Hébreux en Egypte lors de la nuit pascale : ils mangent l’agneau les reins ceints, les sandales aux pieds et le bâton à la main, bref en situation de partir à l’instant, dès que le signal en sera donné. « Que vos lampes brûlent » m’évoque irrésistiblement la situation du jeune Samuel, entretenant les lampes du sanctuaire pendant que dort le grand-prêtre Eli, et qui s’entend alors interpeler par son nom. Dans ces deux cas, il y a une ouverture à l’inattendu, ou plutôt à l’inconnu car à vrai dire on s’attend à quelque chose mais dont on ignore la nature ou la portée.
Cette recommandation générale d’une attitude du cœur prêt à « démarrer » se précise ensuite avec deux images très différentes : la première, celle des hommes « qui attendent leur seigneur à son retour des noces » : on se rappelle les scénarios de noces, le fiancé allant de nuit, à un moment non annoncé, chercher sa fiancée chez le père de celle-ci où elle attend avec ses amies, puis revenant avec elle pour l’introduire sous son toit et commencer la fête avec tous ceux qui auront suivi le cortège, invités prévus et imprévus. Pour les serviteurs ([doulos] = l’esclave) de la maison, c’est donc une attente prolongée à travers la nuit, sans repère d’aucune sorte, mais où tout doit être instantanément prêt pour une fête somptueuse aux invités très nombreux sans qu’il soit possible non plus d’en prévoir le nombre. Il faudra à manger, à boire, du froid et du chaud, de quoi se laver, se reposer, se divertir, tout cela instantanément !! C’est donc une vraie performance que la disponibilité à ce moment rare et unique. La récompense est d’ailleurs inouïe : le seigneur lui-même « se ceindra, les installera et passera les servir » ! C’est lui, le seigneur de la maison, qui adoptera à leur égard cette attitude de l’Exode (le verbe « ceindre » est mot pour mot le même) et qui les traitera comme les seigneurs, lui se faisant l’esclave.
La deuxième image est très différente, c’est le maître de maison cette fois-ci qui veille, non le serviteur. Et l’attente n’est pas du tout heureuse : il s’agit de se prémunir contre le voleur. Mais justement, le maître de maison n’a pas veillé, parce que la venue du voleur n’est pas connue, pas repérable, et si au moins la date du mariage du maître (à défaut de son heure d’arrivée) est connue des esclaves de la maison, la venue du voleur peut se reproduire toutes les nuits (on ne parle même pas des cambriolages de jour !). Or la venue du « fils de l’homme » se fera justement « à l’heure où vous n’y pensez pas« . Cette venue du fils de l’homme est un thème de l’apocalyptique, elle dessine l’arrivée d’un être issu du monde divin équipé pour assurer la victoire divine et emporter avec lui tous les « élus ». Par définition, il ne peut y en avoir aucun signe avant-coureur, la surprise étant même une des conditions de sa victoire définitive et totale. La seule solution est une disponibilité de chaque instant. Nous avons donc au total une image heureuse et une plutôt effrayante (et nous rejoignons ainsi les deux sentiments naissant du don aux disciples du royaume !), et une double motivation pour l’attente, attente d’une chose heureuse (assortie d’une récompense inouïe) et attente plus « défensive » d’une chose terrible. Il faut être prêts à « démarrer », mais soit pour accomplir au mieux son service, soit pour éviter la catastrophe.
Je pense que c’est cette deuxième image, non la première, qui provoque la question de Pierre : « C’est pour nous que tu dis cette parabole, ou aussi pour tous ? » Pierre, c’est une évidence, se sent concerné. Mais la venue du fils de l’homme relevant, dans l’imaginaire religieux, du « salut » du monde, il peut se demander légitimement si tout le monde n’est pas concerné, donc non seulement les disciples, mais par-delà, les foules. La réponse à la question même est indirecte : une catégorie particulière de serviteurs est désormais décrite en filant la métaphore précédente. C’est une manière de dire, sans doute, que ce qui a été dit précédemment vaut pour tous sans exception, mais qu’une exigence plus grande porte sur celui des serviteurs « qui connaît la volonté de son seigneur« . Ce serviteur-là est comparé à [ho pistos oïkonomos ho fronimos]. Le [oïkonomos], c’est celui qui règle la vie de la maisonnée, c’est l’intendant. Il s’agit d’un rôle d’esclave mais qui est spécialement digne de la confiance de son maître. Dans le monde romain (donc, plus à l’occident : « un peu plus à l’ouest » !!), il n’était pas rare qu’un maître affranchisse son intendant à sa mort, et fasse de lui son héritier. C’est dire si le rôle de ce dernier est très en vue.
Et il s’agit bien ici d’un intendant qui est [pistos], digne de foi, sûr, honnête, loyal mais aussi qui a foi, qui croit : le traduire par fidèle peut recouvrir ces deux sens, actif et passif. Mais ce n’est pas le seul trait qui caractérise notre intendant, il est aussi [ho fronimos], le réfléchi, l’intelligent, celui qui raisonne, qui sent bien les choses. Donc, parmi les serviteurs, il en est de distingués, à cause d’une part de leur fiabilité et de leur fidélité, d’autre part à cause de l’usage judicieux qu’ils font de leur intelligence et de leur sensibilité (les deux). Ceux-là, il les établit « sur sa domesticité« , non pas pour dominer et peser, mais « pour donner en son temps la mesure de blé », c’est-à-dire veiller à ce que chacun ait ce qu’il lui faut, et au bon moment. Ce n’est pas le « chef » des serviteurs, mais celui grâce auquel chaque serviteur donne sa pleine mesure. Or le maître cherche de tels serviteurs, mais il est d’autant plus impitoyable avec ceux qui, à l’usage, ne se montrent pas « fidèles« , et leur châtiment est bien plus dur que le châtiment des autres. On a donc encore, et à un degré plus fort encore, ce double registre heureux et effrayant. Et c’est là qu’interviennent les paroles données aujourd’hui.
« Un feu suis-je venu jeter sur la terre, et que je veux que déjà il soit allumé ! » Jésus répond toujours à Pierre, mais cette fois il parle de lui-même. Il commence par son désir, son souhait, sa volonté. Il est venu « jeter un feu sur la terre« , expression poétique sujette à interprétation multiple ! Bien sûr, notre langage d’aujourd’hui évoque ceux qui « mettent le feu » pour parler de ceux qui soulèvent l’enthousiasme unanime de tous. Mais dans l’univers de Luc, peut-on ne pas penser à son récit du don de l’esprit saint en langues de feu ? Le feu est multifonctions : maîtrisé, il purifie, il réchauffe, il est à la base de toute industrie et de tout développement humain (qu’on se rappelle le mythe de Prométhée); non maîtrisé, il détruit, il dévore, il ne laisse rien… On a donc avec cette image, l’évocation de cet élément, l’ouverture sur un monde entièrement renouvelé, éventuellement au prix fort. Et ce désir est ardent, il veut que « déjà il soit enflammé » : le mot n’évoque pas le commencement pénible d’une braise rougeoyante, mais bien le flamboiement ardent du brasier. Il voudrait que sa mission soit accomplie.
« D’un baptême aussi j’ai à être baptisé, et comme je suis oppressé jusqu’à ce qu’il soit accompli !« Cette fois la tonalité est toute différente. Le [baptisma], quand il est neutre comme ici, désigne une immersion mais souvent le supplice de l’immersion. [baptidzoo], c’est plonger, immerger, mais souvent aussi submerger. [sunékhoo], à la base tenir-ensemble, c’est tenir serré, comprimé, être oppressé : cette fois-ci, le désir est d’en avoir fini ! Il va être submergé de quelque chose qui a tout du supplice, et cela resserre le cœur et tout l’être tant que ce n’est pas terminé. La double affirmation de Jésus fait voir aux disciples, à Pierre qui l’interroge et aux Douze, que ce mélange d’élan heureux et de peur, il le connaît aussi lui-même et dans ses sentiments les plus intimes, constants, tout au long de l’accomplissement de sa mission. Luc nous laisse entendre ici que le disciple n’est pas plus grand que le maître, que le disciple n’est pas celui qui n’a pas peur, au contraire ! Si tu as peur, heureusement : tu es normal, tu es un disciple vrai et honnête. C’est cela, la condition du disciple. L’impavide sérénité n’est pas la condition normale, elle est plutôt suspecte, quand Jésus lui-même est habité par des sentiments aussi forts et contradictoires.
« Vous pensez que c’est la paix que je donne en partage dans la terre ? Non, vous dis-je, mais la division. Car ils sont à partir de maintenant cinq dans une [seule] maison étant divisés, trois contre deux et deux contre trois, ils sont en train d’être divisés le père contre le fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère, la belle-mère contre l’épouse et l’épouse contre la belle-mère. » Encore une ambiguïté sur la mission de Jésus : il n’apporte pas la paix. L’opinion (« vous pensez que…« ) selon laquelle avec Jésus, « on est bien », « tout va bien », « on est tranquille », est totalement erronée. Le verbe [paragig’nomaï], mot à mot et étymologiquement, devenir chez, ou devenir auprès de, signifie être témoin de, venir en aide, se joindre, échoir en partage. A la voix moyenne, comme c’est le cas ici, c’est l’investissement personnel de l’agent qui est souligné : Jésus souligne ici l’aide personnelle qu’il apporte en donnant (le verbe donner est ajouté à l’infinitif), du moins celle qu’on lui prête : l’opinion est qu’il apporte la paix et que c’est par là qu’il aide.

Mais non, c’est avec la division, et c’est le mot [diamérismos], de la même famille que le verbe [méridzoo] que nous avions trouvé à l’origine de tous ces développements dans le cri de l’homme de la foule : « dis à mon frère de partager avec moi la propriété« . Jésus ne s’était pas reconnu [méristès], diviseur. Mais ici, oui, et d’une toute autre manière. L’aide qu’il apporte est bien de diviser, de mettre à part, de faire la part des choses. Il ne fait pas le partage des biens ni des droits, ni des pouvoirs entre les hommes. Mais il pose la division, la dissension, à l’intime des relations. Le mot doit porter d’autant plus aux premiers lecteurs de Luc que le premier christianisme est avant tout familial, qu’il vit dans les maisonnées. Mais justement, ce ne sont pas forcément les maisonnées tout entières, et le choix d’être disciple est déjà un choix qui déchire, parce qu’il pose une préférence dans l’ordre des relations les plus proches, les plus intimes.
Cela peut nous parler beaucoup aujourd’hui : dans beaucoup de nos familles, la foi chrétienne ne va pas de soi, les approches de l’évangile et de ses conséquences montrent des proximités et des distances variables. Pour les parents, cela demande du doigté pour respecter les convictions de chacun, sans briser l’unité de la famille. Un repas de Noël, par exemple, doit permettre à tous de se retrouver, sans pour autant empêcher ceux qui le voudraient d’aller célébrer à l’église et sans y contraindre ceux qui ne le souhaitent pas. La chose peut s’avérer compliquée… J’interprète les choses ainsi : bien sûr, avec un brin d’humour, on pourrait dire que de manière naturelle, il n’est pas besoin de l’évangile ni de Jésus pour créer des tensions entre père et fils, entre mère et fille, moins encore peut-être entre épouse et belle-mère !! Mais il y a sans doute dans la succession de ces trois couples une référence à un passage prophétique (Mi.7,6) reprenant déjà ces trois mêmes couples, passage qui vise avant tout à dire qu’on ne se fie totalement qu’en dieu, qui lui n’est jamais défaillant. L’unité se fait souvent par le compromis, mais la question est posée d’une unité à n’importe quel prix : à l’échelle de l’Eglise entière, cette fois, on voit qu’elle risque de conduire à l’impasse quand on veut maintenir dans l’unité des forces et des agents qui ne veulent pas nécessairement une Eglise plus selon l’évangile, mais simplement maintenir un pouvoir établi…
En tous cas, dans la perspective d’ensemble, il me semble que cela signifie que ce mélange de joie et de peur, d’enthousiasme et d’amertume, qui caractérise le disciple dans son élan, commence dès le sein familial où l’on peut s’apercevoir, sans que la vie s’en trouve nécessairement en danger, que tout dans le choix de la foi n’est pas exempt de nuages. Le style de vie nouveau du disciple, la fameuse vigilance qui lui est liée, l’inquiétude ou l’intranquilité au cœur du disciple sont une humble participation au mode surprenant du salut par la croix apporté par Jésus. Ce ne sont pas que les biens classés « matériels », mais finalement tous les attachements qui sont en quelque sorte remis en question par l’évangile. La frontière entre ce qui est selon l’évangile et ce qui ne l’est pas passe par chaque cœur humain, et différemment. Il ne s’agit pas de ne plus avoir aucun attachement, ce serait inhumain : il s’agit d’en prendre conscience (vigilance) pour, le cas échéant, faire les choix que la charité évangélique appelle, choix qui peuvent être couteux souvent, voire déchirants parfois.
Un commentaire sur « Une démarcation dans le cœur : dimanche 18 août. »