Dans le royaume : dimanche 24 novembre.

Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Voilà que nous sautons loin en avant, pour nous retrouver en plein récit de la Passion, dans ce qui fait la dernière partie de l’évangile de Luc. Luc déroule ces moments avec un luxe de détail, sans proportion avec les autres récits qu’il a composé -comme du reste les autres évangélistes- : c’est que tout ce qui a précédé prépare en fait ces instants, ceux de la dernière célébration de la Pâque et des derniers mots aux disciples, ceux de l’arrivée au mont des Oliviers et à son arrestation, ceux du procès chez le Grand-Prêtre, puis devant le Sanhédrin, puis devant Pilate, Hérode et encore Pilate, ceux de la condamnation et de la marche vers le supplice, ceux de la crucifixion puis de la mort et de la sépulture, ceux enfin de la découverte du tombeau ouvert, de l’apparition aux disciples sur la route d’Emmaüs puis aux Douze, ceux enfin de la séparation visible à Béthanie.

     Notre texte d’aujourd’hui est découpé au milieu de cette majestueuse succession : à la fin de la marche au supplice, Jésus est crucifié entre deux malfaiteurs au lieu appelé Crâne…

Mon modeste commentaire :

     « Et se tient là le peuple, qui regarde. » Luc utilise pour le peuple le mot [laos], qui donnera notre « laïc ». Dans le grec classique, le mot désigne la foule, la masse populaire, avec sa confusion et sa cohue. Dans le grec biblique, le mot désigne en général le « peuple de dieu« , celui dont le dieu d’Israël a la préoccupation, à qui il procure tout ce qu’il faut, qu’il conduit à travers l’histoire, à qui il s’adresse de manière privilégiée, à qui il a promis un salut. Par l’usage de ce simple mot, Luc crée un jeu de miroirs, il donne aux faits une autre signification. Il y a une masse de gens assemblée sur place, certes. Mais elle n’est pas désignée comme au long de son évangile quand il distingue toute cette masse des disciples par le mot [okhlos]. Cette foule-là, il invite à la comprendre comme la représentante du peuple choisi, du peuple qu’un dieu s’est mis à part et gardé pour lui et à qui il a adressé sa parole et fait des promesses. Ce peuple est là, il se tient debout, exactement comme pour une « convocation sainte ». Cette fois, il  est convoqué à un spectacle bien particulier.

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     « Qui le tournent aussi en dérision : les chefs, qui disent : « Il en a tiré d’autres : qu’il s’en tire lui-même, si lui est le messie de dieu, l’élu ! » Ce que le peuple voit d’abord, c’est cela : ses propres chefs qui s’adressent à un homme à la torture pour ajouter la dérision à la souffrance physique. Celui qu’ils moquent est dans un bien mauvais cas, il subit le supplice insupportable des condamnés non-romains et des esclaves, de ceux qui ne sont pas de la Cité, de ceux qui sont hors la « société » : la crucifixion. Suspendu les bras écartés à une poutre posée haut sur un poteau toujours en place à cet effet, en général (pas toujours) au moyen de clous plantés à la base du poignet, le condamné agonise pendant des jours, la cage thoracique écrasée sous le poids de son propre corps. S’il veut retrouver sa respiration, il peut le faire en poussant sur ses pieds, eux-mêmes cloués sur le poteau vertical, qu’il déchire alors par le fait même, prolongeant d’autant son propre supplice. Le corps tour à tour se déchire sous les tensions et convulse par la lente asphyxie. On meurt dans la torture.

     C’est d’un tel homme qu’ils choisissent de se moquer, en parlant de « salut ». [soodzoo] signifie mettre à l’abri d’un danger, tirer d’un danger, épargner, conserver, garder avec soi. Ils font allusion à ces gens dont ils ont entendu dire que Jésus les avait tiré d’une maladie, d’un handicap, d’un « démon » : cela se disait beaucoup, et contribuait immensément à la constitution des foules qui venaient le voir et l’entendre. Devant cette foule même, les chefs lancent un défi dérisoire, authentifier sa puissance devant tous en « ‘s’en tirant » lui-même, comme il a tiré du mal tant d’autres gens. C’est cette foule qui est visée par ces mots : ces gens doivent comprendre que tout ce qu’on leur a dit est faux, qu’on a fait à ce pantin désarticulé une réputation usurpée, que les chefs, eux, savaient et triomphent enfin.

     L’allusion au « messie« , à celui qui a reçu l’onction, va dans ce sens : il y a peu de jours, la foule l’a acclamé lors de son entrée soigneusement mise en scène à Jérusalem, au cri de « Béni celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! » (Lc.19,38) : Luc a transcrit par ces mots pour ses lecteurs grecs le contenu même du mot « messie« . Par cette lamentable condamnation qu’ils ont obtenue, les chefs offrent à cette même foule un démenti cinglant : où est-il, ce roi glorieux, ce triomphateur, chargé par le dieu d’Israël de succéder à David et d’établir le Règne idéal et définitif ? Pour Jésus, c’est le retour une fois de plus du « Si tu es fils de dieu, jette-toi en bas » : il est mis au défi, pour accréditer sa parole et ses actes, pour accréditer sa mission entière, d’accomplir un acte spectaculaire et surhumain devant tous. Faute de quoi, tout est réduit à néant dans l’esprit des spectateurs. Il ne dit rien. Pour Luc, l’autorité de Jésus dans son [laos] ne s’impose pas, ne tient à rien de spectaculaire, et ne consiste pas à « s’en tirer« . A comparer avec celle de ces responsables qui veulent « sauver l’Eglise » et sa (leur ?) réputation, au prix du silence des victimes.

      « Se jouent aussi de lui les soldats qui s’approchent, qui lui présentent du vinaigre et qui disent : si toi tu es le roi des Juifs, tire t’en toi-même ! » La soldatesque est souvent dans l’antiquité perçue comme une force brute avec laquelle il vaut mieux n’avoir aucun contact. Leur attitude n’est pas décrite par Luc avec le même verbe que précédemment : celui utilisé pour les chefs, [ekmuktèridzoo], désigne le persifflage, la mise en cause de la réputation (le radical [muktèr] désigne la muqueuse et la narine. Qu’on pense au geste d’allonger le nez pour dire que quelqu’un s’est trompé). Pour les soldats, c’est le verbe [émpaïdzoo] qui désigne le jeu ou le fait de se jouer (le radical [païs] désigne l’enfant). Ces grosses brutes jouent, ils s’amusent du condamné à la torture, ils en rajoutent sur ce qu’ils viennent d’entendre sans en comprendre la portée : et de fait, les mots ne les visaient pas, eux. Ils ne sont pas du [laos]. Mais leur jeu est violent est cruel : les soldats romains ont dans leur équipement des gourdes contenant de l’eau mêlée de vinaigre. Celle-ci est sensée désaltérer mieux, réveiller les esprits, tourner un peu la tête des soldats pour affronter la bataille, éventuellement désinfecter mieux des plaies. En présentant cela au condamné à la torture, ils le réveillent, ils l’empêchent de s’assoupir ou de s’évanouir, et ils font brûler les plaies ouvertes.

      Que peut vouloir dire pour eux l’expression « le roi des Juifs » ? Je me le demande bien ! Ils savent, ils sont « payés » pour le savoir, qu’il y a toujours un roi des Juifs, Hérode. Pendant le procès, tel que le rapporte Luc, il y a d’ailleurs eu un aller-retour entre le Procurateur romain et ce roi un peu fantoche laissé là par commodité par les Romains. C’est un jeu politique : les Juifs sont connus des Romains pour être assez agités et « nationalistes » avant l’heure. Leur laisser un roi issu leur propre nation, mais tout à leur main, c’est gouverner par personne interposée et maintenir le calme à peu de frais. Par ailleurs, ce roi est contrôlé en permanence par le Procurateur, aux ordres duquel sont les soldats. Le titre est donc pour eux doublement dérisoire : en soi, parce qu’ils savent bien qu’à leur chef est le vrai pouvoir, et dans la circonstance, parce qu’ils savent aussi que celui-là n’a aucune chance d’être le roi. En fait, c’est la royauté même dont ils jouent, elle n’est pour eux qu’un mirage politique. Et puis n’oublions pas que, dans la tradition romaine, le roi est haï depuis le souvenir de Tarquin le Superbe, chassé pour l’établissement de la Res Publica. Il y a moins de soixante-dix ans, un des motifs prochains de l’assassinat de Jules César était qu’il avait cherché à se faire roi. Et depuis Octave-Auguste, les « Princes » (c’est-à-dire les premiers entre leurs pairs) romains ont bien soin de se couler dans les institutions républicaines, dont ils cumulent certes les fonctions et les pouvoirs, mais sans les abolir, maintenant la fiction de la continuité de la République. Pour le [laos] qui regarde, il voit détruire par ses chefs l’autorité morale de Jésus, mais aussi manifester par les soldats qu’il n’a rien changé, que l’ordre politique est loin d’être devenu celui espéré de la libération toute puissance occupante. Echec sur toute la ligne.

     « Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : le roi des Juifs, celui-ci. » C’est le motif de la condamnation. Chacun peut lire. L’autorité civile s’est prononcée. Tout le monde comprend que le concerné s’est déclaré tel et qu’il a été pour cela condamné. C’est un double mensonge : d’une part Jésus n’a jamais revendiqué ce titre dans sa prédication, s’en méfiant au contraire beaucoup (et l’on comprend à présent avec quelle lucidité !), d’autre part il ne l’a même pas revendiqué pendant son procès, renvoyant à eux-mêmes ceux qui cherchaient à le lui faire assumer.

    Après ce triple regard (Luc écrit trois fois « et aussi…« ), Luc nous rapporte, seul, une historiette plus concrète. Un petit drame où il semble qu’il n’y ait plus de témoins, comme si les trois se parlaient entre eux dans la même cellule. Mais ils sont devant tous, et le [laos] voit cela aussi. « Un des malfaiteurs qui sont suspendus le blasphémait en disant : n’es-tu pas le messie ? Tire t’en toi-même, et nous avec ! Mais l’autre répond et dit en lui faisant reproche : tu ne crains pas le dieu, toi, alors que tu es sous le coup de la même peine ?! Mais pour nous, [c’est] justement -nous recevons en effet ce que qui correspond à ce que nous avons commis-, alors que celui-ci n’a rien commis, [c’est] absurde ! » Cette fois, il y a des avis contradictoires. Il s’agit à proprement parler de « malfaiteurs« , mot à mot deux « qui-font-le-mal« . Ils sont soumis à la même torture.

     Le premier reprend les mots qu’il a entendus. Sans doute la rage l’étreint-elle, celle de voir la mort arriver, de s’être fait prendre, de n’avoir désormais plus d’issue. Au fond, je crois que les mots importants pour lui sont « …et nous avec ! » : s’il y avait moyen d’espérer en celui-là, dont on a dit tant ! Peut-être aussi y a-t-il chez lui ce mépris qui naît pour le condamné qui ne se révolte pas, qui ne se bat pas, qui se résigne. Ce qui est étonnant, c’est que Luc écrit qu’il « blasphème » : je pense que c’est encore là un double sens voulu par Luc. Il prend un fait, et le désigne d’un mot qui peut être entendu sur deux plans, l’un évident, l’autre caché. [blasphèméoo] signifie dans le grec classique prononcer de paroles de mauvais augure ou impies, en particulier pendant un sacrifice, mais aussi tenir de mauvais propos, médire, diffamer. Luc nous dit d’abord que ce condamné prononce de mauvaises paroles à l’encontre d’un autre. Mais en usant de ce terme, il prépare son lecteur croyant au dénouement, il rappelle à qui ces mots sont adressés, ou suggère une autre dimension à ce que l’on voit.

     L’autre va lui faire reproche de son injustice. Dans la circonstance, il est temps de s’ajuster avec le ou les dieux. Surtout, il ne met pas sa révolte au même endroit : il est sensible à l’injustice. Et il oppose ce que chacun a fait : il reconnaît dans ce que lui-même subit un prolongement à ce qu’il a fait parmi ceux possibles (certes pas le prolongement souhaité, mais…). Le mot qu’il utilise par contraste pour Jésus est [atopone], littéralement « pas à sa place » ou « out of place« , on pourrait dire « à côté de la plaque« . C’est-à-dire que, pour lui, voir Jésus soumis à la même peine que lui n’a juste aucun sens. Ceux qui sont chargés de rendre la justice l’ont condamné, mais lui, qui sait ce que c’est que l’injustice pour l’avoir commise, la voit clairement. C’est magnifique, cette affirmation de Luc que tous les itinéraires de vie permettent de s’ouvrir à Jésus !

     « Et il disait : Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton royaume. » Il ne lui parle pas de roi, de messie, de rien de cela. Il lui parle du royaume, de ce dont Jésus a vraiment parlé. Et il y croit encore, même dans ces circonstances. Il ne comprend certes pas plus qu’un autre comment il en est là, mais il y a quelque chose d’inébranlable dans ce qu’il a reçu du message. Et je crois que c’est sur cela que Luc veut insister : quelles que soient les circonstances, aussi évidemment contraires aux attentes, le message est ce qui compte, ce sur quoi il faut continuer à se fonder pour espérer et attendre. Le démenti des circonstances, que nous connaissons tous, doit plus que jamais nous ramener au message, au royaume annoncé. Comment viendra-t-il, qui le sait ? Mais il viendra. Et cet homme demande juste qu’on se souvienne de lui.

     La réponse est magnifique : « Et il lui dit : amen, à toi je dis : aujourd’hui avec moi tu seras dans le paradis. » Bossuet commente excellemment : « Aujourd’hui, quelle promptitude ! Avec moi, quelle compagnie ! En paradis, quelle récompense ! » Le royaume, c’est peut-être simplement d’être avec lui, en toutes circonstances. Que le [laos] voie et entende cela.

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