Ouvrir les yeux : dimanche 1er décembre.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Nous changeons totalement d’univers, en arrivant chez Matthieu. C’est cet auteur qui, un an durant, va être notre témoin privilégié. C’est qu’outre l’année civile et l’année scolaire, il y a aussi l’année liturgique : aucun de ces trois calendriers ne coïncide en son commencement. Mais avec un début d’année liturgique, les catholiques changent de témoin privilégié pour les séquences d’évangile lues le dimanche.

     Notre démarrage est même assez violent : nous voilà d’emblée dans le chapitre vingt-quatre d’une œuvre qui en compte vingt-huit ! Ce n’est pas la meilleure manière d’entrer chez un écrivain : imaginez d’acheter un bon roman de trois cent pages, et d’attaquer bravement à la page deux cent soixante… Je vais tout de même essayer de situer ce passage en quelques traits, sans résumer les deux cent soixante premières pages -ce dont, cher lecteur, tu me seras IMMENSEMENT reconnaissant !! 😄

     Nous sommes à Jérusalem, Jésus a rétorqué à ses disciples qui admiraient les bâtiments du Temple qu’il n’en resterait rien. Plus tard, le voilà assis sur le mont des Oliviers, c’est-à-dire hors de la ville mais face au même Temple : c’est le moment pour les disciples de s’approcher et de l’interroger plus avant quant à cette affirmation qui les trouble. Nous avons alors la version de Matthieu du long discours de Jésus : il est plus ample que celui de Luc dans les mêmes circonstances, et fait beaucoup plus référence à des prophéties. Comme chez Luc, pourtant, Jésus a été interrogé d’abord sur les temps et les signes du déclenchement de la fin : car pour Matthieu, la destruction du Temple ne peut être que le signe de la fin de tout, le Temple ne saurait qu’être remplacé par la présence sans voile du dieu d’Israël. Et voilà que Jésus vient de répondre que le jour et l’heure ne sont connus que du père seul.

Mon modeste commentaire :

     « Comme en effet les jours de Noé, telle sera la parousie du fils de l’homme« . La quoi ??? [paroussia], c’est la présence, l’état présent d’une chose, l’occasion favorable, et c’est aussi l’action de se présenter ou l’arrivée. Il faut bien comprendre la nuance de ce mot : il ne s’agit pas d’une arrivée comme celle de la voiture présidentielle entourée de la garde républicaine : il n’était pas là, mais on entend du bruit, puis on voit des mouvements, puis on voit de loin et la voiture s’approche et on la découvre progressivement. Non, il s’agit du dévoilement d’une présence déjà acquise, déjà réalisée. Le fils de l’homme, c’est-à-dire une figure de salut « venue d’ailleurs » pour faire la synthèse entre alliance et histoire, précisément ne « vient pas d’ailleurs » : il apparaît, il vient plutôt comme une photo se laisse peu à peu voir sous l’effet du bain révélateur. Il est déjà là, et on s’en aperçoit progressivement.

     Et c’est ce que veut développer ce premier passage : la phrase « telle sera la parousie du fils de l’homme » est redite mot pour mot deux fois, elle constitue un cadre à l’intérieur duquel est développée une illustration ou une explication, un chemin d’accès en tous cas. La comparaison est faite avec les « jours de Noé ». Que se passe-t-il dans l’épisode Noé ? Avant de voir ce qui en est dit ici, faisons un petit voyage, rappelons-nous un peu. Nous sommes dans les onze premiers chapitres de la Genèse, avant d’entamer le long cycle d’Abraham. Beaucoup de récits d’origine ont été combinés, dans un schéma toujours le même. Ce schéma est théologique, il est en quatre temps : 1) don de dieu, 2) l’homme fait un mauvais usage de ce don, 3) ce mauvais usage entraîne un châtiment (qui n’est en général que la conséquence du précédent), 4) le dieu n’en reste pas là mais fait un geste de salut, il tire l’homme du mauvais pas où il s’est mis en lui ouvrant une nouvelle piste.

     Dans le cas de Noé, nous avons d’abord 1) la prolifération de la vie humaine (Gn.6,1 et 4a, qui font doublon), 2) les « fils de dieu » et les « filles des hommes » se mélangent (Gn.6,2 et 4b, qui font doublon aussi) : de quels sujets il s’agit là, bien malin qui pourrait le dire ! Mais là n’est pas l’essentiel : l’essentiel, c’est que, dans son œuvre de création, le dieu ne cesse de distinguer, de séparer, de mettre à part (et être « à part », c’est le sens même du mot hébreu [kadosh], « saint« ). Or là, au terme d’une progression constante dans les mauvais choix, les créatures -dont les hommes- cherchent à se remélanger, à retomber dans la confusion et le chaos originel. Du coup 3) le dieu décide de mettre un terme à cette vie qui ne prolifère pas dans le bon sens, soit en la limitant à cent vingt ans (Gn.6,3) -ce qui n’est déjà pas mal !!! Mais bien bref eu égard aux chiffres mythologiques démesurés précédemment énoncés. Soit dit en passant, ce sera l’âge atteint par Moïse, qui aura donc vécu autant qu’il est possible-, soit en la faisant disparaître totalement (Gn.6,5-7) dans l’eau. Mais le temps 4) consiste dans le repérage de Noé et le soin pris à l’épargner lui et tout ce qu’il pourra lui-même sauver (Gn.6,8).

     Ainsi, le récit qui suit cette introduction, inscrit par elle dans le schéma général, s’interprète comme les temps trois et quatre réalisés du même coup, châtiment et salut ; et en même temps, l’introduction donne un sens cosmique au récit. C’est la fin totale d’un monde, la fin d’une forme de la vie, et la naissance d’une autre. C’est ainsi que la 2° épître de Pierre interprète ce récit du déluge : « Sachez d’abord que, dans les derniers jours, des moqueurs viendront avec leurs moqueries, allant au gré de leurs convoitises, et disant : « Où en est la promesse de son avènement ? En effet, depuis que les pères se sont endormis dans la mort, tout reste pareil depuis le début de la création. » En prétendant cela, ils oublient que, jadis, il y avait des cieux, ainsi qu’une terre sortie de l’eau et constituée au milieu de l’eau grâce à la parole de Dieu. Par ces mêmes éléments, le monde d’alors périt dans les eaux du déluge. Mais les cieux et la terre de maintenant, la même parole les réserve et les garde pour le feu, en vue du jour où les hommes impies seront jugés et périront. » (2 Pi.3,3-6) Le « péché » des hommes était alors de retourner à la confusion : la conséquence est que le ciel et la terre, originairement séparés d’avec les eaux, s’y trouvent finalement re-mêlés, tout y compris le cosmos retourne à la confusion. Voilà un constat d’une cruelle actualité : l’activité des hommes d’aujourd’hui, guidée par l’appât du gain, atteint le cosmos tout entier, met la planète en péril. Sous des récits mythiques, il y a toujours une vérité profonde et constante.

Venedig,S.Marco, Besch.des Noah / Mosaik - Venice, San Marco, Noah's Ark / mosaic. - Venise, St-Marc, Noé / Mosaïque

     Revenons maintenant à ce que Matthieu veut nous dire des « jours de Noé », en gardant à l’esprit et leur dimension cosmique, et leur caractère simultané de châtiment et de salut« Comme en effet ils étaient en ces jours d’avant l’inondation, à manger et à boire, à se marier et à être mariées, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et ils ne surent pas tandis qu’advenait l’inondation et elle emporta tous sans exception, telle sera la parousie du fils de l’homme. » [kataklusmos], en grec, ce n’est pas un « cataclysme » en général, mais précisément une inondation. L’accent est mis dans le texte sur les comportements : les humains en général ont continué leur vie sans changer en rien leurs habitudes, ils ont continué à vivre de la vie déviante, de la vie qu’ils avaient pervertie en retournant à la confusion : ils nourrissaient cette vie (manger et boire) et la faisaient proliférer (se marier et être mariées). Et cette attitude s’est accompagnée d’une insouciance aveugle. Alors même qu’ils vivaient ainsi, Noé faisait une caisse (c’est le sens du mot que l’on traduit « arche« ) et y entrait. Sous leurs yeux, quelqu’un œuvrait pour s’abriter et abriter la vie, la vraie (en prenant chaque fois deux animaux de la même espèce, c’est-à-dire sans confusion aucune !), il manifestait à la fois comment était la vraie vie et que la fausse était en péril. Mais « ils ne surent pas« , et tout a été emporté.

     On voit l’idée de « parousie » que j’ai déjà soulignée : Noé est présent, déjà, au milieu des autres. Il n’est pas caché, mais personne ne le voit pour ainsi dire, personne ne remarque. Son activité aussi se voit, mais elle ne change rien pour personne alors qu’elle constituait en soi un avertissement. Finalement, Noé apparaît surtout parce que le reste disparait, parce que tout et tous sont emportés par l’inondation. Et voilà comment apparaît aussi le « fils de l’homme » : il est déjà là, agissant, visible. Mais dans la mesure où cela ne change rien, il est non-vu. En revanche, si quelqu’un ouvre les yeux, comprend, ne reste ni sourd ni aveugle à son message et à sa présence, le « jour » du fils de l’homme ne l’emportera pas mais le conservera, le fera entrer dans la « vraie » vie, celle qui là non plus ne vient pas d’un ailleurs mais est déjà présente, celle qui n’est pas déviée par une manière de vivre ou de concevoir les choses. C’est dans ce sens que je comprends la clausule qui suit : « Alors, deux seront dans le champ : un est pris et un est laissé ; il y en a deux qui meulent à la meule, une est prise et une est laissée. » Lorsque surviendra l’événement (on ne sait pas lequel mais pas une inondation cette fois), lié à la manifestation de la présence du fils de l’homme, ceux et celles pour qui il a changé la manière de voir les choses seront manifestés avec lui, et les autres emportés. C’est un peu comme ce que dit de son côté Jean : « Bien-aimés, ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement. Nous le savons, quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn.3,2).

     Suit un avertissement : « Veillez donc, parce que vous ne savez pas quel jour votre seigneur vient. Mais comprenez une telle chose, parce que si le chef de famille avait su à quelle veille le voleur viendrait, il aurait veillé et n’aurait pas laissé perforer sa maison. C’est pourquoi vous aussi devenez diligents, parce que c’est à l’heure où vous ne pensez pas que vient le fils de l’homme. » La donnée fondamentale, dite de plusieurs manière, c’est que nous ne savons pas ! On ne peut même faire la moindre supputation, elle conduirait immanquablement à une fausse conclusion, puisque c’est quand « vous ne pensez pas« , non pas au sens où il y a absence de réflexion, mais plutôt au sens où, après réflexion, on dit : « non, je ne pense pas ». C’est le point capital : pour ceux qui voient le « nouveau Noé », il y a certes un avantage, celui de comprendre et de mener désormais sa vie d’une autre manière. Mais le « jour », celui où survient l’événement qui manifeste clairement pour tous qui il est, celui-là est totalement ignoré de tous. Mais il faut comprendre qu’on ne sait pas, l’admettre, l’intégrer.

     L’image prise devait parler beaucoup aux premiers lecteurs de Matthieu : les chefs des premières communautés judéo-chrétiennes étaient précisément des chefs de famille ! Et de même qu’aux jours de Noé, nul, pas même Noé, ne savait quand tomberaient les premières gouttes de pluie, de même, un chef de famille ne sait pas quand un voleur va se mettre à percer le mur de la maison, à quelle veille de la nuit (c’est-à-dire, en langage d’aujourd’hui, à quelle heure). Conclusion : toi, chef de famille, et par là-même chef de communauté, sois vigilant ! Cet appel est décliné à travers deux mots, le verbe [grègoréoo] et l’adjectif [étoïmos]. [grègoréoo], qui donne notre beau prénom Grégoire, signifie être éveillé, veiller, également au sens de veiller sur. Il s’agit de se tenir en alerte, de ne se laisser ni endormir, ni empâter, de ne pas se laisser prendre au jeu à longue durée de la vie comme elle est. Rester conscient de la manière dont je vis, dont nous vivons, pour ne pas se couler aveuglément dans un mode de vie qui ignorerait « Noé ».  Etre [étoïmos], c’est être prêt à, disposé à, être diligent, alerte, prompt ou encore être décidé, résolu. Et cela, il s’agit de le devenir, c’est-à-dire que nous ne le sommes pas : prêt à réagir, prêt à se décider. Il y aurait beaucoup à dire sur ces dispositions du cœur, et notamment parce qu’elles supposent toutes deux un entraînement, elles ne s’acquièrent pas d’un coup, elles supposent un travail sur soi constant et continu.

     Mais je voudrais finir mon modeste commentaire avec une autre remarque : Jésus a parlé de ses différents modes de présence, et c’est à ceux-là qu’il faut se rendre attentifs. Puisque ce sont ces présences déjà réalisées qui sont appelées à se manifester pleinement. Le premier mode de présence est eucharistique, « Ceci est mon corps« . Les disciples le connaissent bien, même s’ils le « chosifient » souvent et de plus en plus. Je veux dire que, pour moi, il ne faut pas séparer le « ceci est mon corps » du « faîtes cela en mémoire de moi » : chaque fois qu’une personne s’offre elle-même, offre sa vie (dont le sang est le signe) dans les dimensions bien concrètes de son existence (dont le corps est le signe), c’est une présence du « fils de l’homme« .  Le deuxième mode est celui de la parole : celle qui reste échangée entre les disciples, celle qui dit d’aimer, celle qui est au cœur de tous ceux qui cherchent à aimer. Quand une parole d’amour s’échange, c’est une présence du « fils de l’homme« . Le troisième mode est celui de la communauté : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au lieu d’eux« . Ce qui réunit et relie les hommes, ce qui les unifie, ce qui agit pour leur unité. Chaque fois qu’une action et faite pour unir les hommes, c’est une présence du « fils de l’homme« . Le quatrième mode enfin est celui des pauvres : « Ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait » Ce qui vient au secours du faible, du petit; l’acte gratuit qui ne cherche pas de retour; l’acte qui relève celui qui est tombé ou qui tombe, ce qui fait renaître la vie là où elle est atténuée ou perdue. Chaque fois que la vie est rendue, c’est une présence du « fils de l’homme« . Vie donnée, vie éclairée, vie échangée, vie rendue.

     Mon souhait pour toi, cher lecteur, dans ta marche vers Noël : ne pas attendre un petit bébé en cire qui vient « d’ailleurs », mais devenir éveillé et résolu face à toutes ces présences par milliers, comme autant d’étoiles, et par là tressaillir d’une joie indicible qui te transfigure.

2 commentaires sur « Ouvrir les yeux : dimanche 1er décembre. »

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