S’attacher à une vie forte et fragile : dimanche 17 novembre.

Le texte de l’évangile sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous continuons de sauter allègrement d’un texte à un autre : les différents affrontements sont à présent terminés. L’autorité de Jésus est montrée par Luc comme supérieure, et l’ensemble s’est même achevé par une mise en garde vis-à-vis de l’autorité des scribes, accusés de calculer leurs attitudes mais de cacher des pratiques condamnables.

     Vient un petit épisode, celui de la veuve pauvre qui fait une offrande au temple. Tous les épisodes d’affrontement précédents se sont déroulés au temple (« Or, en l’un des jours, tandis qu’il enseigne le peuple dans le temple…« , Lc.20,1), et nous y sommes toujours. C’est encore là que Luc va situer ce dernier discours de Jésus avant sa Pâque, sa passion, sa mort et sa résurrection. Ce dernier discours est long ; Marc, Matthieu et Luc en ont chacun leur version dans le détail, mais il est toujours construit à peu près de la même manière. Nous n’en aurons que la première partie, ce qu’il faut garder à l’esprit : l’ensemble n’est déjà pas facile à comprendre, il est encore plus déroutant quand on n’en a qu’un extrait.

     Chez Luc, pourtant, ce discours va avoir pour nous des résonances familières, parce qu’il rejoint une préoccupation que nous avons déjà rencontrée chez notre évangéliste : celle de la condition des disciples au temps où il écrit. Luc s’est mis tard à son ouvrage, après tout un temps passé avec Paul, avant de se séparer de lui et de mener sa propre enquête. Du temps a déjà passé, depuis la disparition de Jésus : la toute première génération attendait son retour imminent, mais celui-ci ne s’est pas produit et la situation est devenue plus compliquée. Maintenant il faut vivre, composer avec ce monde, rendre compte de l’arrestation ou de la mort de bien des disciples -qui ne sont pas ressuscités comme le Maître. Par ailleurs, les légions romaines de Vespasien et Titus ont écrasé les révoltes juives et rasé Jérusalem, ainsi que son Temple. Quel sens peut bien avoir tout cela ?

Mon modeste commentaire :

     « A certains, disant à propos du temple qu’il était de belles pierres et paré d’offrandes, il dit : … » Le contexte est bien posé : certains (on ne dit pas parmi lesquels, c’est donc très général) sont dans l’admiration du temple, autant de sa construction que de son usage. Ce temple est celui qui a été reconstruit après l’exil, et dont les travaux sont achevés depuis peu puisqu’ils se sont finis sous Hérode le Grand. Mais ce n’est pas seulement le grandiose de la construction qui fait leur admiration, c’est aussi l’ornement de ce temple de par les dons des fidèles : tous ces objets qui ont été offerts par dévotion.

     Il faut se rappeler le rôle central que joue le temple dans la religion d’Israël. Il est le centre de la vie religieuse, le signe de la présence indéfectible du dieu d’Israël. Au jour de son inauguration, la nuée a envahi le lieu, chassant toute autre présence, même celle des prêtres qui officiaient, et Salomon a pu s’exclamer : « Le Seigneur déclare demeurer dans la nuée obscure. Et maintenant, je t’ai construit, Seigneur, une maison somptueuse, un lieu où tu habiteras éternellement. » (1R.8,12-13) Le traumatisme du pillage puis de la destruction du temple au moment de la victoire de Babylone a déjà été vécu comme un abandon et la fin d’une promesse, et le prophète Ezéchiel l’exprime dans la vision de la gloire de dieu quittant le temple. Que l’on pense à l’émotion suscitée récemment par l’incendie de Notre-Dame de Paris, alors même qu’il n’y a eu dieu merci aucun mort dans l’incendie ! On s’est réjoui que le coq n’ait pas fondu, on a parlé de miracle… Et encore, l’essentiel de l’édifice demeure ! Mais il y a eu la reconstruction du temple, vécue comme une restauration de cette promesse. L’admiration de certains est donc à la fois une réjouissance religieuse de ceux qui accordent beaucoup d’importance à ce signe, et sans doute aux signes en général, et une vision rassurante. Quand Luc écrit, pourtant, le temple a été incendié, la ville de Jérusalem prise et l’ensemble entièrement rasé fin septembre 70 : ne subsiste en tout et pour tout que ce qui est appelé aujourd’hui le Mur Occidental. Quels sont donc les mots que Luc met dans la bouche de Jésus ?

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     « Les choses que vous contemplez, viendront des jours en lesquels ne sera pas laissée pierre sur pierre qui ne soit renversée ! » L’expression « viendront des jours » est typique de la littérature prophétique, de la mise par écrit des oracles des prophètes. La référence est claire, elle raisonne fort chez les auditeurs et les lecteurs d’alors, car nombreux sont les avertissements de malheur dans ces écrits qui leur sont bien connus, malheurs consécutifs à l’infidélité concrète dans les champs politiques, socio-économiques et religieux : car les prophètes dénoncent tout cela. L’expression appuyée de Luc quant à l’état final, inimaginable avant coup, du temple et de la ville, témoigne de la très forte impression produite chez tous. [théooréoo] (qui donne notre « théorie », mais aussi le « théâtre ») signifie observer, inspecter, contempler mais aussi contempler par l’intelligence : ce que font les observateurs auxquels Jésus s’adresse, ce sont aussi des constructions intellectuelles grandioses, et c’est aussi cela qui est jeté bas.

     La réaction des auditeurs a quelque chose d’étonnant. On pourrait s’attendre à ce qu’ils demandent pourquoi, ou comment  la chose pourrait cette fois être évitée. Car les avertissements prophétiques avaient précisément ce but, provoquer des changements de mode de vie. C’est ce qui rendait d’ailleurs la vie de prophète difficile (comme en témoigne le Livre de Jonas, un petit roman sur la vie et la condition de prophète) : annoncer des choses, mais dont le but est d’être déjugé… ce qui ferait alors passer l’intéressé pour un faux-prophète !! Ici, les auditeurs réagissent tout autrement : « Ils l’interrogent en disant : Maître, quand donc seront ces choses, et quel sera le signe que cela doit advenir ? » On cherche moins à changer le cours des choses qu’à être averti de leur début; comme si c’était inexorable, comme aussi si l’on voulait pouvoir échapper du moins soi-même, avoir le temps de fuir. Au lieu d’entendre cette annonce comme un signe, on demande un signe. Décidément, la mentalité qui privilégie le « religieux », les signes de la religion et ses pratiques, est difficile à entamer ! Mais elle ouvre du coup à beaucoup d’erreur, et la compassion du Maître en est saisie.

     Sa réponse commence par là. Attention, il faut bien comprendre qu’il ne répond pas à la question inopportune de ses auditeurs, mais plutôt qu’il réagit à leur réaction. C’est un contresens que de chercher dans les mots qui suivent les signes et l’indication des temps ! « Regardez à ne pas vous fourvoyer ! Nombreux en effet ceux qui viendront sous mon nom, disant « c’est moi ! » et « le temps est conclu ». Ne vous engagez pas à leur suite… » Le premier risque auquel s’exposent ceux qui s’attachent avant tout aux constructions religieuses, qu’elles soient de matériau, de pratiques ou d’institutions, c’est d’être abusés par ceux qui se réclament du Christ ou prétendent justement répondre aux questions angoissées qui viennent d’être posées. [planaoo] signifie écarter du chemin, égarer, mais aussi écarter du but, abuser, tromper. Du coup, au passif comme ici, le mot signifie errer, s’écarter du but, se fourvoyer. Oui, le grand risque est de manquer le but, de dévier de la confiance en quelqu’un. Ou de faire confiance à qui ne la mérite pas et suivre le mauvais guide : l’expression « s’engager à la suite » est celle employée au début de l’évangile pour ceux qui, appelés par Jésus, laissent leur activité pour marcher derrière lui. Jésus revendique ici être le seul qui mérite d’être suivi et imité.

     « Quand vous entendrez guerres et révolutions, ne soyez pas frappés d’effroi : il faut en effet qu’adviennent ces choses d’abord, mais pas aussitôt la fin. » Voilà une dissociation fondamentale et capitale : les catastrophes, « il faut » qu’elles arrivent. Non que les maux soient nécessaires : vu le contexte, ce n’est absolument pas le sens ni le débat ! C’est plutôt que le monde comme il va est tel que des catastrophes arrivent. Le fait par exemple que le temple de Jérusalem et la ville entière soient rasés de fond en comble fait partie des catastrophes qui arrivent. Et il y en aura d’autres, et il y en a d’autres. Mais ce ne sont ni la fin, ni les signes de la fin : justement parce qu’ainsi va ce monde. Il avance aussi avec des guerres et des révolutions, avec des soubresauts douloureux et cruels : la condition de la vie est en ce monde celle aussi d’une violence. Le mot [télos] (qui donne nos télévisons, notre télétravail, etc.) est un mot très riche : il signifie d’abord accomplissement, réalisation; par suite, il désigne aussi le résultat, la conséquence, l’issue, et même la fin, le terme. C’est aussi le point culminant, le but, le plein développement, mais aussi le prix et même le droit de juger, la plénitude de juridiction ou de puissance et finalement (si j’ose dire !!) le paiement, et ce qui est complet en soi. Très intéressant : le mot semble associé dans ses origines à l’idée de rite accompli, et qui fait obtenir ce que l’on recherche : que ce soit quelque chose accordé par un dieu, ou que ce soit d’entrer dans ses « mystères ». L’idée qu’il faille de grandes catastrophes pour en arriver au but recherché vole ici en éclats : elle est en fait très commune, et va de la conviction que plus un médicament a mauvais goût ou fait mal, plus il est efficace, au souhait d’une « bonne guerre » pour régler tous les problèmes. Toucher à l’accomplissement n’a rien à voir avec tous les malheurs imaginables ou vécus : si la vie ici, comme on le disait il y a peu, a aussi pour condition la violence, l’accomplissement de celle-ci est peut-être justement de se débarrasser de celle-ci. Il n’en restera que la force, résidant peut-être dans la douceur : la vie, une force sans brutalité et une fragilité sans menace.

     A ce point, une fois faite cette mise au point devrais-je dire, un autre discours est ajouté : « Alors il leur dit : Se dressera nation contre nation et royaume contre royaume, il y aura de très grands séismes et selon les lieux famines et fléaux, des terreurs, depuis le ciel il y aura de très grands signes. » On entendait parler de tout cela au temps de Luc, on en entend encore parler hélas, et nos bulletins d’informations nous racontent régulièrement de telles horreurs. Mais voilà un autre type de catastrophes, qui peuvent prendre les disciples au dépourvu, eux qui pourraient penser être « protégés » (combien de fois ai-je entendu, dans les motivations pour baptiser le petits enfants, des parents dire qu’ils veulent que leur enfant soit protégé !) : « Avant toutes ces choses, ils jetteront leurs mains sur vous et [vous] poursuivront en justice, vous livrant aux synagogues et aux prisons, vous traduisant devant rois et gouverneurs à cause de mon nom : cela tournera pour vous en témoignage. » Selon Luc, le discours était initialement à portée universelle, adressé « ceux qui…« , et soudain voilà un « vous » et un « ils » qui s’opposent. On devine que cette partie du discours est maintenant adressée plutôt aux disciples, écho sans doute de la manière dont Marc (ou sa source ?) situe ce discours de Jésus. Il faut remarquer aussi que Luc déroule les épreuves de ces disciples selon un schéma précis : celui d’après lequel il raconte le procès de Jésus lui-même ! Il fera de même dans les Actes des Apôtres avec le procès du premier « témoin », Etienne, multipliant les contacts textuels avec son récit de la Passion. Et c’est cela qu’il veut retenir avant tout : cela tourne en « témoignage » : ce qui est  arrivé au Maître arrive aussi au disciple, sans surprise finalement.

    Sans surprise peut-être, mais pas sans angoisse !  Et le disciple, justement, n’est pas le Maître !  Comment fera-t-il pour rester disciple dans ces circonstances ? Et s’il flanchait, s’il n’était pas à la hauteur ? Si vous me pardonnez un brin d’humour dans ce contexte, je dirais qu’on peut même parler allemand sous la torture ! Au vrai, si les circonstances ouvrent à la possibilité d’un témoignage authentique, toute la question est en effet de se montrer authentiquement témoin ! « Mettez donc en vos cœurs de ne pas se soucier d’avance de plaider sa défense : moi-même, en effet, je vous donnerai une bouche et une sagesse face à laquelle aucun de vos adversaires ne pourront tenir ou parler. » Ne pas se soucier d’avance, ne pas chercher à anticiper. C’est difficile avec de tels enjeux. Ce qui est demandé, c’est une forme d’abandon de soi : le refuge est dans le présent. Il me semble que cette attitude est pourtant pleine de sagesse, et surtout le vrai remède à la paranoïa ! Car en effet, les paroles précédentes ont pu -et peuvent encore- alimenter chez certains un sentiment ou une attitude de persécuté, dont le grand danger est l’absence de remise en cause personnelle : « J’ai raison, mais on me persécute ! » Alors que la contestation peut être salutaire : aujourd’hui, on le voit bien, la contestation qui s’élève de toute part contre bien des attitudes de l’Eglise, si elle était vraiment écoutée, conduirait sans doute à une réforme qui ne serait rien d’autre qu’un retour salutaire à l’évangile. Encore faut-il écouter…

     En revanche, quand on s’en tient au présent, à l’actualité, c’est l’attitude devant les adversaires, silencieuse ou au contraire en dialogue, qui fait apparaître sur le moment la justesse parfois désarçonnante d’une position. Le modèle de Luc, là encore, est celui de Jésus pendant son procès : souvent du silence, quand il n’y a décidément rien à démêler chez l’adversaire, et parfois une parole toute simple mais qui décontenance par sa justesse. Les disciples sont invités à la même attitude, sans la « calculer » ou la « peaufiner », mais plutôt en se préparant le cœur à la remise entière de soi. Et cela, c’est l’écoute : c’est parce que l’on écoute son adversaire avec attention et ouverture d’esprit, prêt à une remise en cause de soi, que l’on entend aussi ce qu’il y aurait à objecter. Décidément, Luc invite les disciples à une attitude de cœur marquée par le dialogue. Une telle écoute suppose beaucoup d’abandon : pour écouter sincèrement, je dois abandonner les préjugés, les souvenirs trop lointains, les préoccupations de l’image que je veux donner. Je dois être juste le cœur ouvert à ce qui raisonne en moi de ce que me dit, de multiples façons, mon interlocuteur. Du reste, interlocuteur est différent de adversaire. La phrase que nous sommes en train de commenter emploie trois fois des mots avec le préfixe [anti-], mais celui-ci ne signifie pas d’abord « contre« , il signifie d’abord « en face de , à la place de, à l’égal de, en échange de » : c’est une préposition qui invite plutôt à l’échange qu’à l’opposition.

     De nouveau, après avoir exposé le principe général, le discours entre dans quelques détails particulièrement redoutables : « Vous serez livrés même par père et mères, frères, parents proches et ils en feront mourir d’entre vous, et vous serez ceux que tous haïssent à cause de mon nom. Mais cheveu de votre tête point ne se perdra; dans votre endurance vous posséderez vos âmes. » Le premier tableau est effrayant, mais il traduit une expérience d’alors. Il faut garder présent à l’esprit que le premier christianisme issu du judaïsme (forcément !) s’est formé parfois en divisant des familles ou des groupes constitués. Le même phénomène peut se produire encore aujourd’hui  en diverses régions du globe. Là encore, attention à la manière dont ces mots résonnent, pour ne pas verser dans la paranoïa ! Et plaise à dieu que, lorsque des disciples du Christ sont « haïs de tous« , ce soit bien « à cause de [son] nom« , et non parce qu’ils créent le scandale par un contre témoignage manifeste….

     La dernière formule attire l’attention : « dans votre endurance vous posséderez vos âmes. » La [hupomonè], c’est l’action de rester en arrière, la force de résistance, la persistance, la persévérance : il s’agit autant de la faculté de supporter que de celle d’oser. Peut-être que le mot de « résistance« , fort à la mode il est vrai, dit mieux le sens à  nos oreilles. Le disciple n’est pas qu’une personne qui subit, c’est aussi une personne qui agit. Et [ktaomaï], c’est acquérir, se procurer : la vie doit être gagnée, celle dont on a parlé précédemment c’est-à-dire non celle qui est teintée de violence, mais justement celle dans laquelle cette dernière débouche ou aboutit. La résistance est un combat pour la vie, cette vie faite de vigueur et de douceur.

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